• Myanmar. Les hauts responsables militaires doivent être traduits en justice pour les crimes contre l’humanité commis à l’égard des Rohingyas

     27 juin 2018, 00:01 UTC

     Un nouveau rapport cite nommément 13 hauts gradés ayant joué un rôle majeur dans les meurtres, les viols et les expulsions dont les Rohingyas sont la cible

    • Les forces de sécurité du Myanmar ont commis neuf types de crimes contre l’humanité distincts, dont la responsabilité remonte jusqu’au sommet de la chaîne de commandement
    • Amnesty International appelle au respect de l’obligation de rendre des comptes, notamment via la saisie de la Cour pénale internationale (CPI) par le Conseil de sécurité de l’ONU

     

    Amnesty International a recueilli des éléments nombreux et dignes de foi permettant de conclure à la responsabilité du commandant en chef des forces armées du Myanmar, le général Min Aung Hlaing, et de 12 autres personnes, clairement identifiées, dans les crimes contre l’humanité perpétrés lors des opérations de nettoyage ethnique menées contre la population rohingya du nord de l’État d'Arakan.

     

    Dans un rapport très détaillé intitulé Myanmar. « Nous allons tout détruire » – la responsabilité de l’armée dans les crimes contre l’humanité commis dans l’État d’Arakan, Amnesty International demande que la Cour pénale internationale (CPI) soit saisie de la situation au Myanmar et qu’elle ouvre une enquête et des poursuites dans cette affaire.

     

    « Le déferlement de violence de la part des forces de sécurité du Myanmar qui s’est abattu sur de nombreux villages du nord de l’État d'Arakan, sous forme de meurtres, de viols, d’actes de torture, de destruction par le feu et de famine induite, n’est pas le fait de quelques soldats ou unités livrés à eux-mêmes », a déclaré Matthew Wells, conseiller principal d’Amnesty International pour les situations de crise. « Une foule d’éléments tendent à prouver que ces actes s’inscrivent dans le cadre d’une offensive systématique et parfaitement orchestrée contre la population rohingya. »

    « Ceux qui ont du sang sur les mains, jusqu’au sommet de la chaîne de commandement, jusqu’au général Min Aung Hlaing en personne, doivent être contraints de rendre des comptes pour leur rôle dans la supervision ou la commission de crimes contre l’humanité et d’autres violations graves des droits humains sanctionnées par le droit international. »

     

    Une enquête minutieuse

     

    Dans son rapport, Amnesty International donne également les noms de neuf subordonnés du commandant en chef de la Tatmadaw – l’armée du Myanmar – ainsi que de trois responsables de la police des frontières, accusés d’avoir joué un rôle majeur dans la campagne de nettoyage ethnique.

     

    Fruit de neuf mois de recherches intensives, notamment au Myanmar et au Bangladesh, ce document constitue le compte rendu le plus complet jamais publié par Amnesty International sur la manière dont les forces armées du Myanmar ont contraint plus de 702 000 femmes, hommes et enfants – soit plus de 80 % de la population rohingya du nord de l’État d'Arakan recensée avant la crise – à se réfugier au Bangladesh à partir du 25 août 2017.

     

    Il apporte de nouvelles informations concernant la hiérarchie militaire du Myanmar et le déploiement des troupes, ainsi que sur les arrestations, les disparitions forcées et les actes de torture auxquels se sont livrées les forces de sécurité sur la personne d’hommes et de jeunes garçons de la communauté rohingya dans les semaines qui ont immédiatement précédé la crise actuelle.

     

    C’est également le rapport le plus détaillé à l’heure actuelle sur les exactions commises par l'Armée du salut des Rohingyas de l'Arakan (ARSA), avant et après le déclenchement par ce groupe armé d’attaques concertées contre des postes des forces de sécurité, le 25 août 2017. Ce groupe a notamment tué des personnes d’origines ethniques et religieuses diverses dans le nord de l’État d'Arakan. Il a également assassiné ou enlevé des membres de la communauté rohingya qu’il soupçonnait de collaborer avec les autorités.

     

    Amnesty International a déjà publié des informations détaillées sur la répression féroce exercée par les forces armées du Myanmar en réaction aux attaques de l’ARSA, sur fond de pratiques anciennes de discrimination et de ségrégation, constituant de fait un véritable apartheid. Elle a dénoncé les atteintes au droit international commises dans le cadre de cette répression, et notamment, entre autres violations graves des droits humains, les meurtres, les viols et autres actes de torture, les destructions par le feu de villages entiers, l’utilisation de mines terrestres, la famine organisée et les expulsions de masse.

     

    Fondé sur plus de 400 entretiens – ainsi que sur une masse considérable d’éléments venant à l’appui des propos recueillis, dont des images par satellite, des photographies et des vidéos dont l’authenticité a été vérifiée et des analyses médicolégales et balistiques réalisées par des experts –, ce nouveau rapport examine dans leurs détails les plus terrifiants les modes opératoires qui caractérisent les violations perpétrées dans le cadre des « opérations de nettoyage » menées par l’armée après les attaques de l’ARSA. Il identifie en outre les unités ou les bataillons militaires précis impliqués dans nombre des pires atrocités commises. Selon les informations recueillies par Amnesty International, les forces de sécurité du Myanmar se sont rendues coupables de neuf des 11 types de crimes contre l’humanité décrits dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

     

    Des troupes de combat déployées avec pour mission de « tout détruire »

     

    Ce rapport montre comment le haut commandement militaire a placé en première ligne et au cœur des opérations menées dans le nord de l’État d'Arakan ses unités de combat les plus redoutables, tristement connues pour les violations qu’elles avaient déjà commises ailleurs dans le pays. Cette décision a eu des conséquences catastrophiques pour la population rohingya.

     

    Au cours des semaines qui ont précédé le 25 août, la Tatmadaw a fait venir des bataillons appartenant aux 33e et 99e divisions d’infanterie légère, deux unités de combat dont Amnesty International avait dénoncé l’implication dans des crimes de guerre commis fin 2016 et vers le milieu de l’année 2017 dans l’État kachin et dans le nord de l’État chan, dans le cadre des conflits armés qui affectent ces deux régions.

     

    Dans certains villages rohingyas, les officiers à la tête des troupes déployées ont d’emblée clairement indiqué quelles étaient leurs intentions. Autour du 20 août 2017, cinq jours avant que la situation ne dégénère, un officier commandant un contingent de la 33e division d’infanterie légère a ainsi rencontré à Chut Pyin, dans la municipalité de Rathedaung, les dirigeants de plusieurs villages rohingyas voisins. Selon les témoignages de sept personnes présentes lors de cette rencontre, recueillis séparément par Amnesty International, cet officier aurait déclaré que ses hommes tireraient directement sur les habitants rohingyas, sans distinction, en cas d’actions de l’ARSA dans le secteur ou à la moindre « incartade » de la population locale.

