• Tahar Haddad (1899-1935)

    Par Mathilde Rouxel

     

    Tahar Haddad est un militant politique et syndical tunisien. Il est connu pour avoir été un militant actif pour l’émancipation des femmes musulmanes en Tunisie : son ouvrage Notre femme dans la législation et dans la société (Imra’atuna fi ach-chariâ wal-mujtamaâ, paru en 1929) est demeuré son livre le plus célèbre. Condamnées de son temps, ses idées modernistes furent reprises en 1956, après la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, dans le Code du Statut Personnel promulgué par Habib Bourguiba pour protéger les droits des femmes et favoriser l’égalité.

    Vie et activité

    Tahar Haddad est né en 1899 à Tunis, mais est originaire du village tunisien de Fatnassa, dans la région de Gabès (El Hamma), dans le Sud du pays. Il est le fils d’un marchand de volailles, issu d’une famille modeste (1). Élevé selon les mœurs traditionnelles des régions du Sud, connues pour leur conservatisme religieux et social (2), il fait son éducation dans des écoles islamiques. Après son passage à la traditionnelle madrasa, il part en 1911 à l’université de la Grande mosquée de Zitouna à Tunis, où il suit un enseignement supérieur en droit (3). Diplômé en 1920, il se détourne cependant de la carrière de notaire et travaille comme secrétaire auprès de la société de bienfaisance, puis chez des commerçants. Il s’engage au Destour, dès sa création en 1920. Ce parti politique, qui a pour objectif de libérer la Tunisie du protectorat français, rassemble de nombreuses personnalités et intellectuels tunisiens (4) : le vivier de ce groupe, qui défend avant tout l’idée d’une « constitution » (destour) tunisienne qui offrirait une place digne aux Tunisiens, se trouve parmi les laïcisants qui étudient à l’Université française. Ils mènent de front une double lutte, à la fois contre la présence française et la montée de l’Islam, et son rejoints par quelques étudiants de la Zitouna, dont Tahar Haddad (5).

    Au Destour, Tahar Haddad intègre la commission de propagande (6). Il est envoyé pour sillonner le Nord du pays, notamment la région de Bizerte, pour recueillir de nouvelles adhésions. Malgré sa profonde implication, il quitte le parti en 1923, suite au départ forcé de son meneur, Abdelaziz Thaâlbi : les conflits internes et les erreurs des dirigeants du parti l’incitent à s’écarter, et à poursuivre sous d’autres formes son engagement. Il commence notamment à écrire des articles politiques et à les envoyer aux journaux, et fonde avec un groupe d’anciens militants du parti, dont fait partie Mohmed Ali el Hammi, « L’Association de coopération économique », qui naît en juin 1924. En décembre de la même année, il participe à la mise en place, toujours aux côtés de Mohamed Ali El Hammi, de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens (CGTT), destinée à aider les ouvriers tunisiens délaissés par les organisations françaises (notamment la CGT) (7). Il s’agit alors du premier syndicat autonome de l’empire colonial français (8). Quelques mois plus tard, les autorités coloniales s’opposent aux mouvements de grèves et arrêtent plusieurs leaders du syndicat, dont Mohamed Ali El Hammi. Ceci porte un coup d’arrêt au syndicat, Mohamed Ali étant condamné à dix ans d’exil le 28 novembre 1925 (9). Rapporteur durant les réunions du syndicat, Tahar Haddad décide de compiler l’essentiel des débats tenus par le groupe dans son premier ouvrage, Les Travailleurs tunisiens et l’émergence du mouvement syndical (Al Ummal At Tunisiyyun wa dhuhur al haraka enniqabiyya), paru en 1927. Premier échec, qui accompagne la dissolution du mouvement syndical : l’ouvrage est censuré par les autorités (10). Il reprend des études de droits et s’attèle à une nouvelle étude.

    La publication en 1929 de son ouvrage phare, Notre femme dans la législation et dans la société, l’empêche d’obtenir la même année son diplôme de droit. Très critiqué par le milieu conservateur zitounien, il est empêché de passer l’examen par le Bey, sous les pressions des « vieux turbans » de la Grande Mosquée (11). Peu soutenu, ces échecs sont difficiles à surmonter pour Tahar Haddad, qui tombe malade. Une maladie cardiaque, suivie d’une tuberculose, le tue après deux ans de souffrance. Il disparait le 7 décembre 1935 à Tunis.

