• Wilfred Thesiger, Le Désert des Déserts
    Article publié le 27/09/2018

    Compte rendu de Chakib Ararou

    Né en 1910 en Ethiopie, Wilfred Thesiger se découvre au cours d’une enfance africaine la vocation d’explorateur dans un monde trop vieux pour le lyrisme qui s’y attacha longtemps. Dans le temps de l’après-guerre (1945 à 1950) où il réalise les expéditions au sud de l’Arabie relatées dans Le Désert des Déserts (1959), le temps n’est plus à l’exaltation des Lawrence d’Arabie, dont on commence du reste à soupçonner fort justement l’attitude. Les vieux empires coloniaux commencent à s’effriter, et avec eux la candeur cruelle de ceux qui s’en étaient baptisés les « pionniers » entrait dans une longue crise de conscience dont les plaies vives nous parviennent encore.

     

    Le cap de Thesiger est le suivant : prétextant les missions qui lui sont offertes – non sans sollicitations insistantes de sa part – par le Centre britannique de recherche sur les locustes(criquets migrateurs), il nourrit le projet autrement plus ambitieux d’être le premier européen à voyager longuement à travers le « Quart Vide » (Al-rub‘ al-khâli) du désert d’Arabie et en ramener une carte détaillée.

    On découvre ainsi que l’aridité de la péninsule n’est pas d’un tenant, et que certains endroits y sont plus redoutables que d’autres, nommément ce vaste espace désolé qui contraste fortement avec le vert Yémen splendidement décrit ailleurs dans l’ouvrage. Par deux fois, le Britannique fit la traversée du Désert des Déserts, escorté par les ressortissants de différentes tribus bédouines d’Arabie du Sud qu’il apprend à fréquenter et décrit dans l’ouvrage avec une minutie et empathie. L’admiration point en tout lieu du texte pour ces hommes dédiés à un mode de vie d’une extrême difficulté, sous un climat qui compte parmi les plus terribles de la planète. Que peut bien alors penser un homme qui doute non seulement dans l’aventure, mais de celle-ci ? Tel est en effet le syndrome de Thesiger, si près de bien des mentalités contemporaines, bien plus modestement aventureuses. On se prend à le diagnostiquer en dilettante au fil de ces pages denses et sèches comme le périple qu’elles décrivent. On s’essayera ici à en donner l’esquisse.

    Tout contre les Bédouins

    Reconnaissons à l’ouvrage un premier mérite : celui de s’intéresser en profondeur aux hommes qui traversaient ces déserts, et dont le mode de vie est le véritable exploit humain, n’en déplaise à la couverture de l’ouvrage qui réserve ce titre de gloire à l’expédition de l’auteur. Thesiger n’est plus de l’espèce d’hommes qui font des lieux qu’ils visitent le théâtre peuplé de figurants de leur propre vanité : si ses jugements, on le verra, peuvent susciter la critique voire l’agacement, on ne lui en reconnaîtra pas moins de s’être soucié au plus fort sens du terme de ses hôtes.

    Qui sont-ils ? Des hommes issus principalement de deux tribus, les Baït Kathir et les Rashîd, issues de l’intérieur du Dhofar, au nord du port de Salalah, et nomadisant dans un territoire à l’intersection de l’Arabie saoudite, d’Oman et du Yémen où commencent et se terminent les expéditions de Thesiger. Le contexte historique ? Nous sommes dans la deuxième décennie d’existence de l’Arabie saoudite moderne et à l’amorce de la conversion de la région entière à l’industrie pétrolière. Cette donnée n’est pas anodine : elle occupe fort l’esprit de notre voyageur, qui y attache un intérêt tout particulier et fonde sur ces mutations – la seconde surtout – une lecture crépusculaire de la civilisation qu’il décrit, vouée selon lui à une mort annoncée. On ne saurait contredire un point : la transition a bien eu lieu, et beaucoup des pratiques nomades ici décrites ont disparu avec elles, faisant de l’ouvrage un morceau d’histoire.

    Le rapport lâche des tribus qu’il fréquente à l’orthopraxie islamique qu’il a pu découvrir en Syrie ou au Soudan ne cesse d’étonner Thesiger. Telle tribu s’en tient à deux prières quotidiennes, l’une au lever du soleil et l’autre au coucher. Une autre encore s’en abstient complètement, ainsi que du jeûne rituel, arguant une dispense obtenue du prophète Muhammad lui-même (1). Les réminiscences du paganisme pré-islamique sont également nombreuses : ainsi ces espaces sacrés et devant demeurer strictement intacts, les hautas, qui parsèment leur parcours, ou la multitude d’interdits alimentaires fort éloignés de la simplicité du régime coranique en la matière.

    Thesiger assiste également à un rituel de zar (désenvoûtement), et s’étonne de retrouver là les usages propres à la vallée du Nil, de l’Egypte à l’Ethiopie. On laissera à l’anthropologie contemporaine le soin de trancher quant à ses spéculations sur les origines yéménites de ces pratiques, portées aux Ethiopiens via Bab al-Mandab et remontées par la suite jusqu’au delta du Nil. Reste que les rives de la mer Rouge communiquent à l’évidence. Les relations politiques avec les pouvoirs mourants ou renaissants, et tout particulièrement la dynastie des Saoud réintronisée de fraîche date, semblent âpres : ici, il évoque le refus catégorique des hommes des tribus à s’adresser au monarque autrement que par son prénom, ailleurs il constate la résistance de certaines pratiques rituelles hétérodoxes de circoncision, que le roi Abdelaziz tente en vain d’éradiquer à coups de menace. Bref, c’est la persistance de la loi tribale et du fond culturel arabe le plus ancien face aux transformations passées et présentes qui frappe le voyageur britannique.

