• Soliman Ier (1494-1566)

    Par Tatiana Pignon

    Soliman (ou Suleyman) Ier, dit Soliman le Magnifique en Occident et le Législateur [1] en Orient, est sans conteste le plus célèbre sultan de l’histoire ottomane. Son règne (1520-1566) est considéré comme l’apogée de l’Empire ottoman. En effet, tant à l’extérieur, par ses conquêtes et son rayonnement diplomatique, qu’à l’intérieur, par la réorganisation administrative de l’Empire et le contrôle de l’économie et des finances, Soliman fait de l’Empire ottoman une grande puissance méditerranéenne et orientale, menaçant jusqu’aux États européens. Si son héritage ne demeure pas intact après sa mort, il laisse une trace durable dans l’histoire et la mémoire ottomanes, permettant ainsi de mieux comprendre l’histoire de l’Empire jusqu’au XXe siècle.

     

    Soliman le Magnifique : l’Empire ottoman à son apogée

    C’est sous le règne de Soliman, dixième sultan ottoman, que l’Empire atteint sa plus grande extension territoriale. Fils de Sélim Ier, le conquérant de la Syrie (1516) et de l’Égypte (1517), Soliman poursuit l’œuvre de son père en prenant tour à tour Belgrade (1521) ; l’île de Rhodes, fief des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui s’y étaient installés après les croisades (1522) ; la majeure partie de la Hongrie après sa victoire contre les Autrichiens et les Magyars à Mohács (1526) ; l’Azerbaidjan (1533-1534) ; Bagdad et l’Irak (1534) ; le Yémen et Aden (1538). Moins de vingt ans après le début de son règne, tous les territoires arabes du Proche-Orient sont donc passés sous domination ottomane. Dans le même temps, il consolide les conquêtes paternelles en réprimant vigoureusement les révoltes de Syrie (1520-1521) et d’Égypte (1523-1524). Il asseoit également le pouvoir ottoman sur l’Iran avec la paix de 1555, après une expédition contre le shah Tahmasp. De plus, l’activité des corsaires turcs et l’efficacité de la flotte ottomane permettent également de chasser les Vénitiens de la Méditerranée et de placer la Tripolitaine, l’Algérie et une partie de la Tunisie sous suzeraineté ottomane. Lorsqu’en 1574, après la bataille de Tunis, ces pays seront définitivement occupés par l’Empire, tout le monde arabo-musulman se trouvera sous domination ottomane.

    À l’instar de nombreux dirigeants musulmans, le sultan se conçoit comme un « guerrier de la foi » (gazi), qui s’oppose nécessairement au grand empereur chrétien qu’est Charles Quint ; c’est pourquoi, contrairement à son père Sélim, il regarde davantage vers l’Europe que vers l’Asie. Non content de s’attaquer aux Balkans, Soliman mène son armée jusqu’au cœur de l’Europe, à Vienne, capitale de l’Empire autrichien avec qui il est en conflit sur la question de la Hongrie : le grand siège de 1529 fait trembler l’Europe entière. Toutefois, la difficulté du siège – qui dure environ un mois – a raison de l’immense armée rassemblée par le sultan ottoman (plus de cent mille hommes), qui bat en retraite à la mi-octobre. Mais l’Empire de Soliman n’en conserve pas moins en Europe une puissance diplomatique remarquable, fondée sur une force militaire d’autant plus impressionnante que l’armée immense de Soliman est, au contraire des armées occidentales, extrêmement disciplinée et performante. L’exemple le plus probant de cette influence diplomatique est l’alliance qui l’unit à François Ier contre l’empereur du Saint Empire romain germanique, archiduc d’Autriche et prince des Espagnes, Charles Quint. Le roi de France est en effet très hostile au désir de Charles Quint de reconstituer un grand empire qui prendrait la tête de la Chrétienté, l’unifiant ainsi face à la poussée du monde musulman en Méditerranée et dans les Balkans. L’accord entre le sultan ottoman et le roi de France est matérialisé par la signature du traité de 1536, posant les bases d’une alliance qui durera deux siècles et demi (jusqu’à l’expédition d’Égypte de Bonaparte), et affirmant la place importante qu’occupe désormais le sultan ottoman dans les affaires européennes.