    Œuvre

    La première étude de Tahar Haddad s’intéresse aux modes d’éducations proposés à l’université Zitouna, où il étudie. L’Éducation islamique et le mouvement de réforme à la Zitouna, dont il n’existe encore aujourd’hui qu’une version arabe, est écrit à l’issue de son enseignement à la Grande Mosquée, et critique déjà les idées islamiques et ses implications au niveau social.

    Son premier ouvrage publié, Les Ouvriers tunisiens et la naissance du mouvement syndical, en reprenant les rapports de réunions de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens, propose une analyse complète de la situation de la classe ouvrière tunisienne sous le protectorat. En filigrane se dresse également le portrait de Mohamed Ali El Hammi, son promoteur. Cet ouvrage, publié en 1927, contribue grandement à l’éveil de la conscience ouvrière en Tunisie (12).

    Comme l’écrit Noureddine Sraeib, Haddad est « l’un des premiers réformistes à avoir vu les problèmes dans leur ensemble sans séparer le politique du social » (13) : son action syndicale est une lutte politique. L’ordre social établi le révolte, et toute sa pensée est construite autour de sa nécessaire réforme. Dans les revues et journaux auxquels il participe, il tente de défendre la souveraineté tunisienne contre le protectorat, dont il remet en cause la légitimité des fondements, et appelle les Tunisiens à s’unir, la collaboration et l’association lui apparaissant comme les seuls leviers suffisamment puissants pour pouvoir contrebalancer l’état de fait de la présence coloniale. Il analyse ainsi tour à tour la situation des ouvriers, celle des paysans, des artisans mais aussi celle des femmes tunisiennes musulmanes, qui se voient dans cette société doublement dominées, par le colonialisme d’une part et par la religion d’autre part. Tahar Haddad propose des solutions radicales, qui trouvent une certaine réalisation dans les syndicats créés par Mohamad Ali El Hammi ; les coopératives mises en place ont tant un but matériel que spirituel, les organisations ayant pour objectif de proposer par ailleurs un travail d’éducation des classes ouvrières. Face au Protectorat, s’approprier le capital semble être la première étape de la lutte pour l’indépendance (14).

    Cette indépendance n’est concevable que dans l’union de tous les Tunisiens, toutes classes confondues. Or, la religion islamique, en pleine réforme et qui arbore elle aussi dans ces années-là les couleurs du nationalisme, n’offre pas aux femmes – qui représentent la moitié de la population – les outils nécessaires à leur prise de conscience et à leur mobilisation. Les femmes musulmanes n’ont pas les mêmes droits que les femmes françaises ; c’est l’autre grand combat de Tahar Haddad, pour lequel il est aujourd’hui reconnu. La femme, écrit-il dans l’introduction de son polémique Notre femme dans la législation et dans notre société paru en 1930, « est la mère de l’homme » mais aussi « sa moitié et la moitié de la société dans sa qualité et en nombre, une force de production dans divers domaines » (15) ; il condamne ainsi ce schéma traditionnel par lequel les femmes se voient refuser l’accès à l’éducation, à la culture, à la vie active – au nom de la morale, de la religion. Inspiré par les idées salafistes alors en plein développement, Haddad présente l’Islam comme une religion qui évolue et qui s’adapte à la vie moderne. En libérant la femme, Haddad souhaitait libérer le peuple, dont il délie les mentalités ; il s’appuie précisément sur le Coran pour prouver explicitement que l’Islam, loin d’être un élément d’oppression pour la femme, conduit à sa libération, seul moyen pour la société tunisienne de se mettre au rythme du développement général du monde moderne. Il expose ainsi que l’Islam a toujours considéré la femme comme l’égale de l’homme, et appelle donc à un certain nombre de réformes, notamment sur les questions de la polygamie ou de la répudiation, qu’Haddad souhaite proscrire. L’accès à l’éducation libre et gratuite est aussi au cœur de ses préoccupations.