    La principale souffrance que cause au voyageur européen la vie dans le désert n’est pas la rudesse du climat, en dépit de descriptions terriblement pathétiques par endroit. Retenons, au hasard, celle qu’il esquisse tout au seuil du « quart vide », que ses hôtes qui en sont familiers nomme d’ailleurs simplement « les Sables » : « Le sable était froid sous nos pieds. Dans le Désert des Déserts, les Arabes ont coutume de porter des chaussettes en poil de chameau grossier ; mais aucun d’entre nous n’en avait et nos talons commenceraient à se crevasser. Plus tard, ces crevasses allaient se creuser et devenir extrêmement douloureuses (2). » Ceci n’est qu’un détail de la multitude de tourments physiques et moraux endurés dans le séjour de cette immense étendue aride. Pourtant, ce qui semble le plus manquer à Thesiger, c’est l’intimité. Tout du long, le primat de la communauté sur l’individu qui fait règle parmi les compagnons de voyage donne lieu à des attitudes perçues comme des intrusions ou des indélicatesses, et l’on découvre le voyageur en lutte avec lui-même pour freiner ses agacements. Thesiger est tout contre les Bédouins, dans le sens où il est admiratif de cela même qui le fait souffrir, et recherche sans arrêt la compagnie de cette société d’ascèse qu’il idéalise et qui pourtant empiète fortement sur ses repères. Il est touchant de lire au hasard d’une page la manière dont cette passion contradictoire se somatise, et comment le manque physique du désert et des Bédouins se ressent chez celui qui s’en plaint tant : « Dans les déserts, aussi arides soient-ils, je n’avais jamais éprouvé la nostalgie des bois et des vertes prairies au printemps, mais maintenant que j’étais en Angleterre, je ressentais un désir presque physique et proche de la douleur de retourner en Arabie (3). »

    Le syndrome Thesiger

    Nous nommons précisément syndrome Thesiger l’ensemble de ces passions contradictoires qui se manifestent en filigrane tout au long de ces quatre-cents pages. Faisant face à l’agacement suscité par l’absence de vie privée, l’admiration pour les Bédouins est omniprésente, et porte sur la liberté paradoxale de cette vie au désert, écrasée par les contraintes climatiques et ponctuée de sanglants conflits : « Lorsque j’étais à Damas, je rendais fréquemment visite aux Rualla, installés l’été près des puits des environs de la ville. Ils m’exhortaient à les accompagner dans leur grande migration annuelle vers le sud, en direction du Nedjd, laquelle commençait après dès qu’apparaissait la végétation, après les pluies d’automne. Il n’y a que dans le désert, affirmaient-ils qu’un homme peut trouver la liberté (4). » En surplomb de ces sentiments contradictoires, à la manière d’une synthèse, vient une inquiète culpabilité : et si le voyageur et ses devanciers étaient cause de la perte de ce qu’ils admirent. À intervalle régulier, la question revient comme lancinante. Thesiger multiplie les références aux compagnies pétrolières en train de s’installer, à la vie de sous-prolétaires de cette industrie qui menace les Bédouins en lieu et place de leur antique mode de vie, terrible et admirable. « Devant aucun autre peuple, je n’ai aussi cruellement éprouvé le sentiment de ma propre infériorité », finit-il par conclure…

    Que pourrait-on trouver à redire à tel aveu ? La chose suivante, pour commencer : à aucun moment Thesiger n’imagine que le système de valeur ou les usages ancrés dans ce mode de sociabilité aient la moindre résistance ni la moindre souplesse pour s’adapter devant les grands changements du monde. Il n’est pas question ici d’aller contre la critique des ravages de la civilisation technicienne sur tant de lieux par elle saccagés – le Golfe arabo-persique n’est pas l’un des moindres. Néanmoins, la culpabilité de Thesiger, qu’un journaliste avait cru judicieux de qualifier de mystérieuse (5) alors qu’elle ne nous est que trop familière, tend systématiquement à mésestimer la force de ces ressources de culture dont elle prétend faire l’éloge. On en est particulièrement frappé, non pas dans le désert lui-même, mais dans les tableaux des villes du Yémen et d’Oman, et par exemple ici : « On m’avait raconté que le dernier Shah de Perse avait coutume de classer toute chose dans son royaume en « moderne » et « démodé », et donnait des ordres pour que le démodé soit rapidement remplacé. Le même processus était engagé ici. En me promenant dans les rues de Saywun, la plus grande ville du Hadramaout, (…), j’avais la certitude que dans très peu de temps, il y aurait des cinémas partout et des postes de radio tonitruant à tous les coins de rue. » Soixante ans plus tard, on s’amuse de l’effroi causé par les cinémas et les postes de radio, en regardant les mythologies qui ont pu se construire autour d’elles dans des capitales arabes comme Le Caire et Bagdad.

    Sans être tout à fait ce white saviour identifié à juste titre et dénoncé à juste titre par les cultural studies et la critique décoloniale, Thesiger apparaît dans l’ouvrage comme l’un de ces amoureux de l’archaïque qui se complait des menaces sur lesquelles il spécule. Ethos du crépuscule, appropriation d’une nostalgie qu’on pourrait comprendre chez les concernés : tels sont les travers de l’aventurier sceptique, qui ne peut que susciter le respect par son vivace souci d’autrui, mais dont on tiendra à bonne distance les jugements de curieuse tournure.

