• Constantin Zureiq (1909-2000)

    Par Mathilde Rouxel

    Constantin Zureiq est un intellectuel syrien. Figure pionnière du nationalisme arabe, il est un auteur influent, créateur de l’idée de la « mission arabe » comme réponse rationnelle à la stagnation des sociétés arabes dans les années 1950, ou de « philosophie nationale », devenue une idée fondatrice du mouvement nationaliste arabe. Il est connu pour avoir forgé le concept de nakba pour décrire, du point de vue arabe, la création d’Israël en 1948. Partisan d’une révolution éthique, il continue jusqu’à la fin de sa vie à se battre pour une réforme rationnelle et moderniste des sociétés arabes.

     

    Vie et activité

     

    Constantin Zureiq est né dans le vilayet de Syrie le 18 avril 1909 dans une famille orthodoxe. En cette fin de première décennie du XXe siècle, l’Empire ottoman est en déclin, et disparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale. Constantin Zureiq reçoit une éducation orthodoxe, dans les écoles orthodoxes du pays jusqu’à la fin du secondaire, avant de partir pour Beyrouth. Il suit à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) une formation à l’Histoire, complétée aux États-Unis. Il soutient son doctorat à l’université de Princeton en 1930, à l’âge de vingt-et-un an.

     

    Il rentre alors au Liban pour enseigner l’Histoire à l’Université américaine de Beyrouth. En 1949, il est nommé président de l’université de Damas, puis en 1952 vice-président de l’AUB, dont il est le président temporaire entre 1954 et 1958. Il reçoit par ailleurs en 1967 de l’Université du Michigan un doctorat en littérature, venu compléter sa formation d’historien (1).

     

    Parallèlement à sa carrière universitaire, il commence dès son retour au Liban à travailler sur des sujets plus politiques que ceux à quoi l’avaient formé ses études. Suite à son doctorat, il devient conférencier et diplomate. Il fonde en 1933 avec Faride Zeineddine, Darwiche Miqdati et une cinquantaine d’autres participants la « Ligue de l’Action Nationale » contre le colonialisme français. Comme le note Sami Moubayed, cette Ligue d’Action nationale est dirigée par des professeurs, des avocats et des fonctionnaires généralement formés en Europe ou dans les universités américaines du Moyen-Orient. Elle est d’abord née d’un rejet des autorités ottomanes, puis s’oriente à partir de 1920 contre la présence française. Elle acquiert une certaine popularité à partir de 1933, mais prend fin malgré tout avec la mort de son charismatique chef, Abdul Razzaq al-Dandaschi (2).

     

    Constantin Zureiq devient ensuite en 1945 Premier Conseiller à la Légation syrienne des États-Unis. L’année suivante, il participe au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’ONU en qualité de délégué. L’historien américain Spencer C. Tucker considère Constantin Zureiq comme l’un des principaux piliers (avec Georges Habache) du Mouvement nationaliste arabe, désigné comme mouvement nationaliste de gauche né au sein de l’université américaine de Beyrouth dans les années 1950 (3).

     

    Constantin Zureiq est particulièrement connu aujourd’hui pour avoir fait émerger le terme « nakba » (« catastrophe », « désastre ») comme définition de l’exil forcé des Palestiniens, lors de la proclamation de l’État d’Israël en 1948. Ce terme s’est rapidement imposé comme synonyme de la défaite arabe dans la lutte contre Israël, lorsqu’auparavant, ce terme se référait plus communément à la bataille de Maysalun qui opposait en 1920 l’armée française à la révolte arabe menée par Faysal (qui deviendra Faysal I, roi d’Irak) (4).

     

    Théoriser la catastrophe

     