    Il souhaite légiférer sur ces problématiques dépassées afin de rendre aux femmes leur liberté et leur dignité. En effet, selon lui, libérer la femme est une étape nécessaire pour mener le Protectorat à sa fin ; le rapport entretenu dans la vie sociale entre un homme et une femme en Tunisie répond aux mêmes problèmes de domination que ceux posés par l’autorité coloniale envers le peuple tunisien. Or, pour Haddad, c’est l’homme qui a maintenu la femme dans cette situation de soumission, empêchant par là son émancipation et son évolution ; il semble pourtant ne pouvoir exister de victoire pour une nation dont la moitié de ses membres se trouve paralysée et interdite d’action.

    La lutte est la colonne vertébrale des analyses sociales de Tahar Haddar. Obtenir un changement social n’est possible que dans l’action et dans l’association organisée, et nécessite de donner à tous la possibilité de s’engager.

    Influence

    Cet ouvrage est très mal reçu par la société tunisienne de l’époque. Les « doctes » de la Zitouna s’opposent farouchement à cet ouvrage réformiste, qu’ils admettent souvent n’avoir même pas lu (16). Pour Noureddine Sraeib, c’est la personnalité de Haddad lui-même que l’on attaque : il est accusé d’athéisme, de païen et d’immoral, sans savoir véritablement comment attaquer ses idées, peu assimilées par ses détracteurs. C’est bien des années plus tard que Tahar Haddad est réhabilité. Il apparaît aujourd’hui comme le premier théoricien arabe s’étant intéressé au problème des femmes dans la société, et est présenté comme le précurseur du Code du Statut Personnel promulgué par Habib Bourguiba en 1956. Le premier président de la Tunisie indépendante partage en effet avec Tahar Haddad cette idée d’un Islam capable de s’adapter à la modernité dans une société tunisienne plus ouverte aux évolutions du monde, sans qu’elle rejette pour autant la religion musulmane ; les idées de Haddad traversent ainsi encore aujourd’hui toute la vie politique tunisienne. Le Code du Statut Personnel abolit la polygamie et la répudiation, imposa l’école laïque, libre et gratuite pour les garçons comme pour les filles, légiféra le divorce en faveur de l’égalité des deux partis.

    À l’occasion du cinquantenaire de sa disparition, en 1984, sont publiés à Oran quelques Pensées et autres écrits de Tahar Haddad, traduits en français par Noureddine Sraieb qui introduit également l’ouvrage et la pensée de l’auteur, offrant ainsi au lecteur non-arabophone des textes essentiels permettant de saisir l’intérêt de cette œuvre marquante (17).

    Tahar Haddad est élevé à titre posthume au rang de Grand Officier de l’ordre de la République (18). Il est présenté comme une figure fondamentale de la Tunisie moderne par Selma Baccar dans son film Fatma 75, long-métrage étonnant et novateur qui retrace toute l’histoire des femmes et du féminisme en Tunisie, de l’Antiquité mythique au Code du Statut Personnel ; la part belle est faite à Notre femme dans la législation et dans notre société, réhabilitant ainsi l’un des plus grands réformateurs de la pensée politique tunisienne du temps du Protectorat.

    Bibliographie :

    - L’Éducation islamique et le mouvement de réforme à la Zitouna (1920)
    - Les Travailleurs tunisiens et la naissance du mouvement syndical (1927)
    - Notre femme dans la législation et dans notre société (1930)
    - Les Pensées et autres écrits, posthume (1984)