    Dans le domaine culturel également, le règne de Soliman marque l’apogée de l’Empire. Le sultan s’attache le talentueux architecte Mimâr Sinân, qui crée un nouveau type de mosquée inspiré de la basilique byzantine Sainte-Sophie : la mosquée de Soliman, celle de Rüstem Pacha ou celle de Shehzadé à Constantinople, celle de Sélim à Andrinople comptent parmi ses plus belles réalisations. La céramique connaît également un renouveau important, notamment à Nicée, et décore les intérieurs des palais et des mosquées. Malgré la position ambiguë de l’islam quant à la peinture [2], de grands peintres représentent des scènes de cour ou de chasse sur un mode très réaliste, même si l’influence de la peinture iranienne – qui idéalise davantage ses personnages – se fait sentir. Enfin, une véritable constellation de poètes [3] gravite autour du sultan et des « grands » de l’Empire, qui les protègent. Avec de grands noms, comme ceux de Fuzulî ou de Bakî, et une multiplication de cercles littéraires à travers tout l’Empire, le siècle de Soliman est véritablement l’âge d’or de la littérature ottomane.

    Soliman le Législateur : la gestion de l’Empire

    À l’intérieur même de l’Empire, Soliman Ier entreprend une grande réorganisation administrative, rendue nécessaire par l’extension des territoires et la conquête de nouvelles provinces. Un très grand nombre de règlements, publiés pendant son règne, permettent d’améliorer la gestion des provinces – chose d’autant plus nécessaire que Bagdad, par exemple, est très éloignée de Constantinople, sans parler des territoires d’Afrique du Nord – et de renforcer l’Empire par une centralisation poussée. L’intégrité de l’Empire ottoman est également assurée par le contrôle serré des fonctionnaires et des dignitaires qui relaient l’autorité du sultan, qui permet d’éviter la mise en place de potentats locaux pouvant mettre en cause le pouvoir impérial. L’action intérieure de Soliman est particulièrement forte dans le domaine de l’économie et des finances, organisées par un gouvernement que Fernand Braudel qualifie de « méticuleux, autoritaire et dirigiste » [4]. Par exemple, les grands importateurs de blé et de viande, produits qui constituent la base de l’alimentation turque, sont étroitement surveillés par le pouvoir, qui compte ainsi empêcher la hausse artificielle des prix. Les consommateurs comme les commerçants sont donc efficacement protégés, sous l’autorité impériale. Les finances de l’État sont prospères, notamment grâce au commerce de la soie et des épices, sur lequel des taxes sont prélevées à chaque point de passage.

    Le sultan mène également une politique de relative tolérance religieuse, là encore très pragmatique dans un Empire qui compte plus de trente millions d’habitants d’origines et de confessions très diverses. Selon le système des millet, les non-musulmans sont organisés par confession, reconnaissent la protection ottomane par le biais d’un impôt et conservent toute liberté religieuse et professionnelle. Soliman agit conformément au vieux principe énoncé dans le Livre de conseils au prince : « Pas de pouvoirs sans soldats, pas de soldats sans argent, pas d’argent sans le bien-être des sujets, pas de sujets sans justice » [5] ; l’Empire ottoman est donc bien tenu d’assurer la sécurité et le bien-être de ses sujets, sans exceptions.

