• L intellectuel assassine (RIP) . L histoire retiendra .

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  • Soliman Ier (1494-1566)

    Par Tatiana Pignon

    Soliman (ou Suleyman) Ier, dit Soliman le Magnifique en Occident et le Législateur [1] en Orient, est sans conteste le plus célèbre sultan de l’histoire ottomane. Son règne (1520-1566) est considéré comme l’apogée de l’Empire ottoman. En effet, tant à l’extérieur, par ses conquêtes et son rayonnement diplomatique, qu’à l’intérieur, par la réorganisation administrative de l’Empire et le contrôle de l’économie et des finances, Soliman fait de l’Empire ottoman une grande puissance méditerranéenne et orientale, menaçant jusqu’aux États européens. Si son héritage ne demeure pas intact après sa mort, il laisse une trace durable dans l’histoire et la mémoire ottomanes, permettant ainsi de mieux comprendre l’histoire de l’Empire jusqu’au XXe siècle.

     

    Soliman le Magnifique


    Soliman le Magnifique : l’Empire ottoman à son apogée

    C’est sous le règne de Soliman, dixième sultan ottoman, que l’Empire atteint sa plus grande extension territoriale. Fils de Sélim Ier, le conquérant de la Syrie (1516) et de l’Égypte (1517), Soliman poursuit l’œuvre de son père en prenant tour à tour Belgrade (1521) ; l’île de Rhodes, fief des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui s’y étaient installés après les croisades (1522) ; la majeure partie de la Hongrie après sa victoire contre les Autrichiens et les Magyars à Mohács (1526) ; l’Azerbaidjan (1533-1534) ; Bagdad et l’Irak (1534) ; le Yémen et Aden (1538). Moins de vingt ans après le début de son règne, tous les territoires arabes du Proche-Orient sont donc passés sous domination ottomane. Dans le même temps, il consolide les conquêtes paternelles en réprimant vigoureusement les révoltes de Syrie (1520-1521) et d’Égypte (1523-1524). Il asseoit également le pouvoir ottoman sur l’Iran avec la paix de 1555, après une expédition contre le shah Tahmasp. De plus, l’activité des corsaires turcs et l’efficacité de la flotte ottomane permettent également de chasser les Vénitiens de la Méditerranée et de placer la Tripolitaine, l’Algérie et une partie de la Tunisie sous suzeraineté ottomane. Lorsqu’en 1574, après la bataille de Tunis, ces pays seront définitivement occupés par l’Empire, tout le monde arabo-musulman se trouvera sous domination ottomane.

    À l’instar de nombreux dirigeants musulmans, le sultan se conçoit comme un « guerrier de la foi » (gazi), qui s’oppose nécessairement au grand empereur chrétien qu’est Charles Quint ; c’est pourquoi, contrairement à son père Sélim, il regarde davantage vers l’Europe que vers l’Asie. Non content de s’attaquer aux Balkans, Soliman mène son armée jusqu’au cœur de l’Europe, à Vienne, capitale de l’Empire autrichien avec qui il est en conflit sur la question de la Hongrie : le grand siège de 1529 fait trembler l’Europe entière. Toutefois, la difficulté du siège – qui dure environ un mois – a raison de l’immense armée rassemblée par le sultan ottoman (plus de cent mille hommes), qui bat en retraite à la mi-octobre. Mais l’Empire de Soliman n’en conserve pas moins en Europe une puissance diplomatique remarquable, fondée sur une force militaire d’autant plus impressionnante que l’armée immense de Soliman est, au contraire des armées occidentales, extrêmement disciplinée et performante. L’exemple le plus probant de cette influence diplomatique est l’alliance qui l’unit à François Ier contre l’empereur du Saint Empire romain germanique, archiduc d’Autriche et prince des Espagnes, Charles Quint. Le roi de France est en effet très hostile au désir de Charles Quint de reconstituer un grand empire qui prendrait la tête de la Chrétienté, l’unifiant ainsi face à la poussée du monde musulman en Méditerranée et dans les Balkans. L’accord entre le sultan ottoman et le roi de France est matérialisé par la signature du traité de 1536, posant les bases d’une alliance qui durera deux siècles et demi (jusqu’à l’expédition d’Égypte de Bonaparte), et affirmant la place importante qu’occupe désormais le sultan ottoman dans les affaires européennes.

