«On se lève à 5 heures pour assister au lever de drapeau dans la cellule et entonner l’hymne chinois. Puis, à genoux sur le sol en béton, on chante des slogans ou des poèmes à la gloire du Parti. Ceux qui ne font pas assez de progrès ou se montrent trop fervents dans leur foi sont punis.»

Omurbek Eli, que Libération a pu interroger au téléphone, a passé vingt jours en novembre dans un «centre de transformation par l’éducation».Comme lui, ces derniers mois, des centaines de milliers de musulmans chinois ont été enfermés au Xinjiang, une région de l’ouest de la Chine. Dans ces bâtiments surpeuplés entourés de barbelés et aux vitres bouchées, installés dans d’anciennes écoles ou construits à grands frais, les prisonniers doivent réciter par cœur la pensée du président Xi Jinping, regarder des vidéos de propagande, critiquer la religion, apprendre des idéogrammes chinois. Leur détention est prolongée s’ils échouent aux examens organisés dans les camps.

Monde à part

En pratique, qui en sort vraiment ? Omurbek Eli décrit sa cellule où s’entassaient une quarantaine de détenus, tous musulmans, les deux caméras de surveillance, le sommeil à tour de rôle, l’unique douche mensuelle, les heures passées alignés en rangs, les punitions corporelles et les tentatives de suicide. Il est l’un des très rares témoins directs et n’a dû sa libération qu’à sa nationalité kazakhe. Depuis qu’il a parlé à des journalistes, sa famille a été à son tour internée, et il a fui l’Asie. A cause de la censure, de l’absence de presse libre en Chine et des menaces qui pèsent sur les habitants s’ils parlent à quiconque, il est très difficile d’obtenir des renseignements, mais l’ampleur du phénomène ne fait aucun doute.

Dès janvier, Human Rights Watch évoquait le chiffre de 800 000 personnes internées au Xinjiang (sur 10 millions d’habitants musulmans, majoritairement d’ethnie ouïghoure). Fin juillet, lors d’une audition devant le Congrès américain, l’ambassadrice des Etats-Unis auprès du Conseil économique et social des Nations unies, Kelley Currie, a mentionné «un large éventail de preuves» montrant qu’«au moins plusieurs centaines de milliers, voire des millions» de Ouïghours sont détenus. La région a été transformée «en ce qui se ressemble à un camp d’internement géant», a dénoncé le 10 août Gay McDougall, la vice-présidente du Comité des Nations unies pour l’élimination de la haine raciale, face à une délégation chinoise qui a démenti.

Inlassablement, Radio Free Asia, un site d’informations américain qui possède une antenne en ouïghour, recueille des témoignages par des voies détournées. Ces dernières semaines, des stars, comme Ablajan Awut (le «Justin Bieber ouïghour») et Erfan Hezim, footballeur professionnel, ont disparu à leur tour. Mais Pékin et ses diplomates continuent de nier en bloc, la presse officielle se contentant d’évoquer des «programmes de formation professionnelle» pour «éradiquer la pauvreté» et «améliorer la stabilité sociale» dans la région.

Le Xinjiang, ou Turkestan oriental, une région grande comme trois fois la France, parsemée d’oasis et bordée de montagnes majestueuses, a longtemps été un monde à part exempté de la politique de l’enfant unique, où se pratiquait un islam ancien et modéré à 3 000 kilomètres de Pékin. Le ouïghour, langue apparentée au turc et qui s’écrit en caractères arabes, était pratiqué partout, le mandarin ne s’apprenait qu’au collège deux heures par semaine. Les fonctionnaires chinois d’ethnie han étaient rares et discrets. «Mais après la révolte de 1989 et la chute de l’URSS, le Parti communiste chinois a craint que le Turkestan oriental ne fasse sécession. Il a entamé une politique dite d’assimilation, qui est en fait une destruction de notre culture, de notre langue, de notre identité religieuse», explique le juriste Mehmet Tohti, cofondateur de l’association Congrès mondial ouïghour.