    En 1948, Constantin Zureiq publie à Beyrouth Ma’n al-nakba, « La signification de la catastrophe ». Traduit en anglais en 1956 par Bayly Winder (Palestine : The Meaning of the Disaster, Londres), cet ouvrage s’inscrit dans la lignée des écrits publiés après le choc de la défaite des cinq armées arabes contre l’armée israélienne en 1948. Comme le note le commentateur Nissim Rejwane (auteur et journaliste spécialiste des questions moyen-orientales et de l’histoire, de la culture et de la politique israélienne), cet ouvrage est d’abord un travail d’autocritique (5) : la lutte contre Israël ne pourra être gagnée « tant que les Arabes restent figés dans leurs conditions actuelles » (6). Le « désastre », la nakba, pour l’auteur, est donc l’échec de ces armées arabes dans leur objectif d’éliminer Israël afin d’éviter la partition du territoire palestinien – bien davantage que le sens qu’on lui porte aujourd’hui, la « nakba » désignant communément le déplacement forcé des Palestinien et l’impossible retour. Comme il l’écrit lui-même dans son texte, « la défaite des Arabes en Palestine n’est pas seulement un échec ou une atrocité temporaire. C’est une catastrophe (nakba) dans tous les sens du mot ». Adressant sa critique des armées arabes – et des sociétés dont elles sont issues – non seulement aux Arabes des cinq nations perdantes mais à l’ensemble des civilisations arabes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, il appelle à une réaction forte, et une reconsidération des valeurs commune : d’après lui, cette catastrophe n’affecte pas seulement la Palestine, mais promet des impacts important sur l’ensemble du monde arabe (7). Il défend donc la consolidation du nationalisme arabe comme seul rempart possible (8), et estime que de profondes transformations sont ainsi nécessaires au sein même de la société arabe pour espérer gagner la bataille contre Israël. On retrouve ici les idées modernistes, inspirées des mouvements intellectuels occidentaux, qui caractérisent le mouvement nationaliste arabe.

     

    En 1966, près de vingt ans plus tard, Constantin Zureiq revient dans son texte Ma’na al-Nakba Mujadadan (La signification de la catastrophe revisitée) sur l’idée de la nakba en forgeant une nouvelle expression-concept utile pour les commentateurs : celle de l’ ‘ilm al-nakba (la « science de la catastrophe », parfois traduite comme « catastrophologie » (9) (notamment par les commentateurs israéliens). La défaite de 1967 vainc les idées nationalistes d’une unité arabe : ce qui est la « naqsa » (la « rechute ») l’amène à stopper son usage du concept « d’unité arabe » au profit de celui de « sociétés arabes », plus prompt, finalement, à décrire la complexe réalité des particularités de chacune de ces sociétés (10). Il confesse ce bouleversement des paradigmes au sein de son propre travail dans un texte paru à la fin de sa vie : Ma al-’aml ? (Que faire ?, 1998).

     

    La conception de la société arabe théorisée dans l’ensemble de son œuvre

     

    La plupart des ouvrages de Constantin Zureiq ne sont disponibles qu’en arabe, même s’ils ont été éminemment commentés. Il s’agit donc ici d’évoquer, à partir principalement des commentaires qui en ont été faits un résumé de la pensée du philosophe et de son évolution sur l’ensemble de son œuvre.

     

    Aux origines de sa pensée se distingue cette volonté de réformer la société arabe, que l’on retrouve chez nombre de modernistes arabes dans les années 1940-50. L’objectif, qu’il défend dès ses premières œuvres (Al-wa`i al-`arabi (La Conscience arabe), 1939), est de transformer la société arabe d’un point de vue pratique, rationnel et scientifique – il s’agit pour lui de ce qu’il nomme la « mission arabe » (11), mission nationale dont le but est, à terme, l’indépendance politique et culturelle des États arabes. Influencé par la pensée occidentale à laquelle il est formé durant ses études à l’université américaine, il voit les sociétés arabes confrontées à une « crise des civilisations » (12), crise qui les affaiblit considérablement dans leurs rapports aux autres sociétés, particulièrement occidentales. Il distingue ainsi les facteurs internes aux sociétés arabes, qui mènent à leur déclin, et les facteurs externes, qui ont permis l’émergence de la Nahda, cette renaissance intellectuelle qui émergea dans les années 1930. Selon lui, afin de pouvoir contrer efficacement l’influence occidentale qui n’aura de cesse de l’imposer, il s’agit pour les sociétés arabes de se moderniser – et donc, en un sens, de s’occidentaliser – afin de répondre avec les mêmes armes à l’extension de leurs civilisations.

     