    Héritage et mythe de l’âge d’or

    Le règne de Soliman Ier marque durablement l’histoire de l’Empire ottoman, d’abord sur la question des frontières, qui ne sont presque pas modifiées jusqu’en 1683. De plus, l’alliance franco-ottomane de 1536 inaugure le système des capitulations, ces « droits de pavillon » commerciaux concédés par le sultan à certaines puissances étrangères, qui seront l’un des principaux instruments de la pénétration européenne dans l’Empire au XIXe siècle. En revanche, si les conquêtes de Soliman demeurent pour la plupart des territoires ottomans, la période glorieuse des victoires successives est bien terminée : en 1571, la bataille de Lépante voit la destruction de la flotte turque par une armée coalisée menée par Philippe II d’Espagne ; plus important encore, il semble que les limites de la conquête soient atteintes, du côté de l’Europe comme de la Perse. André Clot voit dans « l’esprit de conquête » la force vive de l’Empire ottoman sous les dix premiers sultans de la dynastie ; il est incontestable que la fin des succès après la mort de Soliman légitime clairement, pour les historiens ottomans, l’idée d’un « déclin » opposé à « l’âge d’or » des conquêtes. Toutefois, si le règne de Soliman fut indiscutablement une période florissante pour l’Empire ottoman, il faut souligner que c’est justement l’historiographie impériale elle-même qui lui a conféré, presque immédiatement, la dimension quasi mythique qu’il a encore aujourd’hui : Soliman lui-même avait connu des échecs, comme celui du siège de Malte en 1565, ou du siège de Vienne. Enfin, des éléments conjoncturels sont également à prendre en compte : la fin du XVIe siècle marque dans toute l’Europe et le monde méditerranéen le début d’une période de crise, avec la mise en place de nouvelles conditions économiques – notamment la révolution des prix, et l’afflux d’or et d’argent venus du Nouveau Monde, qui entraînent l’inflation. Dans cette situation, la stabilité économique maintenue par Soliman pendant son règne n’est plus tenable dès lors que de nouvelles richesses – issues du butin des conquêtes – n’affluent pas dans l’Empire, d’autant plus que les guerres contre l’Autriche coûtent extrêmement cher. L’équilibre s’effondre avec le recours à la ferme fiscale, c’est-à-dire la vente au plus offrant du droit de percevoir l’impôt, qui ouvre la voie aux abus. Dès la fin du XVIe siècle, l’État ottoman se trouve donc en situation de déficit. Face à cette situation difficile, il n’est pas étonnant que le règne de Soliman apparaisse comme un véritable âge d’or, marqué par la prospérité, la stabilité et le rayonnement politique.

    Le règne de Soliman Ier est donc bien une période décisive de l’histoire de l’Empire ottoman, dont elle marque un véritable tournant : Soliman est le dernier sultan à faire rayonner ainsi l’Empire, sur tous les plans. Il se rapproche en ce sens de plusieurs de ses contemporains, comme François Ier en France, ou Charles Quint en Espagne. Toutefois, si la période suivante peut apparaître comme une phase de déclin par rapport à un âge d’or mythifié, l’Empire ottoman reste jusqu’au début du XXe siècle une grande puissance à l’échelle mondiale, vaste, peuplée et influente.

    Bibliographie :
    - Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1949, rééd. 1993, Le Livre de Poche, 533 pages.
    - André Clot, Soliman le Magnifique, Fayard, 1983, 469 pages.
    - Vincent Gourdon, « Soliman le Magnifique (sultan ottoman) », Encyclopédie Universalis.
    - Robert Mantran dir., Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2003, 810 pages.
    - Robert Mantran, « Soliman le Magnifique ou Sulayman », Encyclopédie Universalis.

    [1Kanunī en turc.

    [2L’interdiction de représenter des êtres animés se fonde sur deux passages du Coran qui condamnent formellement les idoles, mais non toute représentation, et sur un autre qui dit que Dieu est le seul « musavir », mot qui signifie à la fois « créateur » et « peintre » en arabe et en turc. Elle est reprise par des hadîth (paroles censément prononcées par le Prophète et ses premiers compagnons), mais son fondement théologique est donc incertain et a fait l’objet d’une immense exégèse.

    [3André Clot, Soliman le Magnifique, p. 353.

    [4Cité dans André Clot, Soliman le Magnifique, p. 284.

    [5Cité dans André Clot, Soliman le Magnifique, p. 290.

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  • Edward W. Saïd (1935-2003)
    Article publié le 27/03/2017

    Par Mathilde Rouxel

    En mettant en lumière la complexité des enjeux politiques et culturels hérités de la colonisation, et en défendant fermement la cause palestinienne, l’œuvre d’Edward W. Saïd est devenue incontournable.

     