    Notes :
    (1) Juliette Bessis, Maghreb, questions d’histoire, éd. L’Harmattan, Paris, 2003, p. 153.
    (2) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 4, n°1, 1967, pp. 99-132, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1967_num_4_1_965
    (3) Souad Bakalti, La femme tunisienne au temps de la colonisation (1881-1956), éd. L’Harmattan, Paris, 1996, p. 48.
    (4) Ahmed Ounaies, Histoire générale de la Tunisie, vol. IV. « L’Époque contemporaine (1881-1956) », éd. Sud Éditions, Tunis, 2010, p. 371.
    (5) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
    (6) Noureddine Sraeib, « Note sur les dirigeants politiques et syndicalistes tunisiens de 1920 à 1924 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 9, N°1, 1971, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1971_num_9_1_1102
    (7) Azza Turki, « Tahar Haddad : le sacrifice d’un homme pour une nation », Réalités, 16/08.2012, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.realites.com.tn/2012/08/tahar-haddad-le-sacrifice-dun-homme-pour-la-nation/
    (8) Yves Lacoste, Camille Lacoste-Dujardin (dir.), L’État du Maghreb, éditions La Découverte, Paris, 1991, p. 60.
    (9) Hfaidh Tababi, Mohamed Ali El Hammi, éditions de l’Institut supérieur de l’histoire du mouvement national, Tunis, 2005, pp. 13-36.
    (10) Azza Turki, « Tahar Haddad : le sacrifice d’un homme pour une nation », op. cit.
    (11) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
    (12) Noureddine Sraeib, « Note sur les dirigeants politiques et syndicalistes tunisiens de 1920 à 1924 », op. cit.
    (13) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
    (14) Ibid.
    (15) Tahar Haddad, Notre femme dans la législation et dans notre société, éditions ANEP, Paris, 2012, p. 10.
    (16) Noureddine Sraeib, « Contribution à la connaissance de Tahar el-Haddad (1899-1935) », op. cit.
    (17) Pierre-Robert Baduel, « Tahar Haddad : Les Pensées et autres écrits, compte-rendu », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 38, n°1, 1984, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1984_num_38_1_2057
    (18) H. Rabaa, “Tunisie : Hommage posthume à Taher Hadded”, Tunisie Numérique, 14/12/2015, disponible en ligne, consulté le 15 juin 2017. URL : https://www.tunisienumerique.com/tunisie-hommage-posthume-a-taher-hadded/275938

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  • Al-Ghazali (1), Un philosophe ash‘arite

    Par R. L.

     

    Ghazali est l’un des théologiens (mutakallimun) les plus influents du monde musulman, mais il est également connu pour être un mystique soufi. Très longtemps, l’historiographie de la période a fait de Ghazali le point d’arrêt de la philosophie arabe.

    Ce dernier aurait initié un mouvement anti-philosophique, qui s’exprimerait de façon exemplaire dans son opposition à Averroès, le philosophe par excellence. Il est vrai que les deux hommes se sont opposés sur de nombreux points, mais il serait artificiel de forcer le trait, et de proclamer la fin de la pensée philosophique en islam après Ghazali. Lorsque l’on étudie cette période, ce serait faire un contresens que d’opposer frontalement philosophie et religion. Dans une perspective soufie, Ghazali a avant tout tenté de montrer les limites du raisonnement aristotélicien, et ainsi, du raisonnement philosophique. Mais il importe de rappeler que Ghazali et Averroès étaient, l’un comme l’autre, convaincus d’être du côté de la religion vraie, et leur querelle ne peut donc pas se réduire à une opposition entre philosophie et religion. Plus que de jeter un éclairage sur cette querelle structurante, il nous faut ici revenir sur la personnalité de Ghazali, et sur les fondements ash‘arites de son œuvre.

    Les débuts de l’enseignement et les premiers écrits

    Ghazali naît en 1058, au nord-est de l’Iran actuel, où il reçoit une éducation islamique traditionnelle. Il est ensuite l’élève du célèbre al-Jouyani, un théologien majeur du kalam ash‘arite. À la mort de ce dernier, en 1085, Ghazali a acquis une certaine réputation, et a contribué à diffuser la pensée de son maitre. Il est par la suite invité à délivrer son enseignement à Bagdad, ville dans laquelle il séjourne de 1091 à 1095.
    De cette période, il faut retenir deux choses essentielles. D’une part, Ghazali connait des moments de doute, au point d’affirmer lui-même qu’il a vécu dans le scepticisme. En effet, alors qu’il était en quête de la certitude, il s’est vu confronté aux limites épistémiques de ses sens : il ne pouvait plus faire confiance à ses sens pour lui transmettre la certitude. Son scepticisme s’est ensuite étendu à la raison : si les sens ne pouvaient pas être fiables, pourquoi la raison le serait-elle ? Dans ses écrits ultérieurs, Ghazali revient sur cette période en expliquant que c’est finalement Dieu qui l’a sauvé, en lui restaurant sa foi en la raison. D’autre part, le second fait important de cette période est le nombre de textes que Ghazali a rédigés. Ses années d’enseignement sont une période d’intense réflexion ayant abouti à la constitution d’ouvrages restés célèbres, comme par exemple L’incohérence des philosophes.