    Notes :
    (1) Wilfred Thesiger, Le Désert des Déserts [1959], traduction de Michèle Bouchet-Forner, Plon, coll. Terre Humaine Poche, 1978.
    (2) Ibid., p. 168.
    (3) Ibid., p. 252.
    (4) Ibid., p. 411.
    (5) Dominique Jamet, cf. dossier de presse de l’ouvrage, p. 459.

    Wilfred Thesiger – Le Désert des Déserts, Paris, Plon, 1978, 432 pages.

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  • Pas loin de la realite Duchampesque !

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  • Said Rabia

    05 novembre 2018 à 1 h 25 min
     
     

    C’est entièrement surréaliste, cette histoire du 5e mandat. Entre l’image d’un chef d’Etat très malade, très fatigué et donc loin d’exercer les fonctions présidentielles – on n’a pas besoin de l’avis d’un médecin pour le constater – et les ambitions qu’on lui prête, il y a un océan d’incompréhension, une profonde consternation devant une situation kafkaïenne que le bon sens ne peut admettre.

     

     

    Aucun esprit en possession de toutes ses capacités de discernement, d’un minimum de logique, nourrissant un brin de patriotisme envers ce pays arraché au prix d’énormes sacrifices des mains du colonialisme ne peut admettre que Abdelaziz Bouteflika, dans l’état de santé qui est le sien, peut encore présider aux destinées de l’Algérie. Il faut être mentalement fou et intellectuellement amoindri pour accepter le plan de ceux qui ont tiré profit de son règne et qui veulent à tout prix rester au pouvoir. Si leur «projet» se réalise, on sera indéniablement dans une situation de coup de force, de coup d’Etat et de spoliation de la volonté populaire. Un acte en violation avec la Constitution, et politiquement immoral.

    Le président Bouteflika peut-il satisfaire aux exigences constitutionnelles de présentation d’un certificat médical délivré par des médecins assermentés attestant de ses capacités à assurer les fonctions de président de la République ? Bien évidemment non. Est-il à même de satisfaire à l’obligation qui impose que «les déclarations de candidature à la présidence de la République sont déposées par le candidat (…) auprès du secrétariat général du Conseil constitutionnel» ? Tous les Algériens peuvent bien constater que l’état de santé du chef de l’Etat ne le permet pas. Pourquoi alors veut-on imposer un 5e mandat à un Président qui a assurément cessé d’accomplir les tâches que lui confère la Constitution depuis bien longtemps ?

    «Le projet» des partis du pouvoir – le Front de libération nationale (FLN) mené par Ould Abbès, du Rassemblement national démocratique (RND) mené par l’actuel Premier ministre Ahmed Ouyahia – et ceux qui les soutiennent est techniquement irréalisable et surtout dangereux pour le pays, même s’ils prétendent le contraire en estimant que «la continuité et le maintien du président Bouteflika sont la seule voie qui garantisse la stabilité». Qui peut croire une telle niaiserie ? Un grave mépris à l’endroit des Algériens et une intolérable insulte à leur intelligence. Ces mêmes Algériens qui ont donné une grande leçon de conscience politique à travers un boycott massif et historique lors des dernières élections législatives.

    Plus conscients que ceux qui veulent les enfermer dans un mortel statut émaillé d’une succession d’échecs économiques qui maintiennent le pays dans la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, incommensurable don de la nature, mais richesse aléatoire, et dans l’archaïsme politique qui cale l’Algérie dans un despotisme éhonté empêchant la régénération du personnel politique et entravant la mise en place d’une véritable gouvernance, moderne et respectant les grandes valeurs démocratiques. Au-delà des écueils juridico-politiques pour satisfaire aux exigences des lois du pays en matière de candidature, de répondre aux obligations qu’impose le processus de l’investiture, et l’immoralité d’imposer la candidature d’un Président sortant, empêché d’exercer ses pouvoirs par la maladie, a-t-on aussi pensé à l’après-élection présidentielle ?

    Quand on aura violé les lois, la Constitution et la morale politique, imposer le chef de l’Etat pour un 5e mandat, qu’adviendra-t-il  d’un pays qui aurait pu faire valoir ses atouts économiques et de sa jeune population et se placer parmi les nations les plus développées et les plus modernes ? L’Algérie se retrouvera assurément avec un Président absent et des centres de décision opaques et dilués et surtout avec le risque de rejouer les élections en raison de son incapacité avant les échéances de 2024. Qui a intérêt à aller dans cette direction ? Ceux qui sont dans une logique de pouvoir et non pas de construction.

    Note perso : No comments .

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  • Destin et Libre arbitre selon le Coran et en Islam



    Rien de plus présent dans le quotidien des musulmans que la représentation populaire du mektûb, littéralement : ce qui était écrit, c’est-à-dire de toute éternité par Dieu et qui sera inéluctablement réalisé sans que rien ni personne ne puisse s’y opposer, ce que l’on appelle communément le Destin.

    En théologie, ceci renvoie au concept dit al–qaḍâ’ wa al–qadar, selon lequel le terme qaḍâ’[i] désigne la prédétermination, somme des décisions divines préexistantes traduisant la prédestination de toute chose. Quant à lui, le terme qadar[ii] désigne le décret d’application à un moment donné d’un des points préalablement prédéterminés/qaḍâ’. Mais, le qadar représente aussi une intervention ou commandement/amr divin indépendamment du qaḍâ’, une action non programmée en quelque sorte. Il s’agit donc de l’irruption d’un ordre de Dieu dans notre réalité. En synthèse, selon ces définitions fournies par l’Islam : le qaḍâ/prédestination divine est de l’ordre de la prééternité, le qadar/Décret divin relève du cours présent des choses, l’ensemble représente le Destin et exprime l’Omnipotence ou Toute-puissance de Dieu.