    Par-delà la science et la technologie, Constantin Zureiq défend l’unité nationale et le nationalisme comme leviers de modernisation de la société arabe. Il développe notamment cette thèse dans Al-waʿī al-qawmī (Sur l’Éveil nationaliste), publié en 1949. Il appelle ainsi, pour ce renouveau des sociétés arabes, à une séparation de la religion et de l’État (bien qu’il reconnaisse, bien plus que d’autres nationalistes de sa génération, l’importance de l’Islam dans la culture et la civilisation arabes) (13), à une concentration des élites sur la recherche scientifique et à une ouverture des esprits sur d’autres civilisations humaines et leurs valeurs (14). Dans Fima’rakat al-hadara (Dans la lutte pour la civilisation) publié en 1964, il insiste par ailleurs en suivant l’intellectuel égyptien Taha Hussein sur le fait que cette idée moderne de la société pourra être atteinte si sont respectées les valeurs d’honnêteté, de travail, de responsabilité, d’engagement et de liberté, qui, seules, pourront conduire à l’acquisition de nouveaux savoirs scientifiques comme à la possibilité d’une vraie justice sociale. Il défend ainsi le nationalisme comme projet civilisationnel davantage que comme une quête de définition identitaire ; les Arabes en ont la pleine responsabilité du développement. Il expose par ailleurs son rejet des déterminismes historiques dans Naḥnu wa l-taʾrīkh (Nous et l’Histoire) publié en 1959 et regrette que la perception de l’histoire arabe soit limitée à l’histoire islamique, considérant qu’il faut ouvrir son champ de recherche aux civilisations qui l’ont précédée, afin de libérer l’histoire de tout dogmatisme et d’acquérir une nouvelle – bien plus féconde – objectivité historique. Finalement, bien qu’il revienne à la fin de sa vie, comme cela fut précédemment souligné, sur la notion d’« unité arabe », c’est toutefois l’objectif qui sous-tend son travail jusqu’à sa mort, en 2000 : seule l’unité, selon lui, semble pouvoir rendre à la civilisation arabe sa dignité et son pouvoir.

    Notes :
    (1) Information majoritairement issue de l’article « Constatin Zureiq » de The International Who’s Who of the arab World.
    (2) Sami M. Moubayed, Steel & Silk : Men & Women Who Shaped Syria 1900–2000, Cune Press, 2006, p. 204–205.
    (3) Voir Spencer C. Tucker, “Arab Nationalist Movement” in. Spencer C. Tucker, Priscilla Roberts, The Encyclopedia of the Arab-Israeli Conflict : A Political, Social and Military History, Santa Barbaba, ABC-CLIO, 2008, p. 131.
    (4) Voir William L. Cleveland, A History of the Modern Middle East, Westview Press, 2004, p. 270.
    (5) Nissim Rejwan, Arabs Face the Modern World : Religious, Cultural and Political Responses to the West, University Press of Florida, 1998, p. 237.
    (6) Notre traduction, depuis la traduction anglaise citée par Nissim Rejwan. Original : « as long as the Arabs remain in their present condition ».
    (7) Eitan Bronstein Aparicio, “A Brief History of the “Nakba” in Israel”, Portside, 16 mai 2016, disponible en ligne. URL : http://portside.org/2016-05-19/brief-history-nakba-israel-thousands-irish-lie-streets-solidarity-palestinians
    (8) Voir Mansur Khalid, War and Peace in Sudan, A Tale of Two Countries, Londres, Routledge, 2010 (2003), p. 321.
    (9) Voir Nessim Rejwane, « Arab Writing on Israel : From Catastrophology to Normalcy », in Ian Lustick, Books on Israel, vol I, New York, State University of New York Press, 1988, p. 91.
    (10) Voir Mansur Khalid, op. cit., p. 303.
    (11) Voir George N. Atiyeh, Ibrahim M. Oweiss (ed), Arab Civilization : Challenges and Responses : Studies in Honor of Constantine K Zurayk, State University of New York Press, 1988, p. 237

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  • Tahar Haddad (1899-1935)

    Par Mathilde Rouxel

    Tahar Haddad est un militant politique et syndical tunisien. Il est connu pour avoir été un militant actif pour l’émancipation des femmes musulmanes en Tunisie : son ouvrage Notre femme dans la législation et dans la société (Imra’atuna fi ach-chariâ wal-mujtamaâ, paru en 1929) est demeuré son livre le plus célèbre. Condamnées de son temps, ses idées modernistes furent reprises en 1956, après la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, dans le Code du Statut Personnel promulgué par Habib Bourguiba pour protéger les droits des femmes et favoriser l’égalité.