    Dans le domaine culturel également, le règne de Soliman marque l’apogée de l’Empire. Le sultan s’attache le talentueux architecte Mimâr Sinân, qui crée un nouveau type de mosquée inspiré de la basilique byzantine Sainte-Sophie : la mosquée de Soliman, celle de Rüstem Pacha ou celle de Shehzadé à Constantinople, celle de Sélim à Andrinople comptent parmi ses plus belles réalisations. La céramique connaît également un renouveau important, notamment à Nicée, et décore les intérieurs des palais et des mosquées. Malgré la position ambiguë de l’islam quant à la peinture [2], de grands peintres représentent des scènes de cour ou de chasse sur un mode très réaliste, même si l’influence de la peinture iranienne – qui idéalise davantage ses personnages – se fait sentir. Enfin, une véritable constellation de poètes [3] gravite autour du sultan et des « grands » de l’Empire, qui les protègent. Avec de grands noms, comme ceux de Fuzulî ou de Bakî, et une multiplication de cercles littéraires à travers tout l’Empire, le siècle de Soliman est véritablement l’âge d’or de la littérature ottomane.

    Soliman le Législateur : la gestion de l’Empire

    À l’intérieur même de l’Empire, Soliman Ier entreprend une grande réorganisation administrative, rendue nécessaire par l’extension des territoires et la conquête de nouvelles provinces. Un très grand nombre de règlements, publiés pendant son règne, permettent d’améliorer la gestion des provinces – chose d’autant plus nécessaire que Bagdad, par exemple, est très éloignée de Constantinople, sans parler des territoires d’Afrique du Nord – et de renforcer l’Empire par une centralisation poussée. L’intégrité de l’Empire ottoman est également assurée par le contrôle serré des fonctionnaires et des dignitaires qui relaient l’autorité du sultan, qui permet d’éviter la mise en place de potentats locaux pouvant mettre en cause le pouvoir impérial. L’action intérieure de Soliman est particulièrement forte dans le domaine de l’économie et des finances, organisées par un gouvernement que Fernand Braudel qualifie de « méticuleux, autoritaire et dirigiste » [4]. Par exemple, les grands importateurs de blé et de viande, produits qui constituent la base de l’alimentation turque, sont étroitement surveillés par le pouvoir, qui compte ainsi empêcher la hausse artificielle des prix. Les consommateurs comme les commerçants sont donc efficacement protégés, sous l’autorité impériale. Les finances de l’État sont prospères, notamment grâce au commerce de la soie et des épices, sur lequel des taxes sont prélevées à chaque point de passage.

    Le sultan mène également une politique de relative tolérance religieuse, là encore très pragmatique dans un Empire qui compte plus de trente millions d’habitants d’origines et de confessions très diverses. Selon le système des millet, les non-musulmans sont organisés par confession, reconnaissent la protection ottomane par le biais d’un impôt et conservent toute liberté religieuse et professionnelle. Soliman agit conformément au vieux principe énoncé dans le Livre de conseils au prince : « Pas de pouvoirs sans soldats, pas de soldats sans argent, pas d’argent sans le bien-être des sujets, pas de sujets sans justice » [5] ; l’Empire ottoman est donc bien tenu d’assurer la sécurité et le bien-être de ses sujets, sans exceptions.