    Or, pour un musulman, la compréhension de ces deux concepts est capitale, car il constate concrètement au quotidien qu’il est apparemment libre d’agir, en bien comme en mal, tout en ayant conscience de la Toute-puissance de Dieu et de la prédétermination divine telle que l’Islam l’a inculquée.

    En d’autres termes, comment concilier le libre arbitre/ikhtiyâr perceptible et la croyance en un déterminisme divin inexorable : le Destin ? Théologiquement, comment comprendre les notions de prédestination et de Jugement Dernier, car si nous n’avons pas de libre arbitre, si nous ne sommes pas responsables de nos actes, comment donc pourrions-nous être jugés équitablement pour nos actions, bonnes ou mauvaises ? Sans nul doute s’agit-il là d’un point d’achoppement majeur entre Foi et Raison,[iii] mais cette problématique est-elle coranique ou simplement le fruit doux-amer d’une élaboration théologique postérieure au Coran ? De fait, nous constaterons qu’en la matière ce conflit ne résulte pas du Coran lui-même, mais des interprétations générées par l’Islam.

    Que dit l’Islam ?

    Pour l’Islam, la croyance en la Prédétermination/al–qaḍâ’ et le Décret divin/al–qadar est un point de dogme obligatoire. Celle-ci est inscrite de facto dans le fameux hadîth dit de Gabriel qui définit l’architecture générale de l’Islam-religion, le passage concerné est le suivant : « Gabriel demanda au Prophète Muhammad : Informe-moi quant à la foi ? Et le Prophète de répondre : C’est croire en Dieu, Ses anges, Ses livres, Ses messagers, au Jour Dernier et au Décret divin/qadar, qu’il soit en bien ou en mal. »[iv] Nous avons déjà étudié de manière critique les autres points abordés en ce hadîth[v] et, ici, l’on note d’emblée que le credo de l’Islam comporte six points de dogme, le sixième étant « croire au Décret divin/qadar ».

    Or, le Coran s’est exprimé clairement quant au credo de la foi[vi] lequel ne comporte que les cinq premiers éléments cités en ce hadîth et aucun autre verset n’indique qu’un des articles de foi serait de croire à al–qaḍâ’ wa al–qadar ! En quoi le Prophète se serait-il donc permis d’ajouter ce point de dogme ? ! Cette différence due à l’Islam est parfaitement symptomatique de l’origine des divergences entre le Coran et l’Islam.[vii] Par ailleurs, nous remarquerons qu’en ce hadîth il est seulement fait mention de al–qadar, défaut qui est aisément enjambé par les traductions courantes qui rendent alors ce terme par la notion générale de destin : croire dans le destin, bon ou mauvais. Ce constat explique que certains théologiens aient eu à inverser les significations attribuées aux termes qaḍâ’ et qadar afin que ce dernier puisse globalement exprimer les deux concepts. Cette confusion terminologique explique que pour la majorité des théologiens ces deux termes soient au final synonymes… et justifie que pour le commun des croyants il s’agisse stout simplement de croire au Destin, le mektûb.

    – De tels flottements lexicaux sont en réalité les témoins d’une évolution conceptuelle inscrite dans l’Histoire de la genèse de l’Islam. En effet, comme si souvent en matière de religion, il est parfaitement établi que la réflexion initiale fut tout d’abord d’ordre politique. Face aux conflits internes pour la prise du pouvoir califal qui ravagèrent les musulmans durant le premier siècle, al–fitna al–kubrâ, la grande Discorde, se posa la question de la soumission au pouvoir quand bien même celui-ci est perçu comme illégitime et/ou tyrannique. Pour simplifier, trois lignes politico-théologiques se dessinèrent alors :

    – La première : les jabrites prônant l’acception politique des évènements au nom de l’absoluité du déterminisme contraignant/jabr de Dieu, ils appelèrent donc à la soumission au pouvoir en place. L’assimilation de l’image califale à celle de Dieu, le calife de Dieu des Omeyyades, est ici patente.

    – La seconde : les qadarites qui défendaient le libre arbitre/qadr[viii] et la capacité de décision de l’homme, laquelle pouvait l’amener à combattre les pouvoirs iniques en place.

    – La troisième : les murjites refusant de prendre parti politiquement et théologiquement, renvoyant/irjâ‘ l’affaire à Dieu.

    Par suite, lorsque le débat devint théologico-politique, et pour résumer à l’extrême, le sunnisme orthodoxe fut l’héritier des jabrites et soutint la prédestination divine absolue et, par conséquent, la légitimité de tout pouvoir, même injuste. De même, l’on peut considérer que le mutazilisme s’inscrivit dans la lignée apolitique de murjites, mais théologiquement dans celle des qadarites tenants du libre arbitre. À noter que chaque camp sut produire moult hadîths en faveur de sa propre cause tout comme interpréter de nombreux versets en faveur de ses thèses, nous y reviendrons.

    – Lorsque plus tard sous l’égide du ‘ilm al–kalâm le débat fut purement théologique, sous l’influence principalement du judaïsme et du christianisme le problème fut centré sur une explication de l’existence objectivable du bien et du mal sur terre. Fallait-il au nom de la Toute-puissance divine attribuer à Dieu la responsabilité des deux ou, fallait-il, au risque d’un dualisme plus ou moins non-avoué inférer à l’Homme ou au Shaytân la responsabilité du mal ? Les débats, longs et houleux, aboutirent pour l’orthodoxie à la théorie acharite dite de l’iktisâb.[ix] Comme bien des modus vivendi proposés par al Ash‘ari et son École, cette affirmation est aussi obscure que rationnellement indéfendable.