    Vie et activité

    Tahar Haddad est né en 1899 à Tunis, mais est originaire du village tunisien de Fatnassa, dans la région de Gabès (El Hamma), dans le Sud du pays. Il est le fils d’un marchand de volailles, issu d’une famille modeste (1). Élevé selon les mœurs traditionnelles des régions du Sud, connues pour leur conservatisme religieux et social (2), il fait son éducation dans des écoles islamiques. Après son passage à la traditionnelle madrasa, il part en 1911 à l’université de la Grande mosquée de Zitouna à Tunis, où il suit un enseignement supérieur en droit (3). Diplômé en 1920, il se détourne cependant de la carrière de notaire et travaille comme secrétaire auprès de la société de bienfaisance, puis chez des commerçants. Il s’engage au Destour, dès sa création en 1920. Ce parti politique, qui a pour objectif de libérer la Tunisie du protectorat français, rassemble de nombreuses personnalités et intellectuels tunisiens (4) : le vivier de ce groupe, qui défend avant tout l’idée d’une « constitution » (destour) tunisienne qui offrirait une place digne aux Tunisiens, se trouve parmi les laïcisants qui étudient à l’Université française. Ils mènent de front une double lutte, à la fois contre la présence française et la montée de l’Islam, et son rejoints par quelques étudiants de la Zitouna, dont Tahar Haddad (5).

    Au Destour, Tahar Haddad intègre la commission de propagande (6). Il est envoyé pour sillonner le Nord du pays, notamment la région de Bizerte, pour recueillir de nouvelles adhésions. Malgré sa profonde implication, il quitte le parti en 1923, suite au départ forcé de son meneur, Abdelaziz Thaâlbi : les conflits internes et les erreurs des dirigeants du parti l’incitent à s’écarter, et à poursuivre sous d’autres formes son engagement. Il commence notamment à écrire des articles politiques et à les envoyer aux journaux, et fonde avec un groupe d’anciens militants du parti, dont fait partie Mohmed Ali el Hammi, « L’Association de coopération économique », qui naît en juin 1924. En décembre de la même année, il participe à la mise en place, toujours aux côtés de Mohamed Ali El Hammi, de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens (CGTT), destinée à aider les ouvriers tunisiens délaissés par les organisations françaises (notamment la CGT) (7). Il s’agit alors du premier syndicat autonome de l’empire colonial français (8). Quelques mois plus tard, les autorités coloniales s’opposent aux mouvements de grèves et arrêtent plusieurs leaders du syndicat, dont Mohamed Ali El Hammi. Ceci porte un coup d’arrêt au syndicat, Mohamed Ali étant condamné à dix ans d’exil le 28 novembre 1925 (9). Rapporteur durant les réunions du syndicat, Tahar Haddad décide de compiler l’essentiel des débats tenus par le groupe dans son premier ouvrage, Les Travailleurs tunisiens et l’émergence du mouvement syndical (Al Ummal At Tunisiyyun wa dhuhur al haraka enniqabiyya), paru en 1927. Premier échec, qui accompagne la dissolution du mouvement syndical : l’ouvrage est censuré par les autorités (10). Il reprend des études de droits et s’attèle à une nouvelle étude.

    La publication en 1929 de son ouvrage phare, Notre femme dans la législation et dans la société, l’empêche d’obtenir la même année son diplôme de droit. Très critiqué par le milieu conservateur zitounien, il est empêché de passer l’examen par le Bey, sous les pressions des « vieux turbans » de la Grande Mosquée (11). Peu soutenu, ces échecs sont difficiles à surmonter pour Tahar Haddad, qui tombe malade. Une maladie cardiaque, suivie d’une tuberculose, le tue après deux ans de souffrance. Il disparait le 7 décembre 1935 à Tunis.

    Œuvre

    La première étude de Tahar Haddad s’intéresse aux modes d’éducations proposés à l’université Zitouna, où il étudie. L’Éducation islamique et le mouvement de réforme à la Zitouna, dont il n’existe encore aujourd’hui qu’une version arabe, est écrit à l’issue de son enseignement à la Grande Mosquée, et critique déjà les idées islamiques et ses implications au niveau social.

    Son premier ouvrage publié, Les Ouvriers tunisiens et la naissance du mouvement syndical, en reprenant les rapports de réunions de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens, propose une analyse complète de la situation de la classe ouvrière tunisienne sous le protectorat. En filigrane se dresse également le portrait de Mohamed Ali El Hammi, son promoteur. Cet ouvrage, publié en 1927, contribue grandement à l’éveil de la conscience ouvrière en Tunisie (12).