    Héritage et mythe de l’âge d’or

    Le règne de Soliman Ier marque durablement l’histoire de l’Empire ottoman, d’abord sur la question des frontières, qui ne sont presque pas modifiées jusqu’en 1683. De plus, l’alliance franco-ottomane de 1536 inaugure le système des capitulations, ces « droits de pavillon » commerciaux concédés par le sultan à certaines puissances étrangères, qui seront l’un des principaux instruments de la pénétration européenne dans l’Empire au XIXe siècle. En revanche, si les conquêtes de Soliman demeurent pour la plupart des territoires ottomans, la période glorieuse des victoires successives est bien terminée : en 1571, la bataille de Lépante voit la destruction de la flotte turque par une armée coalisée menée par Philippe II d’Espagne ; plus important encore, il semble que les limites de la conquête soient atteintes, du côté de l’Europe comme de la Perse. André Clot voit dans « l’esprit de conquête » la force vive de l’Empire ottoman sous les dix premiers sultans de la dynastie ; il est incontestable que la fin des succès après la mort de Soliman légitime clairement, pour les historiens ottomans, l’idée d’un « déclin » opposé à « l’âge d’or » des conquêtes. Toutefois, si le règne de Soliman fut indiscutablement une période florissante pour l’Empire ottoman, il faut souligner que c’est justement l’historiographie impériale elle-même qui lui a conféré, presque immédiatement, la dimension quasi mythique qu’il a encore aujourd’hui : Soliman lui-même avait connu des échecs, comme celui du siège de Malte en 1565, ou du siège de Vienne. Enfin, des éléments conjoncturels sont également à prendre en compte : la fin du XVIe siècle marque dans toute l’Europe et le monde méditerranéen le début d’une période de crise, avec la mise en place de nouvelles conditions économiques – notamment la révolution des prix, et l’afflux d’or et d’argent venus du Nouveau Monde, qui entraînent l’inflation. Dans cette situation, la stabilité économique maintenue par Soliman pendant son règne n’est plus tenable dès lors que de nouvelles richesses – issues du butin des conquêtes – n’affluent pas dans l’Empire, d’autant plus que les guerres contre l’Autriche coûtent extrêmement cher. L’équilibre s’effondre avec le recours à la ferme fiscale, c’est-à-dire la vente au plus offrant du droit de percevoir l’impôt, qui ouvre la voie aux abus. Dès la fin du XVIe siècle, l’État ottoman se trouve donc en situation de déficit. Face à cette situation difficile, il n’est pas étonnant que le règne de Soliman apparaisse comme un véritable âge d’or, marqué par la prospérité, la stabilité et le rayonnement politique.

    Le règne de Soliman Ier est donc bien une période décisive de l’histoire de l’Empire ottoman, dont elle marque un véritable tournant : Soliman est le dernier sultan à faire rayonner ainsi l’Empire, sur tous les plans. Il se rapproche en ce sens de plusieurs de ses contemporains, comme François Ier en France, ou Charles Quint en Espagne. Toutefois, si la période suivante peut apparaître comme une phase de déclin par rapport à un âge d’or mythifié, l’Empire ottoman reste jusqu’au début du XXe siècle une grande puissance à l’échelle mondiale, vaste, peuplée et influente.

    Bibliographie :
    - Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1949, rééd. 1993, Le Livre de Poche, 533 pages.
    - André Clot, Soliman le Magnifique, Fayard, 1983, 469 pages.
    - Vincent Gourdon, « Soliman le Magnifique (sultan ottoman) », Encyclopédie Universalis.
    - Robert Mantran dir., Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2003, 810 pages.
    - Robert Mantran, « Soliman le Magnifique ou Sulayman », Encyclopédie Universalis.

    [1Kanunī en turc.

    [2L’interdiction de représenter des êtres animés se fonde sur deux passages du Coran qui condamnent formellement les idoles, mais non toute représentation, et sur un autre qui dit que Dieu est le seul « musavir », mot qui signifie à la fois « créateur » et « peintre » en arabe et en turc. Elle est reprise par des hadîth (paroles censément prononcées par le Prophète et ses premiers compagnons), mais son fondement théologique est donc incertain et a fait l’objet d’une immense exégèse.