    Cependant, tel est grosso modo le point de vue de l’Islam lequel est du reste parfaitement exprimé en un très célèbre hadîth expliquant que c’est la force contraignante du Destin qui fera de tout un chacun un hôte de l’Enfer ou du Paradis.[x] Signalons que sous l’influence du salafisme actuel un autre compromis théologique est mis en avant à partir d’une interprétation de la théologie de Ibn Taymiyya : Dieu a prédéterminé l’existence de chacun, mais l’homme aurait la possibilité en acceptant le bien et en refusant le mal de repousser un destin (ici l’acte mauvais) par un autre (ici l’acte bon). Là encore, cette théorie est rationnellement peu compréhensible et ne peut que renvoyer aux termes du Hadîth dit de Gabriel : croire au Destin, bon ou mauvais. Au final, l’origine politique du concept théocentrique de al–qaḍâ’ wa al–qadar a abouti à l’expression théologique et religieuse d’un article de foi imposant au nom de l’indéniable Toute-puissance divine l’acceptation d’un destin personnel tout entier tracé par Dieu, espace de vie dans lequel le libre arbitre n’est en somme qu’une illusion.

    Que dit le Coran ?

    – Tout d’abord, cf. note 1 & 2, rappelons qu’aucun verset n’énonce la croyance à al–qaḍâ’/prédestination wa al–qadar/Décret. De plus, le terme-concept al–qaḍâ’ n’est pas employé par le Coran, il s’agit là d’un concept théologique forgé à partir de l’emploi du verbe coranique qaḍâ indiquant soit la prédétermination de toute éternité soit l’accomplissement en notre réalité d’un arrêt divin. De même, la forme déterminée al–qadar, qui ne doit pas être confondue avec al–qadr,[xi] est elle aussi absente du Coran. Ceci étant précisé, de nombreux versets ont été mis en jeu au service de l’institution sunnite de ce sixième point de dogme surajouté. Nous envisagerons donc les principaux en suivant la présentation des trois concepts en cause quant à notre problématique : al–qaḍâ’ ; al–qadar ; al ikhtiyâr.

    a– Al–qaḍâ’. Compris comme indiquant la prédéterminationprédestination absolue de tout acte humain, citons le verset suivant selon le sens courant : « c’est Dieu qui vous a créés, vous et ce que vous faites/ta‘malûna ».[xii] Argument maximaliste : Dieu serait donc le seul Agent en Sa création et l’Homme un simple exécutant. Cependant, ce verset n’est pas une sentence isolée et son contexte d’insertion ne relève en rien d’une théorisation sur le Destin. En effet, en ce passage ce n’est point Dieu qui parle, mais Abraham dont il est rapporté une polémique entre lui et les polythéistes de son peuple, vs83-99. Abraham leur reproche d’adorer des divinités dénuées de réalité et de tout pouvoir et leur fait observer la stupidité de leurs croyances : « Adorez-vous ce que vous sculptez vous-mêmes dans la pierre !  », v95, c’est-à-dire au lieu d’adorer Dieu votre créateur. Notre v96 se comprendrait donc comme suit : « alors que Dieu vous a créés ainsi que ce que vous avez fabriqué/ta‘malûna [c.-à-d. vos idoles de pierre] ».[xiii]

    Ce propos est d’évidence sans rapport avec la question théologique de la prédestination et donc aussi avec celle du libre arbitre qui serait ici prétendument rejeté. Malgré tout, si telle était la signification voulue, cela supposerait que Dieu s’attribue la fabrication de statues que par ailleurs Il rejette par la narration même de ce récit. Aussi, est-il plus cohérent de comprendre le segment wa mâ ta‘malûna ordinairement traduit avec la particule «  » prise comme pronom relatif : « et ce que vous fabriquez », en considérant que cette même particule «  » est ici interrogative ou exclamative, donc : « que faites-vous donc ? » ou « que faites-vous donc ! », d’où : « Adorez-vous ce que vous sculptez vous-mêmes dans la pierre alors que Dieu vous a créés ! Que faites-vous donc ! », vs95-96.

    Une autre locution coranique est régulièrement versée au dossier de la prédestination/al–qadâ’ : « mais vous ne voudrez que si Dieu veut », S81.V29, de même en S76.V30 et selon une légère variante en S74.V56. Là encore, cette expression est constamment citée pour affirmer la négation totale du libre arbitre et la destination absolue de tout ce que nous accomplissons. Si telle était la signification voulue, nous serions de fait des automates programmés et il n’y aurait aucun sens à ce que Dieu nous incite à agir, par exemple à faire le bien et combattre le mal ! Or, pour les trois versets cités, l’on remarque que le verset immédiatement antérieur appelle l’homme à faire justement un choix, celui du bon chemin ex. : « … Qui donc veut [verbe shâ’a] qu’il prenne un chemin vers son Seigneur », S76.V28. Cette capacité à décider reconnue à l’Homme est alors immédiatement suivie du complément suivant :  « mais vous ne voudrez [verbe shâ’a] que si Dieu veut [verbe shâ’a]  », v29. Si nous entendions cela selon le sens qui lui est attribué, une contradiction évidente serait générée : appel au libre arbitre et rappel de l’absolue emprise de Dieu sur nos propres actes ! Cette situation a rendu perplexes bien des exégètes, car du fait qu’ils croyaient à la totale prédestination divine ils ne pouvaient résoudre l’aporie qu’implique cette antinomie.