    La crise mystique

    Ghazali met un terme à ses activités d’enseignement à Bagdad, en 1095, en grande partie du fait de l’insatisfaction qu’il ressent face à une religion qui se transmet de façon purement doctrinale et rationnelle. Ceci conduit selon lui à passer sous silence l’un des aspects les plus importants de la religion, à savoir le dhwaq, ou expérience mystique.
    Après avoir lu les soufis, il souhaite expérimenter leur pratique, à savoir la dévotion et la retraite. Il voyage donc quelques temps en Syrie, avant de finalement s’établir dans une mosquée de Damas, où il mène une vie de retraite. Devenant ainsi un soufi véritable, Ghazali passe onze années loin de l’enseignement, et produit l’une de ses œuvres majeures : Ihya ‘ulum al-din, traduit en anglais par The Revival of the Sciences of Religion.

    L’influence ash‘arite dans les premiers travaux théologiques

    Le point central de la théologie ash‘arite est la doctrine des attributs divins, que Ghazali reprend et développe. Selon cette conception, les attributs divins de la vie, du savoir, de la volonté, etc. sont « co-éternels » à l’essence de Dieu, et y sont intimement liés. Cela signifie qu’il y a une primauté temporelle et ontologique de l’essence et de la puissance de Dieu, avec laquelle aucune chose ne peut rivaliser. C’est un élément fondamental de la tradition ash‘arite, qui est important pour comprendre par exemple les raisons pour lesquelles Ghazali rejette la doctrine philosophique de l’éternité du monde.
    Ghazali s’oppose à Avicenne sur ce point. Ce dernier prétend en effet que Dieu est la cause essentielle de toute chose. Ainsi, toutes les choses existantes émanent de Dieu. Or, la primauté divine n’est pas d’ordre temporel mais d’ordre ontologique. Cela signifie que Dieu ne se distingue pas du monde par le fait qu’il serait éternel quand le monde ne le serait pas. Il s’en distingue par un degré de réalité plus grand et une primauté d’être. Autrement dit, toute chose créée existe en même temps que sa cause créatrice, c’est-à-dire en même temps que Dieu. Il en résulte que, pour Avicenne, le monde, en tant qu’il est crée par un Dieu éternel, est l’effet de l’existence de ce Dieu éternel, et est donc lui aussi éternel.
    Ghazali va nier cette position avicennienne dans la mesure où elle est selon lui une négation de la volonté éternelle de Dieu. En effet, par l’acte créateur du monde, Dieu manifeste sa volonté libre et éternelle, et crée un monde ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien, et à un moment défini. Le monde a donc un début et, en cela, n’est pas éternel.
    Ce détour par le désaccord qui oppose Ghazali à Avicenne à propos de la question de l’éternité du monde permet de voir que c’est afin de préserver l’idée d’une suprématie de la volonté divine (et de la puissance divine), présente chez les ash‘arites.

    Al-Ghazali et l’occasionalisme ash‘arite

    Ghazali est un partisan de la doctrine ash‘arite de l’occasionalisme. Au cœur de celle-ci, nous trouvons l’idée fondamentale du kasb, c’est-à-dire de l’acquisition. Les actes humains, comme tous les autres événements, sont une création directe de la puissance divine. Or, cette puissance crée en nous un certain pouvoir, que nous percevons être la cause de nos actions dites délibérées, ou libres. Or, de la même façon que tout ce qui existe est crée par Dieu et est concomitant à sa création, les actions que nous pensons être délibérées sont en fait concomitantes à certains effets de la puissance divine, qui sont créés pour nous par Dieu.
    Autrement dit, nous ne sommes pas dotés d’une efficacité causale, c’est-à-dire que nous ne pouvons être la cause de rien, et tout est crée par Dieu. Tout ce que l’on croit avoir été acquis par notre propre pouvoir est en fait acquis en notre nom par le pouvoir divin. Notre propre pouvoir est une création de Dieu, et il n’est pas antérieur aux actions qu’il motive. Les actions faites et le pouvoir humain qui est à leur fondement sont des créations de Dieu simultanées. Ces résultats se résument dans la doctrine de l’occasionnalisme, qui pose que Dieu est la seule cause efficiente de toute chose, et qui fait des causes proprement humaines de simples occasions de la manifestation du pouvoir divin.
    Si cette influence ash‘arite est visible dès les premiers écrits de Ghazali, elle sera forte tout au long de sa vie puisqu’elle se fera sentir dans son Ihya, l’œuvre de « revification » qu’il a rédigée au terme de sa retraite soufie. On y lit ainsi « il n’y a pas d’agent à l’exception de Dieu ». Dans cet ouvrage, il tente également de comprendre la place du kasb dans un schème cosmique plus vaste, à l’aide d’une attitude mystique.