    [3André Clot, Soliman le Magnifique, p. 353.

    [4Cité dans André Clot, Soliman le Magnifique, p. 284.

    [5Cité dans André Clot, Soliman le Magnifique, p. 290.

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  • Muhammad ‘Abduh

    par R. L.

    Muhammad ‘Abduh

    Avec Muhammad ‘Abduh, disciple d’Afghani, l’idée de réforme prend une tournure particulière dans le monde musulman de la fin du XIXe siècle, pour deux raisons essentielles. La première tient à la personnalité de ‘Abduh, qui n’a pas été un homme politique à proprement parler, mais plutôt un penseur devenu fonctionnaire dans le but de rendre ses velléités réformistes effectives.
    C’est en ce sens que la notion de « réforme » s’ancre dans un réel politique et social dont elle avait jusqu’à présent été tenue éloignée. Par ailleurs, il faut noter que ‘Abduh disparaît en 1905, et le fait que l’époque de son activité intellectuelle coïncide avec le tournant du siècle n’est pas anodin. Voici donc une seconde raison, conjoncturelle, qui fait de ‘Abduh un personnage charnière de l’histoire des idées politiques du monde arabe. Egyptien de souche, il accompagnera de sa plume les évolutions politiques et sociales en cours et à venir dans une aire arabo-islamique alors en pleine ébullition.

     

    Les premières années, et la tentation de la solitude

     

    ‘Abduh est originaire d’une famille égyptienne traditionnelle. À l’inverse de son mentor, Afghani, qui a sillonné le monde, ‘Abduh est resté très attaché à sa terre natale. Il est né en 1849 dans un village du delta du Nil. Sa famille était très pieuse, et lui a permis d’acquérir une certaine maitrise des savoirs traditionnels. Durant son enfance, sa famille a connu de nombreux déplacements, au gré des exactions commises par l’administration locale, ce qui laissera en lui un souvenir profond. À l’âge de treize ans, il est envoyé à la mosquée Ahmadi [1], à Tanta. Ses débuts y seront extrêmement difficiles : il était en désaccord profond avec les méthodes d’enseignements que l’on y utilisait alors, et choisit de quitter Ahmadi. Il retournera pourtant à Tanta, sous l’influence de son oncle, Cheikh Darwich, qui le persuade de poursuivre ses études, ce qu’il fera, avant de rejoindre al-Azhar.

     

    Cela n’est pas anodin lorsque l’on sait l’influence décisive qu’a eue sur lui son oncle. Avant Afghani, c’est Cheikh Darwich qui l’influencera le plus. ‘Abduh dit en effet qu’il lui doit la découverte du savoir et de la foi. Après ses études, ‘Abduh s’est en effet beaucoup intéressé au mysticisme, et a connu une période d’ascétisme particulièrement rigoureux, pendant laquelle il acceptait à peine le contact avec d’autres êtres humains. C’est son oncle qui l’aidera à nouveau, en le détournant de cette voie que ‘Abduh qualifiera par la suite de « prison de l’ignorance »

     

    De l’étudiant assidu à l’enseignant admiré

     

    Dès 1871, il devint un auditeur assidu des leçons professées au Caire par Afghani, et fut l’un de ses plus fervents admirateurs. Il commença à cette époque à rédiger des articles portant sur des problématiques politiques et sociales, qu’il publiait dans al-Ahram, journal cairote fondé par deux jeunes Libanais. À la fin de ses études, en 1877, il devint enseignant à al-Azhar tout en professant des leçons informelles chez lui, à la manière d’Afghani. Comme lui, il s’intéressa beaucoup à Guizot, mais également à la Muqaddima d’Ibn Khaldoun, qui avait été publiée au Caire en 1857 grâce à Tahtawi.