    Comme l’écrit Noureddine Sraeib, Haddad est « l’un des premiers réformistes à avoir vu les problèmes dans leur ensemble sans séparer le politique du social » (13) : son action syndicale est une lutte politique. L’ordre social établi le révolte, et toute sa pensée est construite autour de sa nécessaire réforme. Dans les revues et journaux auxquels il participe, il tente de défendre la souveraineté tunisienne contre le protectorat, dont il remet en cause la légitimité des fondements, et appelle les Tunisiens à s’unir, la collaboration et l’association lui apparaissant comme les seuls leviers suffisamment puissants pour pouvoir contrebalancer l’état de fait de la présence coloniale. Il analyse ainsi tour à tour la situation des ouvriers, celle des paysans, des artisans mais aussi celle des femmes tunisiennes musulmanes, qui se voient dans cette société doublement dominées, par le colonialisme d’une part et par la religion d’autre part. Tahar Haddad propose des solutions radicales, qui trouvent une certaine réalisation dans les syndicats créés par Mohamad Ali El Hammi ; les coopératives mises en place ont tant un but matériel que spirituel, les organisations ayant pour objectif de proposer par ailleurs un travail d’éducation des classes ouvrières. Face au Protectorat, s’approprier le capital semble être la première étape de la lutte pour l’indépendance (14).

    Cette indépendance n’est concevable que dans l’union de tous les Tunisiens, toutes classes confondues. Or, la religion islamique, en pleine réforme et qui arbore elle aussi dans ces années-là les couleurs du nationalisme, n’offre pas aux femmes – qui représentent la moitié de la population – les outils nécessaires à leur prise de conscience et à leur mobilisation. Les femmes musulmanes n’ont pas les mêmes droits que les femmes françaises ; c’est l’autre grand combat de Tahar Haddad, pour lequel il est aujourd’hui reconnu. La femme, écrit-il dans l’introduction de son polémique Notre femme dans la législation et dans notre société paru en 1930, « est la mère de l’homme » mais aussi « sa moitié et la moitié de la société dans sa qualité et en nombre, une force de production dans divers domaines » (15) ; il condamne ainsi ce schéma traditionnel par lequel les femmes se voient refuser l’accès à l’éducation, à la culture, à la vie active – au nom de la morale, de la religion. Inspiré par les idées salafistes alors en plein développement, Haddad présente l’Islam comme une religion qui évolue et qui s’adapte à la vie moderne. En libérant la femme, Haddad souhaitait libérer le peuple, dont il délie les mentalités ; il s’appuie précisément sur le Coran pour prouver explicitement que l’Islam, loin d’être un élément d’oppression pour la femme, conduit à sa libération, seul moyen pour la société tunisienne de se mettre au rythme du développement général du monde moderne. Il expose ainsi que l’Islam a toujours considéré la femme comme l’égale de l’homme, et appelle donc à un certain nombre de réformes, notamment sur les questions de la polygamie ou de la répudiation, qu’Haddad souhaite proscrire. L’accès à l’éducation libre et gratuite est aussi au cœur de ses préoccupations.

    Il souhaite légiférer sur ces problématiques dépassées afin de rendre aux femmes leur liberté et leur dignité. En effet, selon lui, libérer la femme est une étape nécessaire pour mener le Protectorat à sa fin ; le rapport entretenu dans la vie sociale entre un homme et une femme en Tunisie répond aux mêmes problèmes de domination que ceux posés par l’autorité coloniale envers le peuple tunisien. Or, pour Haddad, c’est l’homme qui a maintenu la femme dans cette situation de soumission, empêchant par là son émancipation et son évolution ; il semble pourtant ne pouvoir exister de victoire pour une nation dont la moitié de ses membres se trouve paralysée et interdite d’action.

    La lutte est la colonne vertébrale des analyses sociales de Tahar Haddar. Obtenir un changement social n’est possible que dans l’action et dans l’association organisée, et nécessite de donner à tous la possibilité de s’engager.

    Influence

    Cet ouvrage est très mal reçu par la société tunisienne de l’époque. Les « doctes » de la Zitouna s’opposent farouchement à cet ouvrage réformiste, qu’ils admettent souvent n’avoir même pas lu (16). Pour Noureddine Sraeib, c’est la personnalité de Haddad lui-même que l’on attaque : il est accusé d’athéisme, de païen et d’immoral, sans savoir véritablement comment attaquer ses idées, peu assimilées par ses détracteurs. C’est bien des années plus tard que Tahar Haddad est réhabilité. Il apparaît aujourd’hui comme le premier théoricien arabe s’étant intéressé au problème des femmes dans la société, et est présenté comme le précurseur du Code du Statut Personnel promulgué par Habib Bourguiba en 1956. Le premier président de la Tunisie indépendante partage en effet avec Tahar Haddad cette idée d’un Islam capable de s’adapter à la modernité dans une société tunisienne plus ouverte aux évolutions du monde, sans qu’elle rejette pour autant la religion musulmane ; les idées de Haddad traversent ainsi encore aujourd’hui toute la vie politique tunisienne. Le Code du Statut Personnel abolit la polygamie et la répudiation, imposa l’école laïque, libre et gratuite pour les garçons comme pour les filles, légiféra le divorce en faveur de l’égalité des deux partis.