    La philosophie de Ghazali est donc très fortement influencée par l’ash‘arisme et le mysticisme soufi. Elle se caractérise par un mouvement de réaction à l’égard des principales figures de la falasifa de l’époque, à savoir Avicenne et Averroès. Ghazali entreprend ainsi de circonscrire un espace propre de la philosophie, quitte à la détruire, au profit d’une renaissance de sciences proprement religieuses. Ce mouvement a contribué à faire dire à de nombreux historiens de la pensée que Ghazali avait provoqué un arrêt de la philosophie dans le monde islamique. Cette position est délicate à tenir dans la mesure où, d’une part, elle n’est pas avérée historiquement (on continue, fort heureusement, à penser après Ghazali) et, d’autre part, elle accorde à un seul homme un trop grand pouvoir. Afin de mieux comprendre le rapport qu’a entretenu Ghazali à la philosophie, il nous faudra nous arrêter plus précisément sur les querelles qui l’ont directement opposé à Averroès.

    Al-Ghazali (2), Morale et savoir .

    Nous avons vu dans la première partie de cet article que Ghazali se présentait comme un héritier de la doctrine d’Ash‘ari. Il a fait de l’ash‘arisme un moyen de lutter contre ce qu’il pensait être une dérive philosophique, c’est-à-dire contre une certaine forme de rationalisme dominant la falsafa de son époque.

    Désormais, il est important de voir comment ce mouvement de réaction au mu‘tazilisme et au rationalisme philosophique a produit une œuvre originale dans le domaine du savoir et de la justice.

    Les thèses dirigées contre les mu‘tazilites par Ghazali

    Contre la perspective mu‘tazilite, Ghazali énonce une série de thèses. La première est la suivante : Dieu peut ne pas charger légalement ses créatures, au sens où il y a une contingence de la loi. Dieu peut ne pas révéler la Loi aux hommes. Au contraire, dans une optique mu’tazilite, la loi est nécessaire. Selon eux, lorsque Dieu nous envoie sa loi, il n’est pas en train de créer quelque chose de nouveau. Contre eux, Ghazali va affirmer la contingence de la loi.
    La seconde thèse consiste à dire que Dieu peut nous charger de choses impossibles à accomplir. Les mu’tazilites vont dire que Dieu ne le peut pas parce qu’il est bon avant toute autre chose, et donc avant même d’être tout-puissant. Les ash‘arites vont au contraire mettre en avant la toute-puissance de Dieu. Ils vont nier toute nécessité de droit et garder en tête l’idée que le monde est contingent. C’est ce que va soutenir Ghazali avec cette thèse.
    Enfin, Dieu peut faire souffrir les créatures innocentes. C’est dans le cadre de cette discussion que les mu’tazilites vont lui objecter l’existence de la justice divine dans le texte coranique, et notamment dans ce verset : « Ton Seigneur n’est pas injuste envers ses créatures ». C’est pour pouvoir concilier ce discours du Coran sur la justice divine que Ghazali va modifier sa conception de la justice. Dans l’optique de Ghazali, il ne faut pas l’entendre dans le sens où Dieu est bon, et c’est ainsi qu’il va comprendre la négation dans ce verset.