     

    Sous l’influence d’Afghani, ‘Abduh était soucieux de favoriser la naissance d’une opinion publique, et ses premiers articles reflètent les positions politiques d’Afghani. C’est sans doute pour cette raison que l’exil d’Afghani hors d’Egypte coïncide avec l’assignation à résidence de ‘Abduh dans son village natal. Il ne sera de retour au Caire qu’en 1880, date à laquelle le Premier ministre le nomme à la tête de la gazette officielle, Waqa’i al-misriyya. Opposé aux méthodes employées par les dirigeants militaires du pays, il se rapproche pendant un temps de la Grande-Bretagne, sous l’influence de Wilfrid Blunt [2]. C’est également à cette période qu’il soutient la révolte d’Urabi Pacha [3]. Ce rapprochement lui vaudra un emprisonnement, puis l’exil, pendant trois ans. Il se rendra alors à Beyrouth, avant de retrouver Afghani à Paris, avec lequel il fondera la revue al-‘Urwa al-wuthqa. Il sera finalement autorisé à retourner au Caire en 1888, et sera auréolé d’une gloire inattendue puisqu’il devient en 1899 le grand Mufti d’Egypte Chef des autorités religieuses du pays., jusqu’à sa mort en 1905.

     

    Un penseur de l’éducation

     

    Sa pensée prendra de multiples directions, mais il faut noter l’importance qu’aura le système éducatif dans ses réflexions. Se souvenant de ce qu’il avait tant rejeté durant ses premières années à Ahmadi, ‘Abduh dénonce le taqlid, que l’on peut traduire par « imitation servile ». Selon lui, elle ne trouve pas la solution des problèmes dans un effort de réflexion et d’interprétation personnelles, mais en acceptant avec passivité la « réponse » donnée par un ancien, dont la légitimité n’est plus à prouver. Il considère que les oulémas ont abandonné l’usage de la raison, et ont remplacé la lecture directe et personnelle des textes sacrés par celle des commentaires. Le passé est sacralisé alors que la raison se trouve écartée. Un refus du progrès et de l’initiative individuelle en découle, au profit d’institutions jugées dépassées par ‘Abduh.

     

    Il considère par ailleurs qu’en Egypte, il existe deux types d’écoles. Il y a d’une part le groupe des écoles religieuses, au sommet duquel se trouve al-Azhar et d’autre part les écoles modernes fondées sur le modèle européen. Le problème réside dans l’incommunicabilité de ces deux groupes. Le premier souffre selon ‘Abduh de la stagnation propre à l’islam de son temps qui se manifeste par l’incapacité d’enseigner les sciences modernes alors que le second tendait à ôter la foi musulmane à ses élèves.

     

    Cette division serait peu importante si elle n’avait pas une incidence réelle sur le pays. ‘Abduh considère en effet que cette séparation répond à une « division des esprits ». Ces écoles avaient produit deux élites différentes, deux types de classes éduquées. Alors que les premiers étaient rétifs à toute forme de changement, les seconds ne juraient que par le positivisme d’Auguste Comte. L’objectif de ‘Abduh est alors de combler le fossé qui sépare ces deux classes, afin de renforcer le pays. À l’inverse de Khayr al-Din, il ne se demande pas si un fervent Musulman pouvait accepter les institutions modernes, mais bien plutôt si quelqu’un qui vit dans le monde moderne peut encore être un fervent Musulman. L’acceptation de la modernité ne fait donc pas problème, elle est actée. ‘Abduh s’interroge plutôt sur les conséquences de cette acceptation.

     

    Comment faire face à la « décadence » ?

     

    Le point de départ de la pensée de ‘Abduh sera le même que celui d’Afghani. Chez l’un comme chez l’autre, il s’agit de faire face à ce qu’ils identifient comme une décadence interne aux sociétés islamiques. À partir d’une réflexion très spécialisée sur les origines de l’islam, ‘Abduh retrouve ce qui fait selon lui problème dans l’Egypte contemporaine.