    Vie et activité

    Edward Waidie Saïd est né à Jérusalem en 1935, sous le mandat britannique. Son père, un homme d’affaires palestinien de confession catholique, avait vécu aux États-Unis et obtenu la nationalité américaine suite à son service durant la Première Guerre mondiale. Sa mère, elle, était palestinienne protestante. Sa famille s’exile en Égypte en 1947, alors qu’il est adolescent, mais il n’y vivra que peu de temps : ses parents l’envoient étudier aux États-Unis. Il y fait une thèse de doctorat sur Joseph Conrad, puis commence à enseigner la littérature comparée dès 1963, à l’université Colombia de New York. Il y devient professeur attitré de littérature en 1991 et conservera cette chaire jusqu’à son décès en 2003 (1). L’expérience de l’exil et du passage des frontières (2) est au cœur de l’œuvre d’Edward Saïd, qui ne cessera de réfléchir sur les rapports de domination de l’Occident sur le reste du monde. Comme le note Yves Clavaron dans l’ouvrage qu’il lui consacre, « la réussite de Saïd tient sans doute moins au fait d’avoir ébranlé les représentations de l’Orient que d’avoir problématisé l’Occident et ses discours » (3) : c’est ainsi que la question orientaliste a pu se poser en d’autres termes et ouvrir de nombreux débats d’un côté et de l’autre, la lecture de Saïd s’étant largement diffusée. Sur la question palestinienne, le rôle et la position d’Edward Saïd sont également considérables : pour Pierre Robert Baduel, « ses écrits et ses prises de position publiques ont contribué à modifier l’image internationale des Palestiniens et à faire reconnaître la dignité de leur cause » (4) - un engagement fort, pour lequel il a été attaqué sur le plan personnel, ses positions étant considérées « antioccidentales ». Il conserve pourtant son indépendance et sa liberté de jugement : il démissionne ainsi en 1991 du Conseil National de Palestine, auquel il contribuait depuis 1977, il plaide pour la solution d’un État unique de coexistence entre les deux peuples (5) et critique fermement Yasser Arafat lors de la signature des accords d’Oslo.

    La posture d’Edward Saïd est celle d’un intellectuel appartenant « au camp des faibles et des non-représentés » (6), posture qu’il revendique tant dans L’Orientalisme que dans ses ouvrages suivants, Culture et impérialisme (2000) en tête. Pierre Robert Baduel avance même que Saïd se voudrait plus globalement « un intellectuel de tous les mouvements de libération » (7), puisqu’il n’hésite pas à se référer à Malcom X ou à James Baldwin (essayiste et romancier afro-américain). À partir de cet héritage, il s’attache à poursuivre ses analyses de l’impérialisme et à exposer les rapports de force liés au processus colonialiste dont il s’agit de libérer les imaginaires : la connaissance n’est pas neutre, il faut donc construire, pour s’émanciper, de nouveaux systèmes référentiels en montrant l’insuffisance de la lecture idéaliste de l’Orient par les Orientalistes.

    Principales œuvres

    Edward W. Saïd défend ainsi « une conception exigeante du rôle social de l’intellectuel » (8). C’est d’ailleurs la guerre des Six Jours en 1967 et la défaite arabe contre Israël qui marque le début de son engagement. Parmi ses premiers écrits, resté célèbre, son livre L’Orientalisme : L’Orient vu par l’Occident, publié en 1978, est un témoignage concret de son implication politique et plus particulièrement de son intérêt pour les problématiques de la domination et des représentations. Il interroge particulièrement les modes de dominations culturelles et politiques (propres à l’impérialisme, marqué par l’héritage colonial) et moyens de contestation. L’Orientalisme a rapidement eu une influence considérable tant en Orient qu’en Occident, où il pose les jalons des postcolonial studies en articulant sciences politiques, histoire, philosophie et critique littéraire utiles pour questionner les notions de représentation et de domination. L’ouvrage questionne en effet de façon novatrice, à travers l’analyse des représentations littéraires, les représentations construites de l’Orient par l’Occident. Il remet ainsi en question les préjugés eurocentriques les plus subtils, en soulignant des failles méthodologiques qu’il juge dangereuses – en ce que, souvent, elles montrent que les démonstrations sont construites dans le but de justifier la domination occidentale plutôt que de convoquer une implacable rigueur scientifique. L’enjeu du livre de Saïd est qu’il ne se contente pas simplement de dénoncer ces manipulations dans les représentations : il montre en effet que les populations orientales elles-mêmes se sont appropriées ces préjugés, et qu’elles nourrissent désormais elles-mêmes ce sentiment de domination de la pensée occidentale. Par-là, Saïd souligne la persistance des dynamiques de colonisation, à l’origine de la binarité de la conception mythologique des rapports entre Orient et Occident.