    La même formulation doit donc être comprise selon un degré conceptuel différent : si l’Homme dispose du libre arbitre : « qui donc veut qu’il prenne un chemin vers son Seigneur », v29, c’est qu’il possède la capacité de choisir, vouloir ; or cette faculté lui est ontologique et le distingue fondamentalement comme le montre le récit coranique relatif à l’Archétype Adam/Elle.[xiv] Aussi, le libre arbitre humain repose-t-il sur une volonté divine préexistante expliquant qu’il soit ici rappelé que « vous ne voulez [c.-à-d. de par votre capacité propre de décision] si ce n’est [illâ] que parce que [an] Dieu l’a voulu [c.-à-d. qu’Il a voulu antérieurement qu’il en soit ainsi par l’attribution qu’Il vous fit de cette capacité] », v30.[xv] Ainsi, disposition au libre arbitre de l’homme et prédétermination divine sont en cohérence. Les interprétations de ces versets-clef, toutes en faveur du déterminisme absolu/al–qadâ’ étant à présent déconstruites, il en est à priori de même pour l’ensemble des versets en apparence équivalents.

    b– Al–qadar. Compris comme indiquant le Décret divin/al–qadar, de nombreux énoncés coraniques expriment clairement ces interventions divines en notre réalité, ex. : « C’est ainsi, Dieu crée ce qu’Il veut et, lorsqu’Il décide d’une chose, il n’a qu’à dire à son propos : « Sois ! », et elle est. »[xvi] Indéniablement, il s’agit de la manifestation de la Toute-puissance de Dieu intervenant dans l’ordre de Sa création comme Il veut et quand Il veut. Cependant, cette irruption de la volonté de Dieu en notre réalité est à distinguer de la manifestation de Sa Toute-puissance par laquelle Il a créé les Mondes exprimée par al–qadâ’ ou Prédétermination : « La Louange est à Dieu qui créa les Cieux et la Terre et établit les ténèbres et la lumière… »[xvii] ;  « Il est Celui qui créa pour vous ce qui est sur Terre, tout. De même, Il exerça Son autorité sur les ciels et les harmonisa en sept Cieux ; Il est de toute chose savant. »[xviii] Deux niveaux d’intervention de Dieu sont donc à l’œuvre en notre réalité : la Toute-puissance créatrice principielle pré-temporelle/al–qaḍâ’ et la détermination temporelle/al-qadar, intervention ponctuelle de la volonté divine, du reste toutes deux exprimées en un même verset : « Concepteur des Cieux et de la Terre qui, lorsqu’Il décrète une chose, n’a qu’à dire : « Sois », et elle est ! »[xix]

    c– Al–ikhtiyâr. Compris comme indiquant le libre arbitre de l’Homme, il est indiscutable que nous trouvons dans le Coran des versets l’affirmant sans ambiguïté, ex. : « …tout être de ce qu’il accomplit est responsable. »[xx] ; « qui veut croit et qui veut dénie … »[xxi] Nous pouvons aussi lire ce passage : « Vraiment, nul ne portera le fardeau d’autrui, l’Homme n’obtient que ce à quoi il s’efforce et son effort sera examiné. »[xxii] Enfin, le verset pour nous le plus explicite et indiscutable est le suivant : « Il [l’homme] a réfléchi/fakkara et il a décidé/qaddar  ».[xxiii] L’Homme est donc libre d’agir et, logiquement, il est alors responsable de ses actes. Ceci a pour conséquence directe que les actions de l’Homme impactent le monde en lequel il vit : « La sédition est apparue sur terre et sur mer à cause de ce qu’ont accompli de leurs propres mains les hommes…»[xxiv] L’on en déduit donc directement qu’au sein de la création de Dieu il y a pour l’Homme un espace de vie et de liberté indépendamment de la gouvernance divine, c’est-à-dire ne relevant ni de la Prédétermination/al–qaḍâ’ ni du Décret/al–qadar. De même, l’on peut en conclure que le mal ici-bas ne vient pas de Dieu, mais des hommes, ce qui est clairement exprimé en ce verset : « Ce qui vous atteint comme malheur vient de ce qu’ont accompli vos propres mains, et Il passe sur beaucoup ! »[xxv] À titre complémentaire, nous pouvons lire l’explicite de ce verset : « En vérité, Dieu commande la justice, la bienfaisance et l’assistance aux proches et Il réprouve l’immoralité, le blâmable et l’excès. Il vous exhorte afin que vous vous en souveniez ! »[xxvi]

    Par ailleurs, l’on note qu’à l’image des versets cités, les références coraniques postulant du libre arbitre sont toujours contextuellement en lien avec le Jour du Jugement et/ou la question de la foi personnelle/al–îmân en tant qu’acceptation de la Foi ontologique ou de son déni/kufr.[xxvii] C’est qu’en effet la question du libre arbitre est fondamentale en regard du Jugement Dernier quand les hommes auront à rendre compte de leurs actes, finalité et sens de notre existence où le bien-agir et la foi sauvent et leurs contraires damnent. À partir de ces simples observations, il est tout à fait légitime de déclarer erroné l’énoncé du sixième point de croyance ajouté au credo coranique par l’Islam : « croire au Décret divin/qadar, qu’il soit en bien ou en mal ».

    Puisque l’homme dispose de son libre arbitre pour, justement, être responsable de ses actes au Jour du Jugement, il nous est à présent possible d’aborder le sujet sous l’aspect le plus central qu’il revêt : Dieu guide-t-Il qui Il veut et égare-t-Il qui Il veut ?