    À l’occasion du cinquantenaire de sa disparition, en 1984, sont publiés à Oran quelques Pensées et autres écrits de Tahar Haddad, traduits en français par Noureddine Sraieb qui introduit également l’ouvrage et la pensée de l’auteur, offrant ainsi au lecteur non-arabophone des textes essentiels permettant de saisir l’intérêt de cette œuvre marquante (17).

    Tahar Haddad est élevé à titre posthume au rang de Grand Officier de l’ordre de la République (18). Il est présenté comme une figure fondamentale de la Tunisie moderne par Selma Baccar dans son film Fatma 75, long-métrage étonnant et novateur qui retrace toute l’histoire des femmes et du féminisme en Tunisie, de l’Antiquité mythique au Code du Statut Personnel ; la part belle est faite à Notre femme dans la législation et dans notre société, réhabilitant ainsi l’un des plus grands réformateurs de la pensée politique tunisienne du temps du Protectorat.

    Bibliographie :

    - L’Éducation islamique et le mouvement de réforme à la Zitouna (1920)
    - Les Travailleurs tunisiens et la naissance du mouvement syndical (1927)
    - Notre femme dans la législation et dans notre société (1930)
    - Les Pensées et autres écrits, posthume (1984)

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  • Quand on a les moyens ,pourquoi pas ?

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  • Lawrence d’Arabie

    Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin

     

    Thomas Edward Lawrence (1888-1935) est Britannique. Personnage légendaire et mythique, il est à la fois archéologue, ethnologue, conseiller militaire, conseiller diplomatique, agent de renseignement. Il est notamment connu pour sa connaissance du Moyen-Orient et des Arabes avant et pendant la Première Guerre mondiale et pour son implication déterminante et ses fonctions de conseiller pendant la révolte arabe qui débuta en juin 1916.

     

    Les multiples facettes de sa personnalité et de ses actes suscitent les interrogations et les polémiques parmi ses contemporains, comme le relate Benoist-Méchin : « Faut-il s’étonner, (…), si les critiques, déroutées par la complexité du personnage, ont porté sur lui les jugements les plus contradictoires ? Il aura été ‘’Un Tartuffe, un mythomane et un imposteur sans scrupule’’ pour Richard Aldington ; ‘’un baladin assoiffé de publicité personnelle’’, pour Lord Thomson ; ‘’une vraie menace pour la civilisation’’, pour Robert Grave ; ‘’un super espion auquel il serait temps d’arracher le masque’’, pour Ernest Thurtle, député aux communes ; peut-être ‘’un traitre’’, aux yeux de l’Emir Fayçal et du Chérif Hussein, pour lesquels il avait pourtant bataillé toute sa vie ». [1] D’autres en revanche, dont Winston Churchill, « qui savait juger les hommes, a proclamé hautement : ‘’Outre ses capacités multiples, Lawrence possédait la marque du génie, que tout le monde s’accorde à reconnaître mais que nul ne peut définir… Se mouvant en marge des courants habituels de l’activité humaine, aussi prompt à la violence qu’au plus haut sacrifice, il était un être solitaire, austère, l’habitant des cimes (…). Il eut toujours beaucoup d’ascendant sur tous ceux qui l’approchent. Ils se sentaient en présence d’un être extraordinaire (…). Il paraissait vraiment ce qu’il était : un des plus grands princes de la nature… Je n’ai jamais rencontré son pareil ». [2] L’œuvre autobiographique de Thomas Edward Lawrence, The Seven Pillars of Wisdom (Les sept piliers de la sagesse), a servi de source à ses biographes.

     

    Sa jeunesse

     