     

    En effet, selon lui, le prophète n’a pas été envoyé sur la terre pour proposer des voies d’accès à un salut personnel, mais plutôt pour fonder une société vertueuse. Certaines façons de vivre en société sont donc en conformité avec la parole du prophète alors que d’autres ne le sont pas. Le problème que désigne pourtant ‘Abduh est l’évolution inévitable des sociétés à travers le temps : comment accorder la société islamique telle qu’elle devrait être et la société islamique telle qu’elle est devenue ? Nous retrouvons un problème fondamental de ‘Abduh évoqué plus haut : comment être musulman dans le monde moderne ? Selon lui, il s’agit de l’un des problèmes majeurs posés aux sociétés islamiques. De façon générale, il n’était pas rétif aux changements et avait plutôt tendance à les encourager. Il ne pouvait pourtant s’empêcher de voir dans leurs conséquences un danger. L’un des effets les plus importants du développement est à cette époque la division de la société en deux sphères radicalement séparées (cf. supra). La société islamique ne pouvait être entièrement sécularisée, et elle devait pourtant faire face à une sécularisation grandissante : comment pouvait-elle y survivre ? Selon ‘Abduh, la réponse est à chercher du côté de la loi. En effet, le problème sous-jacent est selon lui l’application de lois extra-islamiques à un contexte islamique. Le résultat en était la non-effectivité des lois ainsi adoptées. Ceci contribuait selon lui à faire de l’Egypte une société sans lois, c’est-à-dire la pire des sociétés.

     

    La réconciliation de l’islam et de la modernité

     

    Il s’agit de l’un des problèmes fondamentaux de ‘Abduh. Toute sa vie, il n’aura eu de cesse d’affirmer que l’Islam peut constituer la base d’une société moderne et progressiste. Il entendait ainsi répondre aux sceptiques qui, ayant une culture moderne, se demandent si l’islam (ou toute autre religion révélée) peut être un principe fondateur de la société. Selon lui, il y a une universalité des principes authentiques de l’islam : il ne s’agit que de les adapter en permanence aux circonstances.

     

    Il reprend alors un élément de discours que l’on trouvait déjà chez les premiers réformateurs (Tahtawi, Khayr al-Din, Afghani) : il entreprend d’identifier certains concepts traditionnels de la pensée islamique avec les idées dominant l’Europe moderne. Comme Afghani, il reprend le terme maslaha, qui devint rapidement sous sa plume un équivalent du concept « d’utilité », mais également celui de shura afin de justifier un éventuel recours au parlementarisme, et enfin celui de ijma’ pour désigner l’opinion publique.

     

    Au-delà de ces jeux sémantiques, le cœur de l’argumentation de ‘Abduh tient en une certaine conception de la « vraie » religion : il établissait une distinction entre ce qui était essentiel et donc permanent et ce qui au contraire était inessentiel et susceptible de changer. Le « vrai » islam avait ainsi selon lui une structure doctrinale très simple, qui faisait une large place aux possibilités d’évolution.

     

    Un autre élément important de son analyse est la place importante qu’il laisse à la raison. Comme nous l’avons vu à propos de l’éducation, il déplore que les oulémas aient renoncé à l’usage de la raison personnelle. Or celle-ci constitue selon lui l’un des piliers de l’islam. Il plaidait pour une revalorisation du concept d’ijtihad (interprétation personnelle, usage de sa raison). En effet, c’est elle qui démontrait à chaque croyant la vérité du texte coranique. Il définissait à l’inverse les infidèles (kafir) comme ceux qui refusaient de voir les preuves proprement rationnelles. Il s’engage ainsi dans une controverse avec Farah Antun, un jeune journaliste égypto-libanais disciple de Renan qui a publié un ouvrage sur Averroès, dans lequel il soutient que l’islam a tué l’esprit philosophique. Cela constitue pour ‘Abduh un contresens terrible sur la notion même d’islam. Nous touchons là à un point fondamental de l’argumentation de ‘Abduh : le problème premier de l’islam est qu’il est incompris. ‘Abduh considère pourtant l’islam comme un savoir du bonheur et de la bonne société, qui suit les préceptes de la raison humaine.