    Justice divine ou arbitraire divin ? Si nous avons traité la problématique d’amont, approches théologiques pures quant la Prédétermination/al–qaḍâ’ et le Décret/al–qadar, affirmer que selon le Coran « Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut » et « Dieu pardonne à qui Il veut et châtie qui Il veut »[xxviii] pose de manière cruciale la question de l’équité du Jugement Dernier. Comment, si nous ne disposons pas du libre arbitre, si nous ne sommes pas libres de nos actes, comment pourrions-nous être jugés pour ce qu’en réalité Dieu aurait de toute éternité imposé que nous commettions ? Comment, si Dieu châtie ou pardonne selon uniquement Son bon vouloir admettre un tel arbitraire ? Totalement tributaire de l’arbitraire divin, le croyant serait alors ballotté entre crainte [d’être égaré par Dieu] et espoir [d’être par Lui pardonné]. En toute logique, sa relation à Dieu ne serait qu’incertitude et angoisse ! Au juste, Dieu punirait-il celui qu’Il aurait guidé et pardonnerait-Il celui qu’Il aurait guidé ? !

    Afin de résoudre ce paradoxe et de rétablir la cohérence coranique, il suffit de comprendre différemment la locution type « Dieu guide qui Il veut » et ses équivalents. En effet, il est tout à fait possible de l’entendre comme suit : « Dieu guide qui veut », c’est-à-dire : Dieu guide celui qui veut, c.-à-d. aspire à ce qu’Il le guide. Ce renversement est grammaticalement sûr puisque, soit le pronom man/qui est complément, et alors Dieu est le sujet du verbe yashâ’u/Il veut et, en ce cas, l’on comprend : Dieu guide qui Il veut, soit le pronom relatif man/qui représente le sujet de ce même verbe yashâ’u/il veut, le sens est alors : Dieu guide qui veut, c’est-à-dire Dieu guide qui veut être guidé, qui le souhaite et l’espère de son Seigneur. Il ne s’agit point là d’une pure spéculation, car nous avons confirmation de cette lecture au segment suivant : « Dieu guide vers Lui qui y consent ».[xxix] À contexte égal, l’antithèse le vérifie aussi : « Ceux qui réfutent Nos signes sont sourds et muets, enténébrés. Qui veut, Dieu le laisse s’égarer et, qui veut, Il le met sur une voie de rectitude. »[xxx] L’on notera en ce verset l’antéposition à deux reprises du verbe yashâ’u/il veut, laquelle lève toute ambiguïté grammaticale.[xxxi]

    L’Homme se détermine donc lui-même,[xxxii] il peut nier les Signes de Dieu et alors Dieu le laisse libre de « s’égarer »,[xxxiii] comme il peut aussi accepter la seigneurialité divine et, subséquemment, Dieu lui indique la voie à suivre lui permettant de se bien-guider pour Le trouver : « Il le met sur une voie de rectitude ». Ainsi, n’est-ce point Dieu qui égare qui Il veut et, inversement, guide qui Il veut.[xxxiv] L’on ne peut donc supposer que la volonté de Dieu s’exercerait contre le libre arbitre des hommes au point qu’elle les égarerait, ce sont eux qui par eux-mêmes s’égarent et, logiquement, leur prétexte est parfaitement qualifié et à charge : « Vous ne suivez que spéculations et vous ne faites que conjecturer ».[xxxv] Logiquement, pour les formulations-clef précédemment citées : « Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut » et « Dieu pardonne à qui Il veut et châtie qui Il veut », le sens littéral[xxxvi] est le suivant : « Dieu égare qui veut [c.-à-d. celui qui refuse la guidée divine ] et Il guide qui veut [être par Lui guidé] » et « Dieu pardonne qui veut [être pardonné] et Il châtie qui veut [c.-à-d. celui qui de lui-même s’expose au châtiment divin] »

    En synthèse, la guidée n’incombe qu’à Dieu alors que le souhait d’être guidé relève de l’Homme. Tel est le sens téléologique de son libre arbitre, volonté décisionnelle autonome elle-même conséquence obligatoire du fait qu’il possède raison et conscience. Pour autant, rien ne pouvant être imposé à l’absolue indépendance de Dieu, et en particulier vis-à-vis de Sa créature, trois limites théologiques doivent être observées : – Premièrement, cela n’implique pas que Dieu obéisse en ce cas à l’Homme, mais que de par Sa Toute-miséricorde Il répond de principe à celui qui L’appelle,[xxxvii] et en cette clémence divine réside l’espoir de la foi. – Deuxièmement, rien n’exclut que Dieu puisse guider celui qui s’y refuse, et en cette Volonté divine réside l’espoir en la foi. – Troisièmement, Dieu ne guidera jamais la totalité des hommes, car cela serait contraire au fait même qu’ils disposent du libre arbitre et doivent nécessairement en user pour que le Jour du Jugement fasse sens en toute équité. Ceci justifie fondamentalement l’essentielle affirmation coranique suivante : « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une unique communauté [de croyants] ».[xxxviii] En d’autres termes, une guidée universelle aurait été une contrainte exercée contre le libre arbitre de l’Homme. Au final, il apparaît évident que la justice au Jour du Jugement présuppose impérativement que l’Homme dispose du libre arbitre, ce précieux viatique lui sera nécessaire pour accomplir le voyage de sa vie.