Peur enracinée

Une colonisation intérieure massive de l’ethnie des Hans a été menée, le patrimoine architectural détruit au bulldozer et des lois discriminatoires instaurées contre les musulmans ouïghours ou issus des minorités hui et kazakhes. Les émeutes de 2009 et une série d’attentats qui ont fait plus d’une centaine de victimes, et l’enrôlement de dizaines de Ouïghours dans les rangs de l’Etat islamique en Syrie ont renforcé la répression. «La communauté est maintenant en infériorité numérique, mais elle est devenue très hostile. Avant, la revendication ouïghoure était séculière. Aujourd’hui, les islamistes ont pris le dessus. Cyniquement, ça arrange Pékin car qui soutient les islamistes ? Mais à long terme, cette politique est dangereuse et contre-productive car elle radicalise encore plus», analyse le chercheur Jean-Pierre Cabestan (1).

Avec l’arrivée, en août 2016, du nouveau secrétaire régional du Parti communiste, Chen Quanguo, un nouveau tour d’écrou a été donné. Celui qui avait instauré le quadrillage policier au Tibet a déployé un arsenal sécuritaire high-tech sous prétexte de «lutte antiterroriste». La peur s’est enracinée dans les foyers. Selon des statistiques officielles, en 2017, une arrestation policière sur cinq en Chine a eu lieu au Xinjiang, qui ne représente pourtant que 1,5 % de la population du pays – et ces chiffres ne prennent pas en compte les envois en «rééducation».

Aux détentions s’ajoutent les campagnes «Visiter le peuple» ou «Devenir famille» pendant lesquelles un million de fonctionnaires du Parti s’installent pendant plusieurs jours dans des familles musulmanes. Sur des photos de propagande, on les voit partager la couette et les repas de la maisonnée. Parfois, les femmes sont seules car leur mari a été arrêté. Pour ne pas être cataloguées à leur tour comme «extrémistes», elles doivent sourire, boire de la bière et manger du cochon. Lors de son dernier séjour au Xinjiang, en 2016, Axel Jumahong, joaillier parisien d’origine ouïghoure, a été choqué par la transformation imposée à la société. Harcelé par la police malgré sa citoyenneté française, il a dû se soumettre à une prise de sang pour qu’on lui prélève son ADN : «J’avais connu le paradis, c’est devenu l’enfer. Aujourd’hui, il faut boire, être joueur, faire tout ce que les musulmans détestent. De Hotan à Kashgar, il y a partout des bordels et des salons de massage chinois où l’on attrape le sida. La cocaïne, l’héroïne, le crack, l’ice sont en vente libre, même pour les lycéens.» Selon les chiffres du Comité gouvernemental pour la santé, la prévalence du VIH a explosé depuis 2009 dans la région.

«Ne reviens jamais»

Comme Jumahong, les autres Ouïghours de l’étranger n’ont plus de nouvelles de leur famille depuis des mois. Les appels venant de l’étranger sont bloqués ou tracés grâce à la reconnaissance vocale. Leurs proches, harcelés par les autorités, les supplient de ne plus chercher à les joindre. La dernière fois qu’Aynur, animatrice en produits de beauté à Paris, a parlé à sa mère, c’était l’hiver dernier. Malgré les larmes et la peur, la jeune femme, née il y a trente-trois ans au Xinjiang, tient à expliquer comment, le 13 octobre, deux oncles ont été arrêtés à Shanghai et déportés dans un camp au Xinjiang. Puis son oncle paternel. Puis sa voisine Margoba, qui avait étudié en France et travaillé pour L’Oréal. Lorsque sa cousine de 27 ans a disparu à son tour, les autorités ont dit à ses parents qu’elle resterait «enfermée neuf ans parce qu’elle avait fait ses études en Egypte».

Tout contact avec l’étranger est devenu suspect, y compris avec le Pakistan tout proche. Un homme politique pakistanais confie à Libération que sa femme ouïghoure est internée depuis trois mois. Selon des sources locales, au moins une soixantaine d’épouses sont retenues de force en Chine et les enfants séparés de leurs parents.

Le harcèlement du Parti communiste chinois s’étend jusqu’en France. Plusieurs jeunes Ouïghours ont reçu l’ordre de prendre un selfie avec leur carte d’étudiant et un journal du jour devant la tour Eiffel pour prouver qu’ils ont des bonnes raisons de rester en France. Aynur a reçu deux appels de la police du Xinjiang lui demandant de «venir se faire enregistrer comme Chinoise à l’étranger». Par deux fois elle a dû envoyer son contrat de travail et toute une liste de documents pour justifier son refus. «Ne reviens jamais», l’a suppliée sa mère.