     

    Amnesty International a également pu se procurer un enregistrement sonore apparemment authentique d’une conversation téléphonique en birman entre un habitant rohingya d’Inn Din, dans la municipalité de Maungdaw, et un officier de l’armée du Myanmar en poste dans la région. « Nous avons l’ordre de brûler tout le village en cas de trouble », disait ce dernier. « Au moindre problème, nous allons tout détruire. »

     

    La vague de violences qui a suivi et qui a vu les forces de sécurité brûler totalement ou partiellement des centaines de villages rohingyas du nord de l’État d'Arakan, a été dénoncée, preuves à l’appui, par Amnesty International et divers autres observateurs. La quasi-totalité des villages de la municipalité de Maungdaw a notamment été détruite. Le rapport d’Amnesty international apporte de nouvelles précisions concernant l’offensive généralisée et systématique menée contre la population rohingya, et notamment sur les massacres à grande échelle perpétrés dans chacune des trois municipalités de la région – dans les villages de Chut Pyin, Min Gyi et Maung Nu. Des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants ont été tués lors des opérations militaires. On ne connaîtra peut-être jamais le nombre exact de victimes. Certaines ont été ligotées et exécutées sommairement par balles ; d’autres ont été abattues pendant leur fuite ; d’autres encore ont été brûlées vives dans leurs maisons.

     

    Les membres des forces de sécurité se sont en outre livrés à des viols sur des femmes et des jeunes filles rohingyas, dans leur village ou alors qu’elles tentaient de gagner le Bangladesh. Amnesty International a pu interroger 20 femmes et deux fillettes qui avaient été violées, dont 11 en réunion. Elle a recueilli des informations faisant état de viols et de violences sexuelles perpétrés à 16 endroits différents, dans les trois municipalités du nord de l’État d'Arakan. Très répandue, cette pratique était redoutée des communautés rohingyas et faisait partie de la campagne visant à les obliger à quitter la région. Certaines victimes de viol ont en outre assisté au meurtre de membres de leur famille. Dans au moins un village, les militaires se sont livrés à des viols, puis ont incendié les bâtiments dans lesquels se trouvaient leurs victimes.

     

    Arrestations et actes de torture aux mains de la police des frontières

     

    Alors que les tensions se faisaient de plus en plus vives, dans les jours qui ont précédé le 25 août et ceux qui ont suivi, les forces de sécurité du Myanmar ont arrêté et placé en détention arbitraire des centaines de Rohingyas de sexe masculin, dans tout le nord de l’État d'Arakan. Amnesty International a pu rencontrer 23 hommes et deux jeunes garçons qui avaient été arrêtés, maltraités et dans certains cas torturés par les militaires pendant cette période.

     

    Les personnes arrêtées ont souvent été rouées de coups au moment de leur interpellation, puis conduites sur des bases de la police des frontières, où elles sont restées pendant des jours, voire des semaines, en détention au secret.

     

    Les détenus ont été torturés par des membres de la police des frontières, qui cherchaient à obtenir d’eux des informations ou à leur faire « avouer » leur appartenance à l’ARSA. Amnesty International a recueilli des informations détaillées faisant état d’actes de torture perpétrés sur deux bases bien précises de la police des frontières : celle de Taung Bazar, dans le nord de la municipalité de Buthidaung, et celle de Zay Di Pyin, un village de la municipalité de Rathedaung. De nombreuses victimes ont déclaré avoir été torturées dans l’enceinte de ces bases par des agents de la police des frontières.

     

    Parmi les méthodes de torture dénoncées par des détenus remis par la suite en liberté, citons les passages à tabac, les brûlures, les simulacres de noyade, ainsi que le viol et d’autres violences sexuelles. Plusieurs Rohingyas de sexe masculin ayant été détenus sur la base de Taung Bazar ont affirmé que leurs geôliers leur avaient brûlé la barbe. Plusieurs hommes et deux jeunes garçons détenus sur la base de Zay Di Pyin ont expliqué qu’ils étaient restés sans boire et sans manger, et qu’on les avait frappés au point de les laisser quasiment pour morts. Plusieurs ont déclaré qu’on leur avait brûlé les organes génitaux jusqu’à ce que ceux-ci se couvrent de cloques.

     

    Parmi les témoignages recueillis par Amnesty International, citons par exemple celui de cet agriculteur d’un village de la municipalité de Rathedaung : « J’étais debout, les mains attachées derrière la tête. Ils m’ont baissé mon longyi [sorte de sarong] et ont placé une bougie allumée sous mon pénis. [Un agent de la police des frontières] tenait la bougie et [son supérieur] donnait les ordres… Ils me disaient : « Dis la vérité, ou tu vas mourir. » »

     

    Des détenus sont morts sous la torture en détention, comme ce jeune homme de 20 ans, frappé à mort avec une planche parce qu’il avait demandé de l’eau.

     

    Pour obtenir leur libération, les détenus ont dû verser d’importants pots-de-vin et signer une déclaration, dans laquelle ils affirmaient ne pas avoir été maltraités. Dix mois plus tard, les autorités du Myanmar n’avaient toujours pas indiqué les noms des personnes qui se trouvaient encore en détention, l’endroit où elles étaient et, le cas échéant, les faits qui leur étaient reprochés. Ces personnes étaient victimes de détention arbitraire au regard du droit international.

     

    Responsabilité de la hiérarchie

     

    Amnesty International a pu consulter des documents confidentiels concernant les forces armées du Myanmar, indiquant que, lors des opérations militaires du type de celles menées dans le nord de l’État d'Arakan, les éléments déployés sur le terrain opéraient normalement sous le contrôle étroit de hauts gradés. Les unités de combat, responsables de l’immense majorité des crimes commis contre les Rohingyas, doivent rendre compte dans des conditions très strictes de leurs déplacements, de leurs interventions et de l’usage fait de leurs armes. La hiérarchie militaire a ou devrait avoir connaissance de ces informations.

     

    Qui plus est, plusieurs hauts responsables de l’armée, dont le général Min Aung Hlaing, se sont rendus en personne dans le nord de l’État d'Arakan, avant et pendant la campagne de nettoyage ethnique, afin de superviser une partie des opérations.