     

    La réforme d’al-Azhar et les oppositions qu’elles suscitent

     

    La fin de la vie de ‘Abduh sera marqué par les tentatives de réforme effective dans lesquelles il s’engagera. Selon lui, la sclérose de l’enseignement des sciences islamiques est en grande partie responsable du déclin du monde musulman, et il faut donc remonter à la source pour favoriser un mouvement réformateur dans toute la société. Il s’agit de mettre un terme à la méthode d’apprentissage que ‘Abduh juge servile et qui consiste en un apprentissage de commentaires de textes choisis parmi un corpus étriqué. Les oulémas se sentent alors menacés par le projet de réforme d’Al-Azhar proposé par ‘Abduh, qui impliquait une réorganisation de l’enseignement islamique et une introduction des sciences modernes.
    En 1892, ‘Abduh propose au khédive Abbas II une réforme d’al-Azhar et parvient à introduire dans l’enseignement des matières modernes. En 1894, un Conseil de direction est créé par le gouvernement : ‘Abduh en est membre, et agit dans le sens d’un renouvellement des sciences religieuses. Le gouvernement accepte le projet proposé par ’Abduh en 1896. À partir de cette date, les sciences modernes sont enseignées à al-Azhar au même titre que les sciences islamiques traditionnelles.
    Toutefois, les conservateurs cherchent un moyen de freiner ces évolutions par lesquelles ils se sentent menacés. Ils font part au khédive des soupçons que ‘Abduh suscite en eux et l’accuse de soutenir un complot britannique contre le gouvernement égyptien. Le khédive ‘Abbas se méfie alors de plus en plus de ‘Abduh et se rapproche des conservateurs, dont il soutient la propagande. Dans ce climat délétère, ‘Abduh se sent incapable de continuer à appliquer les réformes qu’il souhaitait mettre en œuvre et présente finalement sa démission en mars 1905.

     

    Les efforts réformateurs de ‘Abduh auront donc été un échec du fait de l’opposition des oulémas. Pourtant, son influence sera importante dans l’Egypte du XXe siècle. Son nom sera associé à l’idée de « réforme », qu’il s’agisse de la réforme islamique ou de la réforme de l’éducation. L’idée directrice de son œuvre est l’idée selon laquelle l’islam pouvait servir de fondement à la société moderne.
    Il demeure malgré tout un personnage controversé, dans la mesure où son opposition au régime ne l’a pas empêché d’accepter un poste officiel à la fin de sa vie. Par ailleurs, son rapport avec la Grande-Bretagne n’a jamais été éclairci, et beaucoup l’ont soupçonné de favoriser l’occupation. Il n’en demeure pas moins que, malgré les zones d’ombre qui entourent le personnage de ‘Abduh, celui-ci aura été une figure majeure du réformisme islamique.

     

    Bibliographie :
    - Al-Charif, Maher et Mervin Sabrina, Modernités islamiques, 2005, Institut français du Proche-Orient.
    - Diop, Ismaila : Thèse de doctorat sur Islam et modernité chez Muhammad ’Abduh, 2009, Université de Strasbourg (version numérisée).
    - Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.
    - Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983.

     

    Notes :

     

    [1Deuxième plus grand centre de savoir islamique égyptien après al-Azhar.

    [2Poète anglais, qui œuvrera pour un rapprochement des civilisations islamique et occidentale, tout en défendant avec force l’indépendance des pays arabes.

    [3Révolte nationaliste menée par Ahmad Urabi contre le khédive en place

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