Car le voyage peut être sans retour. Selon plusieurs témoignages, l’ambassade de Chine à Paris, qui n’a pas répondu à nos demandes d’informations, ne peut plus renouveler les passeports des Ouïghours vivant en France, ni même leur éditer d’extraits de naissance – contrairement aux citoyens chinois issus d’autres régions. On leur propose un document de voyage provisoire pour aller faire les démarches au Xinjiang. S’ils résistent, d’autres moyens sont utilisés. «Ma mère, qui vivait à Paris, a reçu un appel de son ancien patron en décembre. Il lui a dit que pour toucher sa retraite, elle devait venir en Chine signer des papiers, raconte Patigul (2), Française de 26 ans d’origine ouïghoure. Dans le bureau de son patron, des policiers lui ont confisqué son passeport chinois. Après des mois sans nouvelles, l’ambassade de France a appris qu’elle avait été internée dans un camp de rééducation le 9 juin 2017.» Un autre, en déplacement à Shanghai pour une chaîne de magasins de sport, a été arrêté, transféré à Urumqi, et n’a été libéré que grâce à l’intervention de son employeur.

Partout, la diaspora s’épie et se méfie.«Aux Etats-Unis et au Canada, les Ouïghours sont sous pression de la police chinoise, leur ordinateur est piraté, leurs données volées, explique Mehmet Tohti, qui vit à Toronto. On leur demande d’espionner les autres. S’ils tardent à répondre, ils reçoivent un appel disant : "Votre famille est en danger."» Par messagerie, le journaliste américain Shohret Hoshur nous dresse la liste de ses 11 frères, sœur, conjoints, nièces et neveux emprisonnés. Et des 14 enfants restés seuls. Le destin des enfants séparés de force de leurs parents, parfois retirés à leurs grands-parents, empêchés d’aller à l’école et parqués dans des orphelinats, inquiète de plus en plus.

«Ethnocide»

Selon Emily Feng, journaliste du Financial Times qui revient d’un reportage au Xinjiang, «dans un seul canton de Kashgar, 18 nouveaux centres pour enfants ont été construits en 2017». Si l’on en croit les appels d’offres lancés pour la construction ou l’agrandissement des camps, la «campagne antiterroriste» est loin d’être finie. Les travaux effectués pour la construction de crématoriums, alors que la tradition musulmane s’oppose à l’incinération des morts, fait craindre aux familles que les corps de leurs proches morts en détention ne leur soient jamais rendus, empêchant d’effectuer les rites funéraires. Et de constater d’éventuelles preuves de torture.

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Vues satellitaires des camps de «rééducation» des Ouïghours, dans la région du Xinjiang. Photo DR

Des Ouïghours de la diaspora ont manifesté ces dernières semaines à Bruxelles, Ottawa et Paris contre ce qu’ils appellent un «ethnocide». Une démarche courageuse destinée à alerter la communauté internationale, mais qui n’a pour l’instant eu comme conséquence que de faire redoubler les menaces sur leurs têtes. Dans une lettre envoyée en juillet à un citoyen français ouïghour que Libération a pu lire, un diplomate français fait part de la «grande préoccupation de la France» face au «recours massif à ces lieux de détention». Mais rien ne bouge.

Aucun gouvernement n’a encore évoqué publiquement la possibilité de sanctions internationales envers les officiels chinois responsables de ces agissements, qui rappellent les pires heures de la «révolution culturelle» lancée par Mao en 1966. «Tout le monde est un peu pieds et poings liés avec l’argent chinois, déplore la sinologue Marie Holzman. Depuis la mort en prison du Prix Nobel de la paix Liu Xiaobo l’été dernier, le pouvoir chinois semble décomplexé. On est réellement face à une démarche de type génocidaire. Le Parlement européen fait des résolutions musclées, mais qui s’en préoccupe ? Nos gouvernements en profitent pour se taire.»

(1) Auteur de la Chine demain, démocratie ou dictature ? (Gallimard, 2018).

(2) Le prénom a été changé.

Laurence Defranoux