     

    La hiérarchie militaire savait - ou aurait dû savoir – que des crimes contre l’humanité étaient commis. Or, elle s’est abstenue de faire usage de son autorité pour empêcher, faire cesser ou punir ces crimes, cherchant même à en dissimuler l’écrasante majorité pendant la période qui a suivi. Il existe en outre suffisamment d’éléments pour demander qu’une enquête soit ouverte sur la participation directe présumée de certains hauts gradés, voire de l’ensemble de la hiérarchie militaire, dans la préparation, le déclenchement ou l’exécution de la campagne de meurtres, de viols, de torture et de destruction par le feu menée par les forces armées.

     

    Les travaux de recherche d’Amnesty International ont permis d’identifier 13 personnes ayant joué un rôle décisif dans des crimes contre l’humanité. L’organisation demande que tous les responsables soient traduits en justice. [Leurs noms seront publiés après la conférence de presse du 26 juin.]

     

    L’heure est venue de rendre des comptes

     

    Face aux pressions internationales de plus en plus vives, les autorités du Myanmar ont annoncé le mois dernier la mise en place d’une « Commission d’enquête indépendante » chargée d’examiner les allégations de violations des droits humains. Les investigations réalisées jusqu’à présent sous l’autorité du gouvernement ou de l’armée sur les atrocités perpétrées dans l’État d'Arakan n’ont servi qu’à mettre un voile sur la responsabilité des militaires.

    « La communauté internationale ne doit pas se laisser abuser par cette nouvelle tentative visant à éviter aux responsables d’avoir à rendre des comptes », a déclaré Matthew Wells. « Elle doit mettre enfin un terme à des années d’impunité et faire en sorte que ce chapitre sombre de l’histoire récente du Myanmar ne se reproduise jamais. »

     

    « Le Conseil de sécurité des Nations unies doit cesser les jeux politiciens et saisir de toute urgence la Cour pénale internationale de la situation au Myanmar, imposer un embargo complet des armes à destination de ce pays et adopter des sanctions financières ciblées contre les individus haut placés responsables de violations et de crimes graves.

     

    « En attendant d’être parvenue à un consensus et d’avoir obtenu le soutien international nécessaire à la saisie de la CPI, la communauté internationale doit mettre en place, dans le cadre du Conseil des droits de l'homme de l’ONU, un mécanisme chargé de recueillir et de préserver les éléments destinés à une future procédure pénale.

     

    « Si rien n’est fait rapidement, alors que les éléments à charge sont manifestement accablants, une question s’imposera : que faut-il pour que la communauté internationale prenne enfin la justice au sérieux ? »

    Source :Amnesty International.

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  • Parti trop tot .Que Dieu (swt) lui accorde sa Misericorde . Allah yarahmou .

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  • Philippe Ouaki Di Giorno, agronome français qui a “compris le monde végétal depuis l’intérieur” est l’inventeur d’un hydrorétenteur qui pourrait littéralement faire reverdir les déserts.

    Mais il refuse de céder ses extraordinaires inventions à la seule logique du profit.

    PODG est parvenu à mettre au point, entre autres inventions, un étonnant “hydrorétenteur/fertilisant” biophile, c’est-à-dire un produit retenant l’eau, par exemple dans des conditions climatiques arides, et qui non seulement ne fait pas pourrir les racines, mais décuple leur développement.

    Le polyter contient 5% de polyacrylate de potassium, un matériau de synthèse totalement bio dégradable et à priori sans risque pour la santé des sols. Des études sur plusieurs années vont être nécessaires afin d’être sûr de son innocuité.

    Ce produit est déjà connu dans le monde entier : par exemple dans les jardins du Luxembourg, à Paris, sur les greens de golf des émirs d’Arabie, dans les jardins royaux du Maroc ou sur les balcons des jardiniers japonais.

    Mais l’affaire reste artisanale. Philippe Ouaki continue à fabriquer son produit lui-même, secrètement, dans sa mini-usine, refusant de céder ses brevets aux grosses compagnies agroalimentaires dont certaines ont pourtant proposé des sommes considérables…

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  • La dualité des bases téléologiques du chiisme originel à travers la figure centrale de l’imâm

    Par Gabriel Malek

    La compréhension occidentale de la géopolitique actuelle du Moyen-Orient s’appuie sur de nombreux modèles analytiques opposant les musulmans chiites et sunnites. Le terme de « Croissant chiite », par exemple, désignerait une région géopolitiquement cohérente de Téhéran à Damas qui rassemblerait d’importantes minorités ou majorités chiites et fidèles au régime iranien de l’Ayatollah Khamenei. Si ce concept permet une lecture politique limitée de cette région complexe, d’un point de vue religieux elle n’a que très peu de sens. En effet, la grande majorité des populations chiites du « Croissant chiite », particulièrement en Irak, est bien plus loyale aux paroles de l’Ayatollah iraquien Ali al-Sistani qui rejette totalement le régime théocratique iranien. Né à Machhad (Iran) en 1930, Ali al-Sistani devient un véritable guide populaire dans l’Irak d’après guerre (2003), ce qui fait écho à la base même de la religion chiite : la figure de l’imam.

    Le concept de chiisme manié par les analystes géopolitiques correspond donc bien plus à une stratégie politique de la République islamique, qu’à une quelconque réalité religieuse au Moyen-Orient. Au contraire de ce chiisme politique, nous nous concentrerons dans cet article sur les bases théoriques et téléologiques du chiisme comme confession. Dans leur minutieux écrit, Qu’est ce que le Shî’isme ?, le philosophe Christian Jambet et l’islamologue Mohammad Ali Amir Moezzi retracent l’univers spirituel, historique et intellectuel du chiisme (1). Une telle analyse permet de mieux comprendre les ressorts du chiisme religieux et politique, comme la culture des martyres, capitale au sein du régime iranien de Téhéran et du mouvement libanais du Hezbollah.

    En quoi l’étude des bases théoriques du chiisme met-elle en lumière une religion au savoir ésotérique double centré autour de la figure axiale de l’imam ?

    Histoire originelle et fondements téléologiques premiers du chiisme

    Le chiisme serait la plus ancienne branche de l’Islam puisque son origine remonte à la mort du Prophète et au conflit qui accompagna sa succession. La majorité des musulmans de confession sunnite définissent le chiisme comme une hétérodoxie voire une hérésie de l’Islam. Au contraire, les pratiquants chiites se considèrent eux mêmes comme pratiquant la véritable orthodoxie musulmane.