    Le succès de L’Orientalisme biaise en un sens la pensée d’Edward Saïd, devenu le penseur à l’avant-garde des études postcoloniales, lorsque le sujet d’origine du penseur était d’abord de questionner, d’un point de vue géopolitique, les rapports de force qui, dans le monde contemporain, opposaient les cultures occidentales et extra-occidentales. Aujourd’hui, l’ouvrage est perçu comme proposant le bilan d’une ère qui s’achevait : selon Daniel Rivet, la publication de L’Orientalisme « coïncida avec l’exténuation du genre [de l’orientalisme] et contribua à sa mise à mort symbolique de manière retentissante » (9). Pour l’orientaliste Maxime Rodinson, qui qualifie par ailleurs l’analyse du penseur palestinien d’« intelligente, sagace et souvent pertinente », « le mérite de Saïd est d’avoir contribué à définir mieux l’idéologie de l’orientalisme européen (en fait, surtout anglo-français) au XIXe et XXe siècle et son enracinement dans les objectifs politiques et économiques européens d’alors » (10).

    Ultérieurement, Edward Saïd publie Culture et impérialisme (2000), dans lequel il revient au texte littéraire et au roman pour le définir comme le résultat d’une « interaction créatrice » entre l’auteur, son histoire et sa sensibilité : il nuance par-là ainsi les thèses développées dans L’Orientalisme et propose une analyse complexe de la fonction intellectuelle dans les rapports de force installés entre Orient et Occident. Ces réflexions sont d’ailleurs déjà en process dans Beginnings : Intention and Method (1998) et furent encore poursuivies dans Humanisme et Démocratie (2005), où la question de l’exil tient, encore une fois, une place de choix. D’ailleurs, son autobiographie, À contre-voie (1999) naît également d’une remémoration et d’une pensée du retour qui fait écho à toute l’œuvre critique d’Edward Saïd, centrée sur les notions d’exil et de frontières – tant culturelles que politiques. Il y écrit qu’il fut « un Arabe éduqué à l’occidentale » (11), et témoigne ainsi des difficultés auxquelles il fut confronté pour s’enraciner quelque part, du Caire aux États-Unis, où il fut toujours l’étranger issu d’un pays rayé de la carte du Moyen-Orient. Cette autobiographie, qui ne porte que sur sa jeunesse, mais renforce les idées qu’il développait précédemment sur l’exil et les lignes de rupture entre deux mondes et cultures, orientale et occidentale.

    Entre temps, c’est la Palestine qui occupe les travaux d’Edward Saïd : en 1979 paraît La Question de Palestine, qui joue un rôle capital dans la sensibilisation du public américain à la question palestinienne (12). Il y propose une analyse de la société à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque l’idéologie coloniale occultait la société palestinienne et que le mouvement sioniste prenait de l’ampleur, perçu par les Arabes comme étant une partie intégrante de l’entreprise coloniale européenne. Il décrit ensuite l’attitude palestinienne au lendemain de la défaite de 1967, puis discute dans une dernière partie les accords de Camp David, signés entre Israël et l’Égypte en 1978. Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de L’Orientalisme dans cette critique du regard occidental porté sur les pays du Moyen-Orient. La publication en 1995 de The Politics of Dispossession : The Struggle for Palestinian Self-Determination rassemble par ailleurs une collection de courts essais et d’articles explorant la Palestine et la lutte des Palestiniens de 1968 à 1994, date de parution de l’ouvrage. Son engagement pour la Palestine le caractérise jusqu’à la fin de sa vie ; il publie dans des journaux du monde entier sur la possibilité d’une « troisième voie » pour un processus de paix entre Israël et la Palestine, que l’on retrouve notamment développée dans un article publié en 1998 dans Le Monde Diplomatique (13).

    Comme le note Yves Clavaron en conclusion de son ouvrage, « Edward Said n’est pas seulement un Palestinien à New York, mais le Palestinien, qui concentre toutes les attaques et les menaces, notamment de la Jewish Defense League d’Amérique qui l’a traité de nazi en 1985 » (14). Saïd se définit pourtant lui-même comme « intellectuel juif, palestinien, libanais, arabe et américain » (15) ; loin d’être l’adversaire de l’Occident qu’on lui reprochait souvent d’être, Edward Saïd était un intellectuel qui appartenait à la fois aux mondes arabe et occidental. Ainsi peut-on conclure avec Pierre Robert Baduel que « tout en ayant critiqué l’orientalisme, [Edward Saïd] aura d’une certaine façon concouru au même rêve que ceux qui ont fait la Renaissance orientale : multiplier le monde » (16).