    Il est né le 16 août 1888 dans le pays de Galles, et est le fils de Thomas Robert Chapman et de sa compagne, Sarah Maden. Thomas Robert Chapman quitta en effet son épouse, volage, pour vivre avec la gouvernante de ses premiers enfants, Sarah Maden, et prit alors comme nom de famille Lawrence. Thomas Edward Lawrence fait ses études dans la ville d’Oxford, au Jesus College, et s’intéresse à l’histoire, en particulier aux croisades, aux châteaux forts et aux bédouins. Cet attrait le pousse à entreprendre un voyage au Moyen-Orient. Il arrive ainsi à l’été 1909 à Beyrouth, puis se rend à Sidon (Saïda), en Galilée, à Tibériade, à Nazareth, Haïfa, Saint Jean d’Acre et Tyr. Il entreprend ensuite de visiter la Syrie du Nord. Mais son attrait intellectuel pour les croisades laisse progressivement la place aux Arabes, qui « exercent un attrait particulier sur mon imagination. Ils représentent l’antique civilisation qui a su se libérer des dieux du foyer et de la plupart des entraves dont nous nous chargeons avec empressement ». [3] Il se rend ensuite dans la région du haut Euphrate, regagne Alep et Beyrouth, et rentre en Angleterre. Il soutient alors sa thèse sur L’influence des croisades sur l’architecture militaire d’Europe, jusqu’à la fin du XIII ème siècle, et obtient la meilleure mention.

     

    Les années au Moyen-Orient

     

    Il retourne alors au Moyen-Orient en 1911, au sein de l’équipe archéologique de son professeur, Hogarth, qui fouille le site de Karkemish, en Syrie du Nord, sur l’Euphrate. Il poursuit en parallèle l’étude de la langue arabe. Dans le contexte troublé de l’avant Première Guerre mondiale dans l’Empire ottoman, et dans celui de la recherche de zone d’influences par les puissances occidentales, Lawrence noue des contacts avec les personnalités locales. Il est ainsi convaincu par ses contacts que l’Empire ottoman est sur le point de s’effondrer. Les fouilles de Karkemish étant terminées, Lawrence et le successeur de Hogarth, Woolley, prospectent dans le désert du Sinaï en janvier 1914. En réalité, leur mission d’archéologie permet de couvrir leur véritable tâche, celle d’effectuer des travaux de cartographie pour le service de cartographie de l’Etat-Major britannique, dans la région du Sinaï.

     

    Le déclenchement de la guerre est l’occasion pour Lawrence de quitter ses fonctions d’archéologue et d’entrer au « Bureau arabe », c’est-à-dire au service de renseignements britanniques pour les affaires arabes. A la demande de la famille Hachémite, il se rend dans le Hedjaz et rencontre l’un d’eux, Abdallah, fils du chérif Hussein de La Mecque. La région du Hedjaz, dans laquelle se situent La Mecque et Médine, les deux villes saintes de l’islam, est en effet sous la domination ottomane. A l’occasion du déclenchement de la guerre, des réseaux d’oppositions se mettent en place contre les Ottomans, tant en Syrie, en Mésopotamie que dans le Hedjaz. La famille hachémite souhaite en effet entrer en guerre contre les Ottomans afin de se débarrasser de leur tutelle, et pour y parvenir, sollicite les Britanniques. La volonté de parvenir à la création d’un grand royaume arabe apparaît comme l’un des objectifs des Hachémites, en échange de leur participation à l’insurrection arabe. De leur côté, les Britanniques ont besoin de s’assurer le concours des Hachémites afin de reprendre cette région aux Ottomans et de sécuriser le canal de Suez et la route des Indes. Une correspondance (correspondance Hussein-MacMahon), échangée en 1915 entre le chérif Hussein et le haut-commissaire britannique en Egypte Mac-Mahon, scelle les termes de leur échange : déclenchement par les armées hachémites de la révolte arabe ; reconnaissance par la Grande-Bretagne de l’indépendance d’un Etat arabe, composé des régions arabes, c’est-à-dire de la péninsule arabique, de la Mésopotamie et de la Grande Syrie. Une réserve est cependant posée par la Grande-Bretagne concernant la Mésopotamie et les régions côtières syriennes, qui correspondent aux zones que souhaitent se préserver Britanniques et Français. En parallèle, ces derniers se partagent également la région (accords Sykes-Picot de mai 1916), sans en informer le chérif Hussein, qui déclenche la révolte arabe le 10 juin 1916. Le jeu des puissances est analysé par Lawrence qui, s’il lutte contre les Ottomans, se heurte également aux ambitions des Français : « Toute sa vie, Lawrence aura éprouvé deux haines également farouches : celles des Turcs, qui ont conquis le monde arabe au XV ème siècle, et celle des Français, dont il soupçonne les visées sur la Syrie et le Liban. Si les Turcs ont confisqué dans le passé l’indépendance du monde arabe, les Français, à ses yeux, menacent son intégrité future ». [4] Ainsi Lawrence craint-il les Français pour leurs actions qu’il considère comme contraires à l’émancipation arabe, tandis que les Britanniques sont hostiles à la France, mais pour une autre raison : elle s’oppose en effet aux ambitions britanniques et à leur volonté de créer un Empire allant de l’Egypte à la Mésopotamie.