    Suite à la mort du prophète Muhammad en 632, la question de sa succession en tant que Guide spirituel et politique se manifeste rapidement. Les chiites décident de soutenir son gendre et cousin, Alî Abî Tâlib, alors que la majorité des musulmans porte son choix sur Abû Bakr, vieux compagnon du Prophète. Derrière l’opposition naissante entre chiites et sunnites, se cache un affrontement philosophique plus complexe. Les sunnites préfèrent en effet avoir recours à la tradition ancestrale de l’élection tribale d’un chef, soit le rassemblement d’un conseil de chefs temporels qui désigne un sage respectable comme Abû Bakr, qui devient le premier calife. Au contraire, les chiites prétendent que Muhammad n’aurait jamais laissé la question de sa succession en suspens et avait clairement désigné Alî comme son héritier tant spirituel que politique. Ainsi, les chiites privilégient l’exégèse coranique dans le choix du nouveau Guide alors que les sunnites mettent en avant l’élection temporelle.

    La bataille de Kerbala - ayant eu lieu le 10 octobre 680 et opposant les partisans de Husayn, fils d’Alî, à l’armée des Omeyyades - s’inscrit dans la continuité de cet affrontement téléologique. Cependant, les partisans de Alî sont 72 face à quelques 30 000 sunnites, ce qui mène à un massacre de tous les chiites présents sur le champ de bataille. Ce succès sunnite marque un renforcement politique de la puissante dynastie omeyyade qui gouverne le monde musulman jusqu’en 750. Pour les chiites, il s’agit d’une rupture religieuse puisque le martyre à Karbala de Husayn, petit-fils du Prophète, et de sa famille est un des fondements de la martyrologie propre à la théologie du chiisme duodécimain.

    La figure centrale de l’imâm dans le chiisme

    Ainsi, dans la perspective chiite, Alî est le légataire élu par le Muhammad lui-même, ce qui lui procure une légitimité totale pour guider le peuple musulman. Alî est donc considéré par les chiites comme le premier imâm. Le terme d’imâm désigne à la fois le guide et le chef qui concentre donc le pouvoir temporel et religieux. Au contraire, les sunnites préfèrent le terme de calife pour désigner leur chef, sa légitimité provenant d’une élection temporelle.

    Il est complexe d’étudier la religion chiite en raison de la multiplicité et de l’ancienneté de ses textes. En effet, « la théologie et l’exégèse coranique y côtoient l’ésotérisme, le droit avoisine avec la magie et les mythes cosmogoniques vont de pair avec les pratiques dévotionnelles (2) ». Cependant, le véritable pivot de la doctrine chiite est bien la figure de l’imâm qui est un titre sacré pour les partisans d’Alî. Le chiisme peut donc s’apparenter à une « imâmologie » puisque tous les chapitres de foi sont déterminés en dernier lieu par rapport à la figure centrale du Guide.

    La République islamique en Iran est une théocratie installée en 1979 par Rouhollah Khomeini, suite au renversement du Shah au sein de laquelle la figure de l’Ayatollah est centrale. Ce modèle politique, issu du clergé chiite dit rationnel, s’inscrit bien dans la continuité politique de la doctrine téléologique chiite. Enfin, l’Ayatollah est le dépositaire du pouvoir temporel et religieux et incarne verticalement le statut de Guide du peuple iranien.

    Vision dualiste et Vision duelle

    Pour bien saisir la base théorique de la doctrine chiite, il est crucial d’avoir en tête le double axe de conception analytique du monde qu’elle déploie : soit la vision duelle et la vision dualiste.

    Selon la conception chiite duelle, toute réalité, de la plus complexe à la plus anodine, détient deux niveaux : un premier manifeste et le second non manifeste ou caché. Il s’agit finalement d’une dialectique entre respectivement l’exotérisme et l’ésotérique. En effet, seule une élite choisie peut appréhender le niveau caché de la réalité.

    La mission du guide imâm consiste de fait à faire connaître l’esprit du Coran, soit l’ésotérisme de la réalité, non pas à tous mais à l’élite de la communauté. Les chiites voient ainsi dans leur minorité un signe d’élection. Si le Coran peut être désigné comme le Livre silencieux, l’imam est le Coran parlant. L’imâm possède donc une figure d’intercesseur et de messager de l’ésotérisme de la Révélation.

    La vision duelle du chiisme constitue ainsi l’axe dit de l’initiation. Grace à l’enseignement sacré des imâms, le croyant se rapproche du divin et de la compréhension des mystères de l’être.

    La seconde croyance de base du chiisme peut être désignée comme une vision dualiste du monde. Cette perspective manichéenne présente la réalité comme l’histoire d’un combat cosmique entre le Bien et le Mal, entre la lumière et l’obscurité. Ce combat primordial se répercuterait donc à toutes les époques, rythmant la marche de l’Histoire.

    Ainsi, le monde a connu deux types de gouvernement : celui de Dieu où les imâms enseignent l’ésotérisme chiite et celui de Satan où celui-ci ne peut s’enseigner qu’en secret. Seule l’arrivée du sauveur Mahdî vaincra définitivement les forces du Mal.

    Il est important de noter que les ennemis de l’imâm ne sont pas nécessairement les pratiquants de religions autres. En effet, un chiite initié se sentira plus proche d’un juif ou d’un chrétien initié soit un homme versé dans l’étude de l’ésotérisme de sa propre religion.

    La vision dualiste du chiisme constitue ainsi l’axe dit du combat. Il s’agit d’un affrontement entre le Bien détenteur de l’intelligence cosmique transmis par les imâms et du Mal qui se place du coté de l’ignorance cosmique et de l’injustice.

    Si l’axe de l’initiation représente la verticalité spirituelle, l’axe du combat est associé à l’horizontalité de l’Histoire. Leur croisement constitue l’équilibre de la doctrine chiite qui gravite autour de la figure de l’imâm dont le rôle est crucial.

    Notes :
    (1) Mohammad Ali Amir Moezzi, Christian Jambet, Qu’est ce que le Shî’isme ?, Les éditions du Cerf, Paris, 2014.
    (2) Idem, page 30.

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  • Abdelkader Lamoudi. Ancien membre du Groupe des 22

     

    «Nos dirigeants ont un penchant pour la dictature»

    Photo : B. Souhil

    Mustapha Benfodil
    05 juillet 2018 à 2 h 05 min

     