    Notes :
    (1) BaSES, « Edward Said », plateforme de l’Université de Lausanne, juillet 2013, en ligne. URL : https://wp.unil.ch/bases/2013/07/576/
    (2) E. U. Chemla, « Saïd Edward (1935-2003) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 1 mars 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-w-said/
    (3) Yves Clavaron, Edward Said, L’Intifada de la culture, éditions Kimé, 2013, p.85.
    (4) Pierre Robert Baduel, « Relire Saïd ? L’Outre-Occident dans l’universalisation des sciences sociales », in Kmar Bendana, Katia Boissein, Delphine Cavallo (dir.), Biographies et récits de vie, Alfa. Maghreb et sciences sociales, 2005, p. 171.
    (5) Edward Saïd, D’Olso à L’Irak, préface de Tony Judt, postface de Wadie E. Said, Fayard, Paris, p. 17.
    (6) Edward Saïd, « Les intellectuels et le pouvoir », série de conférences Reith données à la BBC en 1993, cité par Pierre Robert Baduel.
    (7) Op. cit. p.174
    (8) E. U. Chemla, « Saïd Edward (1935-2003) », op. cit.
    (9) Daniel Rivet, « Culture et impérialisme en débat » in Revue d’Histoire moderne et contemporaine n° 48-4, octobre-décembre 2001.
    (10) Maxime Rodinson, La fascination de l’islam, Paris, éditions Agora, 1993, p.14.
    (11) Edward W. Saïd, À contre-voie.
    Descriptif de l’ouvrage de l’édition française par Actes Sud, disponible en ligne. URL : http://www.actes-sud.fr/catalogue/lactuel/la-question-de-palestine
    (13) Edward W. Saïd, « Israël-Palestine, une troisième voie », Le Monde Diplomatique, août 1998, archive disponible en ligne. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/SAID/3925
    (14) Yves Clavaron, op.cit.p.101.
    (15) E.U. Chemla, « Said Edward W. (1935-2003) », Encyclopedia universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-w-said/
    (16) Pierre Robert Baduel, op. cit. p.210.
    (17) Liste établie par Pierre Robert Baduel, op. cit.

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  • A l’occasion du premier jour du ramadan, l’opérateur de téléphonie mobile koweïtien Zain a diffusé un clip vidéo dans lequel un garçon interpelle des sosies de dirigeants sur les crises qui déstabilisent le monde arabe et notamment la Palestine.

    Le géant koweïtien de la téléphonie mobile, Zain, a publié le 17 mai un clip vidéo mettant en scène un enfant s’adressant aux sosies des dirigeants américain, russe, nord-coréen, allemand, canadien et du Secrétaire général de l’ONU au sujet des conflits qui secouent le monde arabe et en particulier la Palestine. «Monsieur le président, bon ramadan. Je vous invite à rompre le jeûne avec moi, si vous retrouvez ma maison sous les débris», entonne le garçon devant Donald Trump dans le Bureau ovale.

    Source : https://francais.rt.com/international/50834-trump-poutine-merkel-reunis-danshttps://francais.rt.com/international/50834-trump-poutine-merkel-reunis-dans

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  • Découvrez Shibam, la Manhattan du désert

     

    Shibam est une ville située à 480 km à l'est de Sanaa aux abords du désert de l'Hadramaout sur un éperon rocheux surplombant le wadi. Surnommée la Manhattan du désert grâce à son architecture composée d'immeubles en forme de tour, la ville subjugue dès le premier regard. La vieille ville de Shibam protégée par une enceinte fortifiée date du XVIéme siècle offre l'une des plus anciennes structures architecturales fondées sur les constructions en hauteur. Certains immeubles peuvent atteindre les 30 mètres de hauteur et disposer de 7 étages. " Son urbanisme rigoureux fondé sur le principe de la construction en hauteur " a permis à la ville d'être classée au patrimoine mondial de l'Unesco en tant que plus ancienne cité gratte-ciel du monde. La ville était autrefois une étape primordiale des caravaniers partis sur la route des épices et de l'encens. Pour la petite histoire, Pier Paolo Pasolini a choisi Shibam comme décor pour son film les Mille et unenuit sorti en 1974. Il est vrai qu'en apercevant la vieille ville de Shibam, on la croirait tout droit sortie d'un conte perse.

    Source:Yémen Terres de voyages

     

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