     

    Lawrence est ainsi reconnu comme étant le meneur et l’inspirateur des actions militaires de la révolte arabe. Il s’appuie pour ce faire sur le nationalisme arabe et sur le projet de royaume voulu par Hussein de La Mecque : « leur permettre (aux populations) de transformer toutes les provinces de langue arabe jusqu’ici assujetties à la Turquie en une fédération gouvernée par des princes de la famille des Hachémites ». [5] A la suite du déclenchement de la révolte, les armées hachémites, sous le commandement de Fayçal, autre fils de Hussein avec lequel Lawrence noue des relations d’amitié, reprennent La Mecque et Djedda, mais ne parviennent pas à reprendre Médine. En janvier 1917, les troupes arabes, conduites par Fayçal, marchent vers la voie de chemin de fer Médine-Damas, afin de la couper et d’interrompre les communications entre Médine et l’Empire. Le 6 juillet, Lawrence reprend le port d’Akaba, accompagné de 2000 hommes. Il entre en décembre 1917, aux côtés du général Allenby, dans Jérusalem. Mais son but, avec Fayçal, est la prise de Damas. C’est chose faite le 1er octobre 1918, lorsqu’ils entrent tous deux dans la ville, avec les armées hachémite et britannique. Ces dernières poursuivent leur avancée dans le nord de la Syrie.

     

    A la suite de la prise de Damas, Lawrence décide de rentrer en Grande-Bretagne. Si son rêve d’avoir pu donner l’indépendance aux Arabes semble s’être réalisé, en revanche, la signature des accords Sykes-Picot par les Français et les Britanniques lui apparaît comme une trahison. Selon Lawrence, « le bruit de cet artifice atteignit certaines oreilles arabes par le canal de la Turquie. Les Arabes, qui avaient vu mon amitié et ma sincérité à l’épreuve des combats, me demandèrent de garantir les promesses du gouvernement britannique. Je n’avais jamais été officiellement averti, ni même amicalement renseigné, sur les engagements de Mac Mahon et le traité Sykes-Picot : tous deux avaient été établis par les bureaux du Foreign Office. Mais comme je n’étais pas absolument idiot, je voyais bien que si nous gagnions la guerre, les promesses faites aux Arabes seraient un chiffon de papier. Si j’avais été un conseiller honnête, j’aurais dû renvoyer mes hommes chez eux au lieu de les laisser risquer leur vie pour ces histoires douteuses. Mais l’enthousiasme arabe n’était-il pas notre meilleur atout dans cette guerre du Proche-Orient ? J’affirmais donc à mes compagnons de lutte que l’Angleterre respectait la lettre et l’esprit de ses promesses ». [6] Il quitte alors l’Orient, avec le sentiment d’avoir été trahi et surtout d’avoir trahi la cause des Arabes.

     

    Après la désillusion

     

    Lawrence participe néanmoins à la conférence de la paix qui s’ouvre à Paris le 18 janvier 1919, en tant que membre de la délégation britannique, mais tout en apportant son soutien à Fayçal. Mais les jeux sont faits. Fayçal et la délégation arabe n’obtiennent rien à la conférence de la paix, la France et la Grande-Bretagne devenant puissances mandataires, la première en Syrie et au Liban, la seconde en Palestine, Transjordanie et Irak. Le doute subsistera chez Fayçal d’avoir été manipulé par Lawrence afin de s’assurer sa participation à la guerre contre les Ottomans, du côté des Britanniques.

     

    En 1922, à la demande de Churchill alors secrétaire d’Etat aux Colonies, Lawrence devient son conseiller. Il œuvre à ce que le mandat irakien soit remplacé par un traité d’alliance avec la Grande-Bretagne, et est chargé de plusieurs missions en Transjordanie et en Arabie. Il démissionne le 4 juillet 1922.

     

    Il publie Les sept piliers de la sagesse en 1922 et s’engage dans la RAF pendant 13 ans, jusqu’en février 1935. Il meurt à la suite d’un accident de moto le 19 mai 1935.

    Bibliographie :
    Jacques Benoist-Méchin, Lawrence d’Arabie ou le rêve fracassé, Lausanne, Ed. Clairefontaine, 1961, 278 pages.
    André Guillaume, Lawrence d’Arabie, Paris, Fayard, 2000, 424 pages.
    Robert Mantran, « Lawrence d’Arabie », Encyclopédie Universalis, 2009

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