    C’est l’un des tout derniers membres du Groupe des 22 ; pour tout dire, il ne reste plus que lui et Othmane Belouizdad après la récente disparition de Amar Benaouda. Lui, c’est Abdelkader Lamoudi, 93 ans et la mémoire étonnamment intacte, bon pied bon œil, le verbe haut et l’engagement impétueux d’un jeune maquisard. Si Abdelkader, c’est aussi du charisme,  une aura, quelque chose qui tient de ce magnétisme des grandes figures du Mouvement national, lui qui a croisé sur les bancs de l’école, à Biskra, un certain…Larbi Ben M’hidi, qui a adhéré très jeune au PPA puis à l’OS avant de prendre des responsabilités importantes au sein de l’Organisation spéciale dans la région de Biskra-El Oued et le Sud-Constantinois. A ce titre, il a aussi joué un rôle-clé dans l’approvisionnement en armes des premiers maquis, notamment dans les Aurès.
    Cette interview, on peut le dire, est une première tant sa parole publique est rare. Abdelkader Lamoudi a toujours décliné poliment les demandes d’entretien, chose qu’il a tenu à nous rappeler. Il aura été la discrétion même. Homme de devoir, sitôt l’indépendance du pays acquise et la mission accomplie, il a choisi de se retirer avec dignité, laissant sa place propre, immaculée, comme ses habits de lumière, répétant humblement que son combat, il l’a mené pour l’Algérie, pas pour les honneurs, encore moins le pouvoir. Quel meilleur mentor, pour rappeler au bon souvenir de nos compatriotes, les jeunes surtout, le long chemin de la libération en ce 56e anniversaire de l’indépendance, que ce pionnier parmi les pionniers du combat anticolonial, acteur et témoin de premier plan, et qui nous livre le «making of» de l’insurrection de Novembre de l’intérieur. Son témoignage opère une formidable reconstitution du contexte pré-54 en produisant au passage une radioscopie rigoureuse des forces en présence et les tendances qui s’opposaient au sein du bloc nationaliste, PPA-MTLD en tête, avant de mettre en lumière l’irruption décisive des cadres de l’OS. Récit précieux donc et document rare qui révèle en filigrane comment cette bande de jeunes activistes qui avaient maille à partir avec l’ordre colonial, sont devenus cette génération d’exception dont le destin s’est intimement confondu avec l’ADN de toute une nation.…

     – Nous aimerions revenir sur votre parcours militant au long cours et vos débuts au PPA puis dans les rangs de l’OS (l’Organisation spéciale). Vous étiez très jeune quand vous avez adhéré au Parti du peuple algérien (PPA) et nous croyons savoir que c’est vous qui avez fondé la première cellule du PPA à El Oued, n’est-ce pas ?

     Oui, en effet. Mon adhésion au PPA s’est faite dans une période où il y avait un bouillonnement, où les choses ont commencé un peu à bouger, les gens parlaient politique. Et surtout, à cette époque, j’avais un lien avec Ben
    M’hidi. Nous avons été à l’école ensemble, à Biskra.

     Nous sommes restés un bon moment très proches, Larbi et moi. Et de là est venue l’idée d’adhérer au PPA. Cela a commencé avec Larbi et le groupe de Biskra, puis nous leur avons emboîté le pas à El Oued et nous avons créé une cellule PPA.

     – C’était au début des années 1940 ?

     Oui, c’était vers 1943-1944. Nous avons pris ce chemin avec le PPA, et au cours de ces années de militantisme, j’ai rencontré les Didouche, Boudiaf, Larbi bien entendu et d’autres…

     – Ben Boulaïd ?

     Mostefa Ben Boulaïd, je l’ai rencontré dans le cadre de l’Organisation (l’OS, ndlr). Parce que j’avais la responsabilité du parti au niveau de Biskra, El Oued et les Aurès, après la création de l’OS. Dans les Aurès, c’était Ben Boulaïd qui dirigeait et moi je m’occupais de l’OS. Celle-ci exigeait une organisation stricte, bien structurée, et une disponibilité qui n’admettait aucun répit. Il fallait être là, tout le temps.

     Les réunions étaient périodiques. L’autorité de Mostefa Ben Boulaïd dominait toute la région des Aurès. Si Mostefa – Allah yerrahmou – était un grand chef. A côté de ce que prescrivait l’Organisation et exigeait comme travail de préparation, lui, parallèlement, faisait un autre travail. Il a sacrifié beaucoup de choses. C’était un homme aisé, il avait des biens…

     – Et même une société de transport…

     Effectivement, et aussi des vergers, un moulin, et une grande maison à Arris. Il a mis tous ses biens au service de la cause. C’est encore plus noble. Je me souviens, j’ai fait des stages dans sa propriété.

     – Dans sa ferme à Foum Toub ?

     Exactement. Il avait une ferme à Foum Toub où il hébergeait des militants qui ont participé au premier soulèvement de la Kabylie. C’est dire qu’il a consenti tous les sacrifices. Je me souviens qu’on a fait à Foum Toub un stage de fabrication de bombes.

     Il y avait un instructeur qu’a ramené l’Organisation ; il avait servi dans une unité de l’armée française qui fabriquait des bombes. Tout cela pour dire le grand mérite de Si Mostefa. Il a tout mis à la disposition du Parti et de l’Organisation. C’était sa vie.

    – Et tout cela, c’était avant 1954. C’était peu après la création de l’OS (qui a vu le jour en février 1947). On peut dire que pour vous l’option de la lutte armée était déjà tranchée à l’époque ?

     Il faut rappeler que le PPA a été fondé par des émigrés en France et par Messali Hadj. Ça, c’est indéniable. Messali Hadj a été plusieurs fois arrêté, déporté, il a beaucoup souffert… Ceci dit, quand le parti a grandi, il ne pouvait plus être dirigé par un seul homme. Le parti était partout, il englobait toute l’Algérie, et il avait besoin d’organisation, d’un bureau politique, il devait tenir des congrès…

     Dans ses rangs, il y avait des gens cultivés, des diplômés, qui ne pouvaient plus accepter l’emprise d’un seul homme sur le parti. Messali considérait que c’était son parti à lui. Dès lors, il y a eu des frictions. Bien sûr, ils ont essayé de masquer ces différends, mais il est arrivé un moment où il fallait prendre des décisions graves.

     Lui (Messali, ndlr) ne dirigeait rien en réalité. Il était souvent en captivité ou à l’extérieur, en Afrique et ailleurs… D’autres ont pris en main le parti. Il se trouve qu’au sein du PPA, les gens différaient dans leurs idées au sujet du moyen de libérer l’Algérie. Il y en a qui disaient : il faut travailler le peuple jusqu’à ce qu’il adhère au projet indépendantiste.

     D’autres estimaient que le parti avait atteint un certain degré de maturité, qu’il était présent dans tout le pays, et qu’il était temps de prendre une décision (concernant le déclenchement de la Guerre de Libération, ndlr). Parmi ces gens, il y avait Mohamed Belouizdad. Lui et ses compagnons – ils étaient quatre ou cinq – ont dit : on ne peut pas continuer à tergiverser. On subit la répression. Et puis, il faut que nous nous préparions pour l’objectif pour lequel nous nous sommes engagés.

    On a dit : il faut libérer l’Algérie, il faut donc suivre la route qui mène à l’indépendance de l’Algérie ! On ne va pas suivre éternellement les aléas de la politique, «la France organise des élections», «la France a fait ci ou ça», ça ne rime à rien. Alors, il y a eu un congrès.