    Le renversement de la justice et la morale comme convention

    Avec Ghazali s’opère un renversement de la notion d’injustice. On va dire en général d’un maître qu’il est injuste, et non pas de celui qui subit un ordre. Ghazali opère un renversement total : le maitre, qui n’est soumis à aucune loi, ne peut être injuste, puisqu’il pose les normes du juste et de l’injuste. Cela ne correspond pas à la vision traditionnelle que l’on se fait de la morale. L’injustice, c’est la transgression, le déplacement de la norme, et c’est en somme lorsque quelque chose n’est pas à sa place. Une personne injuste ne peut être qu’une personne qui enfreint une loi. La justice n’est pas une catégorie morale. Ghazali en produit une définition proprement juridique, et pourrait-on dire, presque formelle.
    La morale est donc conventionnelle chez Ghazali, et, ainsi, le mensonge n’est pas mauvais en soi. Ghazali va dire que la parole divine ne ressemble pas à la parole humaine et que le mensonge ne peut exister que dans la parole humaine, c’est-à-dire comme décalage entre ce que l’on pense et ce que l’on dit. C’est de ce décalage que va naitre ce mensonge.
    En termes contemporains, nous pourrions parler de « subjectivisme moral » à l’endroit de Ghazali. Il s’agit bien sûr d’un anachronisme, mais celui-ci désigne bien l’idée, chère à Ghazali, selon laquelle, par exemple, tuer est mal parce que Dieu l’a dit. C’est ce que l’on appelle aussi le positivisme juridique. La stratégie de Ghazali va être de démolir le rationalisme moral, de mettre en avant le traditionalisme pour en inférer le volontarisme divin.

    Les sept « voies de la certitude »

    Dans le domaine de l’épistémologie et de la connaissance, Ghazali va exposer sa théorie des « voies de la certitude » (madarik al-yaqin). Il va examiner la manière dont les propositions sont composées, et, à partir de cette étude, il va établir une théorie de la connaissance qui se déploie à l’aune de l’idée de gradation. Il y a ainsi différents degrés du savoir qui sont autant de « voies de la certitude ». La connaissance oscille dont entre l’ignorance et la certitude, en passant par un niveau médian, qui est celui de l’opinion. Un axe, allant de 0 à 1, nous permettra de rendre les choses plus claires (0 désigner l’absence de savoir, ou ignorance, et 1 désigne le savoir parfait, ou certitude) :

    0 - - - - - - - Ignorance- - - - - - - - - -0, 5 Opinion - - - - - - - - - Certitude- - - - - - - - - - - 1

    Sur cet axe, nous pouvons donc situer sept degrés du savoir :

    1. Les connaissances premières (al-awwaliyyat) sont les grands principes que tous les hommes partagent comme, par exemple, la conscience de soi ou encore les grands principes de la logique comme le principe de non-contradiction
    2. Les sensations internes sont les stimuli produits à l’intérieur de soi par une cause interne, qui nous inclinent à donner notre assentiment à telle ou telle autre chose
    3. Les autres sensations, que l’on pourra dire « externes », et qui sont provoquées par des éléments extérieurs à soi
    4. Les données expérimentales
    5. Les données transmises par voies multiples
    6. Les données de l’imagination et de l’illusion (wahmiyyat). La wahmiyya est une qualité que Ghazali localise dans le cerveau : elle va nous induire en erreur et nous donner l’illusion qu’aucune chose ne peut exister si elle n’est pas localisée. Il s’agit d’une pente naturelle vers l’erreur inscrite dans l’homme. En matière de fiabilité du jugement humain, cela affaiblit la lucidité de la raison humaine, dans son usage théologique.
    7. Les données notoires. Il s’agit simplement des données éthiques (exemple : tuer est mal) Ce sont des données qui sont propagées entre les hommes, sans aucune connaissance scientifique.

    Il y a donc bien chez Ghazali une gradation de la certitude. Une fois que l’on a dépassé les voies certaines, Ghazali nous indique les deux principales sources de l’erreur, qu’il situe dans l’imagination et dans les « données notoires ». Il dit aux hommes que ce qu’ils croient être un sentiment moral n’est que le fruit d’une illusion.

    Bibliographie :

    - The Cambridge Companion to arabic philosophy, 2005, Cambridge University Press.
    - « Introduction à la philosophie arabe », cours de Ziad Bou Akl, ENS, 2012.

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