     Ces idées se sont affrontées. Lahouel Hocine et ses partisans ont fait remarquer que dans le parti, il y a maintenant des courants, c’est normal ; que ceux qui veulent privilégier l’action politique poursuivent leur travail dans l’action politique.

     Et pour ceux qui veulent autre chose, on va créer une organisation à cet effet. Ils ont nommé des cadres pour s’en charger, avec, à leur tête, Mohamed Belouizdad. C’était une décision sage mais qui allait faire en sorte qu’on s’écarterait les uns des autres.

     – Ça allait accentuer la crise au sein du PPA-MTLD ?

     Ça devait conduire plus tard à la scission du parti. Les germes de la scission étaient là. Les gens qui ont créé l’OS après ce congrès ont commencé à travailler.

     On leur a dit : prenez les meilleurs des militants. Cette organisation qui était complètement parallèle au PPA devait préparer le soulèvement, faire la guerre à la France pour libérer la patrie. On a commencé à organiser l’OS. Il y avait trois régions : l’Oranie, l’Algérois et le Constantinois.

     Chacune avait un responsable. Ils se réunissaient régulièrement pour faire le point. Mais pour préparer une insurrection, ça supposait du matériel. Il fallait avoir des armes, des bombes, des refuges, toute une logistique…

     – Vous avez acheminé vous-même des armes. Comment procédiez-vous ?

     Le parti nous a donné une somme d’argent pour acheter des armes. C’est Mohamed Belouizdad qui nous a apporté l’argent. Un de nos militants à El Oued, Mohamed Belhadj, est allé à Tripoli (Libye) pour acheter les armes et il les a ramenées à dos de chameaux jusqu’à El Oued. On les a stockées chez un autre militant qui avait une petite palmeraie et nous attendions les ordres.

     Elles sont restées là pendant un moment. Après, nous avons reçu l’ordre de les acheminer vers les Aurès. Moi, Mohamed Belhadj et un autre militant, Bachir Benmoussa, nous nous sommes chargés de les acheminer avec l’aide d’un groupe de Biskra qui a loué les services de chameliers.

     Au préalable, on a tâté le terrain pour choisir le meilleur moment pour sortir et on a procédé à une reconnaissance du chemin. On a accroché les sacs chargés d’armes aux flancs des chameaux et on est sortis vers les coups de 8h du soir. On a choisi le moment où il n’y avait pas de lune. On devait déposer cet armement aux abords des Aurès.

     – Ce lot d’armes a servi plus tard lors du déclenchement de la Révolution le 1er Novembre 1954 ?

     Bien sûr ! D’ailleurs, c’était la plus grosse quantité d’armes que nous avons réussi à nous procurer. Les autres avaient quelques armes récupérées auprès de particuliers. Mais là c’était une quantité conséquente qui comprenait des fusils, 3 ou 4 mitraillettes et beaucoup de munitions.

     La traversée a été éprouvante. Nous étions épuisés, mais nous ne pouvions pas nous arrêter. Nous étions encore proches des zones d’habitation. Nous avons marché toute la nuit et le jour suivant jusqu’en début d’après-midi.

     On était très, très fatigués. On s’est assis dans un endroit à l’abri et on a fait reposer les bêtes. On a repris ensuite notre marche jusqu’à Zeribet Hamed. Pas Zeribet El Oued, Zeribet Hamed.

     Il y avait quelqu’un à qui on devait remettre les armes. Une fois notre mission accomplie, nous sommes rentrés à Biskra. On ne devait pas s’occuper de la suite, c’était cloisonné. C’est un peu plus tard que nous avons appris que c’est Ben Boulaïd lui-même qui les a récupérées. Il est venu avec deux ou trois de ses aides accompagnés de mulets.

     Parce que pour gravir la montagne, les chameaux ne faisaient pas l’affaire. Ils ont récupéré les armes et les ont planquées en un lieu sûr dans les Aurès. Après, Ben Boulaïd les a distribuées. Nous, on a continué notre travail en essayant de faire monter vers le nord tout ce qu’on pouvait comme armes. On a même mis des armes dans des sacs de dattes sèches.

     On a envoyé plusieurs fois des armes comme ça. Certaines étaient enroulées dans des couvertures. Il y avait un militant à Biskra, Ahmed Zakouni, commerçant de son état. Il avait des locaux et il les gardait chez lui jusqu’à ce qu’on vienne les récupérer. C’est ainsi qu’on a acheminé les armes par petites quantités.

     Il y avait également un militant qui possédait un camion, et qui a transporté un lot d’armes à Constantine, précisément à Condé Smendou, l’actuelle Zighoud Youcef. De la même façon, nous avons expédié des armes vers Annaba, Skikda, Sétif… Tout le monde a eu sa part d’armement. Certes, ce n’était pas une grande quantité mais assez pour faire un peu de bruit.

     – Venons-en maintenant à la réunion des 22 à laquelle vous avez participé. L’objectif de cette réunion, c’était d’unir vos forces après la crise du PPA-MTLD ?

     Il fallait aller à une autre étape. Il faut préciser que les présents étaient tous des cadres de l’OS. C’est l’OS qui s’est occupé de tout. Parce que le parti qui continuait à activer parallèlement était un peu éloigné de notre organisation. Entre-temps, il y a eu l’affaire du militant de l’OS à Tébessa qui s’est rendu à la police.

     (Il s’agit de Khiari Abdelkader, dit R’haïm ; cela s’est passé le 18 mars 1950, ndlr). C’est ainsi que la police française a découvert l’existence de l’Organisation. Le nidham tout entier a été démasqué. Les principaux responsables de l’OS sont entrés dans la clandestinité.

     Parmi eux Boudiaf, Ben M’hidi, Mourad (Didouche) et beaucoup d’autres militants qui se sont mis au vert pour ne pas être arrêtés. Mais vous savez, quand Dieu le Tout-Puissant décide de quelque chose, aucune force ne peut contrarier Ses desseins.

     Si ce bonhomme ne nous avait pas dénoncés, ces dirigeants n’auraient pas basculé dans la clandestinité. Or, c’est dans la clandestinité que tout s’est joué. Ils se sont sentis traqués, mis au pied du mur. Ils se sont dit : on ne peut rester dans la clandestinité éternellement.

     Parmi eux, Boudiaf qui était notre porte-parole auprès du Comité central, a dit aux responsables du parti : nous avons monté une organisation et nous sommes condamnés à cause de cette organisation. Maintenant, il faut aller jusqu’au bout et advienne que pourra ! Ils lui ont répondu : le moment n’est pas encore venu. Et ça a provoqué une cassure dans le parti.

     L’OS n’était plus un organisme du parti, c’était un organisme autonome. Ces divergences ont fait que l’OS s’est retrouvée seule. Dans cette atmosphère tendue, il y a eu l’histoire de Messali et la scission qui a suivi. Messali ne voulait rien savoir.

     Il disait : «Le parti taâna !» ; il a rué dans les brancards. Les gens du Comité central, Lahouel Hocine, Lamine Debbaghine et d’autres lui ont rétorqué que le parti n’appartenait à personne, que tous ceux qui voulaient servir l’Algérie en faisaient partie.

     Et là, il s’est produit une scission en bonne et due forme. Une scission telle que les militants se sont mis à s’entretuer. Des militants du PPA ! Les uns avec Messali, les autres avec le Comité central. Tous les militants de base ont choisi le messalisme. Et tous les cadres, ceux qui avaient des responsabilités, étaient contre Messali.

    Le Comité central s’est senti amoindri. Ils ont eu peur en constatant que les militants de base étaient tous avec Messali. Il y a le troisième larron qu’est l’OS. Ses partisans disaient : que vous vous chamailliez ou que vous vous entretuiez, c’est votre affaire. On s’en fout ! On n’est pas là pour faire la police. On est là pour libérer l’Algérie.

     On ne s’occupe que de ça. Le Comité central a voulu se servir de l’OS pour contrecarrer Messali et pour remonter dans l’opinion publique. De notre côté, on était demandeurs aussi. On n’avait pas de ressources financières, nos moyens étaient très limités.

    On leur a demandé de nous donner un peu d’argent, un peu de moyens, pour préparer notre projet, et en retour, on se chargeait de leur ramener les militants. C’est ainsi qu’est né le CRUA (Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action, créé le 23 mars 1954, ndlr).

     On s’est finalement rendu compte qu’on ne pouvait pas s’entendre. Les dirigeants de l’OS ont compris que les gens du Comité central n’étaient pas disposés à nous donner les moyens pour passer à l’action et qu’ils se jouaient de nous. Ils (les responsables de l’Organisation spéciale, ndlr) ont réuni tous les militants qui étaient dans l’OS.

     Il fallait partir avec ça pour déclencher l’insurrection. Mais il fallait que ce soit une décision plus ou moins collégiale. C’est une décision grave, avec son lot de morts et de sacrifices. Ils en étaient conscients. On ne peut pas prendre une telle décision avec deux, trois ou cinq dirigeants.

     Ce n’est pas suffisant. C’est ainsi qu’est venue l’idée de réunir les 22. Ils étaient tous choisis parmi les cadres de l’OS. Ils ont pris des responsables d’un peu partout. Moi, j’étais à Biskra. Ils nous ont dit : on va tenir un congrès et on va prendre une décision. Voilà comment il y avait eu 22 membres à ce conclave. On a sollicité des personnalités pour assister à la réunion, ils n’ont pas accepté. Lamine Debbaghine n’a pas voulu, Mehri n’a pas voulu.

     Aucun des centralistes n’est venu. Krim Belkacem, qui était un renard des montagnes, avait fait savoir que la région de la Kabylie est derrière Messali du fait que l’émigration algérienne en France avait des liens étroits avec Messali et était influencée par ses idées.

     – Surtout que l’ENA, l’Etoile nord-africaine, est née dans les milieux de l’émigration algérienne en France…

     Tout à fait. Krim était un rebelle. Il était recherché. Il n’avait pas assisté à la réunion des 22 par crainte d’être arrêté. Il assurait que toute la Kabylie était messaliste en ajoutant : prenez la décision que vous voulez et transmettez-la moi. Je me porte garant de l’adhésion de la Kabylie à votre action.

     – La plupart des présents étaient recherchés ?

     Oui, la majorité d’entre eux étaient dans la clandestinité. Il y avait une quinzaine de cadres qui étaient recherchés.

     – Et Abane était en prison…

     Abane était encore en prison, et quand il est sorti, la Révolution avait non seulement commencé mais elle était déjà organisée.

     – Boudiaf et Ben Boulaïd avaient tenu à rencontrer Messali avant la réunion des 22 ; pourquoi ?

     Ils ont été voir Messali (qui était en résidence surveillée à Niort de 1952 à 1954, ndlr). Messali Hadj fait partie des personnalités qui ont été sollicitées en tant que dirigeant.

     C’est pour vous dire qu’on a fait les choses légalement, on a tout essayé. Non seulement il fallait prendre la décision de façon collégiale avec l’accord de tous, mais c’était aussi pour éviter la scission et les luttes fratricides entre le Comité central et Messali. Mais eux sont restés dans leur inimitié. Messali a dit : c’est moi qui décide de la Révolution, c’est pas vous ! Il les a renvoyés.

     A partir de là, il fallait faire sans lui et c’est tout. Ce n’était pas facile dans la mesure où, comme je le disais, une majorité des militants de base étaient plus ou moins sympathisants avec Messali. Après, il a organisé son congrès en Belgique (le congrès d’Hornu, ndlr).

     Il a voulu faire les choses à sa mesure. Nos dirigeants actuels et passés ont tous un penchant pour la dictature. Ils ont tout fait pour étouffer le peuple. Mais Messali aurait fait dix fois plus. Vu sa personnalité, il aurait fait pire.

     – Il était dans le culte du «zaïm» ?

     Ah oui ! Pourtant, ils lui ont assuré qu’il était toujours le chef. Il lui dont dit : reste à l’étranger, va en Egypte, où tu veux, et parle au nom de la Révolution. Qu’il soit juste avec nous, qu’il nous soutienne. Mais il a refusé.

     Notre groupe de l’OS, ceux qui ont déclenché la Révolution, ont vraiment employé tous les moyens pour essayer d’associer le plus grand nombre à cette résolution. Finalement, on a fait avec ce qu’on avait, à savoir les militants de l’OS et les cadres recherchés. Il y avait comme je vous l’ai dit 14 ou 15 recherchés sur les 22.

     Didouche Mourad, Boudiaf, Ben M’hidi, Bitat, étaient recherchés, de même que Ben Boulaïd qui était de tous les coups, Abdeslam Habbachi aussi. Il y avait également un militant de Souk Ahras et plusieurs de Annaba.

     – La principale résolution de la réunion était l’adoption du principe du déclenchement de la lutte armée ?

     Oui, et il fallait désigner des gens qui allaient coordonner les actions. En réalité, les membres du comité qui devait diriger la Révolution se sont imposés naturellement par leur personnalité et leur parcours. Ce comité comprenait : Didouche Mourad, Boudiaf, Ben M’hidi, Ben Boulaïd et Bitat. Ils ont été rejoints ensuite par Krim Belkacem.

     – Il n’y a pas eu de divergences au cours de la réunion ?

     Non, non, il n’y avait pas de divergences, encore moins concernant la décision portant sur le déclenchement des hostilités. Comme je le disais, sur les 22, au moins 14 étaient recherchés. Ils vivaient dans les douars, dans les montagnes…Ils étaient dans la clandestinité et ils ne pouvaient pas supporter cette situation plus longtemps.

     Ça devenait insoutenable. Alors ils ont dit : c’est maintenant ou jamais. Il n’y avait aucune opposition à cette décision, seulement des observations. Boudiaf avait fait un exposé de la situation. On se disait : lahkaya khlasset, c’est fini, on est arrivés au bout.

     – Quand les Six ont décidé de la date de la Révolution, ils ne vous ont pas consultés ?

     La date devait être décidée par le petit comité formé par ces gens-là. Ils devaient préparer le terrain avant le passage à l’acte. Nous avons cependant émis cette restriction : le déclenchement de la Révolution ne devait pas dépasser six mois, parce que par expérience, on sait que, après six mois, il n’y a plus de secret, et l’ennemi prend ses dispositions.

     – Donc, vous saviez que c’était pour l’année 1954 ?

     On s’était dit avant la fin de l’année, on s’est donné six mois et on a fait confiance à ce comité pour qu’il coordonne les actions. Après, ils se sont réunis à La Pointe, chez Mourad Boukechoura. Ils ont pris la décision et Krim les a assurés du soutien de la Kabylie.

     – Après la réunion des 22, vous êtes repartis chacun dans sa région pour préparer l’insurrection ?

     Oui, et on n’a plus revu les chefs de l’Organisation. Le dernier acte du Comité (des Six) était la Déclaration du 1er Novembre qui a été imprimée en Kabylie et distribuée.

     Les membres du Comité ont décidé de la date du déclenchement. Ils ont tout organisé. Même les endroits où il n’y avait pas d’hommes de l’Organisation, on a envoyé des groupes là-bas. Dans certaines zones, il y a eu des opérations symboliques. La répression de l’ennemi a été féroce. Au début, ils voulaient sauver les apparences, après, la torture était devenue systématique.

     – D’ailleurs, vous-même vous avez été torturé. Vous avez même été détenu à Serkadji…

     Mais avant, c’était à Biskra. La police française faisait des rafles à l’aveugle. Ils tâtonnaient seulement. Une fois, ils m’ont arrêté moi et plusieurs militants.

     Il y avait avec nous des communistes. Ils étaient courageux. Ils nous ont emmenés dans une caserne, nous ont secoués un peu, ensuite, ils nous ont relâchés. Ils m’ont arrêté une autre fois à Biskra et m’ont transféré à Batna. Ils m’ont gardé quelques jours et m’ont torturé. J’étais dans les locaux de la sous-préfecture.

     Il y avait des paysans des Aurès qui subissaient, eux aussi, la torture. Ils hurlaient, les pauvres. J’ai fini par être relâché et je suis revenu à Biskra. Par la suite, la police française a fait des recoupements et a trouvé qu’il y avait un certain Abdelkader qui activait dans la région.

     On leur a dit qu’à El Oued, il y avait un militant nationaliste du nom d’Abdelkader, ça peut être lui. Il se trouve que Didouche Mourad, son nom de guerre, c’était Abdelkader. Un des militants a dû dire que Si Abdelkader est venu nous voir, alors ils ont diffusé auprès de leurs services de renseignement le nom d’Abdelkader. Un de nos hommes qui avait intercepté une communication téléphonique de la police française m’a alerté.

     Je suis parti à Biskra, ensuite, j’ai gagné Alger. Et j’ai poursuivi mon action militante à Alger. L’ennemi avait déployé de grands moyens pour contrôler le territoire. Pour se déplacer d’une région à une autre, il fallait un laisser-passer. La France s’est déchaînée, les assassinats, les tueries, ont décuplé.

     On torturait, on assassinait, dans l’impunité la plus totale. Nous avons perdu plusieurs de nos frères, des militants valeureux. C’était très pénible. Ils tiraient sur les gens dans la rue, il n’y avait plus de règles. Ils ont fait tout ce qu’ils ont voulu, absolument tout !

     La France a tout fait mais Dieu a décidé que l’Algérie serait indépendante et l’Algérie a accédé à l’indépendance malgré tout. J’ai une pensée particulière pour nos frères chouhada, Allah yerhamhoum. Ils sont morts en héros. Pour revenir à nos moutons, moi, ce que j’ai fait, je l’ai fait par conviction, en toute conscience. Je n’ai jamais accepté d’entrer dans ce système.

     Il y a des gens aujourd’hui qui provoquent des polémiques, ils se bouffent entre eux. Ils se chamaillent pour des intérêts, ou pour des places.…Je n’ai jamais prêté attention à ces histoires. D’ailleurs, je n’ai jamais donné d’interview à personne. Les gens qui me connaissent savent ce que j’ai accompli. Ma conscience est tranquille. Le reste, c’est dérisoire.

     – Juste une dernière question si vous permettez Si Abdelkader : nous célébrons ce 5 juillet le 56e anniversaire de l’indépendance de notre pays. Est-ce que vous êtes inquiet pour l’Algérie, ou bien vous êtes serein ? Vous êtes confiant dans l’avenir ?

     Pour l’Algérie ? Je suis même certain qu’elle s’en sortira. L’Algérie se relèvera, corrigera ses erreurs et ira de l’avant. Il y aura toujours des hommes valeureux qui aiment leur pays et il y en a beaucoup et l’Algérie se hissera au rang des grandes nations, inchallah. Le combat continue.

     Il ne faut pas désespérer de l’Algérie. L’Algérie a payé cher son indépendance et elle ne permettra à personne de toucher à sa souveraineté. Il y aura toujours des hommes pour la protéger et préserver son indépendance.

     Je voudrais faire remarquer une dernière chose à propos des 22 : il faut se souvenir qu’en 1992, lorsque le système s’est trouvé dans l’impasse, il a fait appel à un membre des 22, en l’occurrence le frère Mohamed Boudiaf – Allah yerrahmou – pour tirer l’Algérie de la crise dans laquelle elle s’enlisait. Ils sont allés le chercher au Maroc alors qu’il était banni, C’est pour dire que les membres des 22 ont toujours répondu présent chaque fois que l’Algérie avait besoin d’eux.

    Source : https://elwatan.com/edition/actualite/nos-dirigeants-ont-un-penchant-pour-la-dictature-05-07-2018

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