    Conclusion

    Notre analyse littérale[xxxix] des versets régulièrement interprétés au service de la théologie officielle de la croyance au Destin, inexorablement tracé et imposé par Dieu, aura montré l’existence coranique de la Prédétermination/al–qaḍâ’, du Décret divin/al–qadar et du libre arbitre/al–ikhtiyâr sans pour autant valider les conceptions orthodoxes en la matière. Ainsi, explicitement, ceci implique que rien ne nous impose au nom de notre foi de croire à l’inéluctabilité absolue du Destin en tant que point de dogme obligatoire et tel que l’Islam le définit, mais sans que pour autant la notion de Destin soit absente du Coran. Ce faisant, nous sommes en mesure de lever les contradictions coraniques supposées entre ces trois domaines, contradictions dues en réalité aux interprétations opposées des diverses Écoles théologiques en cause. En effet, en précisant le champ d’action de chacun de ces trois concepts il nous est à présent possible de les articuler différemment tout en rétablissant la cohérence coranique sur le sujet :

    1- La Prédétermination/al–qaḍâ’ : ce terme, plus juste que celui de prédestination, désigne l’activité créatrice principielle pré-temporelle. Celle-ci concerne l’ensemble de la création physique des Mondes et la totalité des plans divins émanant de la Toute-puissance de Dieu. L’Homme n’a ici aucune prérogative et lui aussi est entièrement soumis à ce domaine, à ce titre : sa vie et sa mort.

    2- Le Décret divin/al–qadar : cette notion exprime l’irruption de la Toute-puissance dans l’ordre temporel établi. Ceci concerne soit l’application d’une chose prédéterminée de toute éternité, soit une intervention divine à tout moment et comme il Lui semble, y compris en transgressant les normes qu’il a Lui-même établies, il en est ainsi de la création de Jésus.[xl] Plus concrètement, il s’agit de l’action-manifestation de Dieu dans le cours de notre existence, décrets divins que nous ne pouvons ni éviter ni retarder.

    3- Le libre arbitre/al–ikhtiyâr : c’est la prérogative de l’Homme, et de lui seul. De par cette capacité liée au don de la langue, de la raison raisonnante et de la conscience de soi,[xli] l’Homme est à même et à charge de faire le bien comme il peut aussi accomplir le mal, ce pourquoi et par quoi il sera jugé équitablement au Jour Dernier. Nous avons vu que le mal sur terre provenait précisément de cette activité des hommes et non de Dieu et, de même, à moins que d’être à tort dualiste, cette observation élimine de facto toute la “théologie du Diable” si prégnante en Islam. Ce n’est point le Shaytân qui agit ici-bas, mais l’Homme en fonction de ce qui lui susurre et suggère la face obscure de son âme, ce que le Coran nomme symboliquement nos démons/shayâṭîn. Quoi qu’il en soit, l’Homme est totalement libre d’agir, de choisir ou de refuser, de croire ou de mécroire, de faire le bien ou le mal et, en cela, il n’accomplit rien d’un destin que Dieu lui aurait imposé.

    – Il est possible d’illustrer les interactions entre les trois niveaux ontologiques définis selon le Coran : la prédétermination/al–qaḍâ’, le Décret divin/al–qadar et le libre arbitre/al–ikhtiyâr, tous trois à l’œuvre en notre réalité et composant in fine ce que nous percevons être le Destin. Notre situation est donc celle d’un capitaine de vaisseau qui, quittant son port d’attache, décide de se rendre à telle destination. Ce faisant, il vogue sur l’océan créé par Dieu et, qui du fait de la Prédétermination divine/al–qaḍâ’ est navigable pour les hommes. En tant que seuls maîtres à bord, nous prenons l’ensemble des décisions, bonnes ou mauvaises, nécessaires à ce long voyage : vivres, choix du navire et de l’équipage, route maritime à suivre ; notre libre arbitre/ikhtiyâr joue à plein et l’ensemble de nos résolutions est de notre propre fait et relève de notre seule responsabilité.

    Cependant, la force changeante des courants marins, les vents favorables ou non, les tempêtes, les paramètres extérieurs en quelque sorte, ne relèvent pas de nos choix ou capacité. Ici c’est le Décret/al–qadar qui va influer sur notre destination, qu’il s’agisse de l’irruption d’un point prédéterminé de toute éternité/qaḍâ’ ou de la manifestation d’une volonté ponctuelle de Dieu/qadar. Il se peut ainsi que notre route ait été plus ou moins facilitée ou déviée, que nous ayons évité un danger ou, qu’au contraire, il nous ait atteint et, qu’à terme, nous parvenions à bon port ou non. Si nous arrivons à la destination que nous nous étions fixée, c’est que les trois niveaux d’interactions entre la Prédétermination/al–qaḍâ’, le Décret/qadar et notre libre arbitre/ikhtiyâr, le Destin en somme, auront concouru à la réalisation de notre projet personnel.

    Par contre, si nous avons à mouiller en un autre lieu que celui que nous avions prévu, alors c’est toujours les interactions composant notre Destin qui auront, cette fois, imposé une autre direction ou destination. Celle-ci, une fois atteinte, nous amènera à reprendre la mer pour de nouveaux horizons que nous ne soupçonnions point. Ainsi va notre vie sur le flot de notre Destin et au gré du vent de la Sagesse divine, sans que jamais nous n’ayons à nous départir de notre liberté et de l’obligation de diriger le vaisseau de notre existence et, au terme du voyage : Dieu.

    Dr al Ajamî

    Docteur en médecine, Docteur en Littérature et langue arabes, Islamologue coranologue, Théologien et spécialiste de l’exégèse du Coran. L’ensemble de nos recherches sur le Coran est publié sur le site Que dit vraiment le Coran ; Penser et vivre son islamité à la Lumière du Coran : https://www.alajami.fr/

     

     

    [i] Le terme qaḍâ’ n’est pas coranique. Il a été conceptualisé à partir des emplois dans le Coran du verbe qaḍâ signifiant déterminer, décider, prescrire, accomplir.

    [ii] Le terme qadar est lui aussi non-coranique. Il s’agit du nom d’action du verbe qadara lorsqu’il signifie être puissant, décréter et réaliser une chose.

    [iii] Pour l’article Foi et Raison, voir :   https://www.alajami.fr/index.php/2018/04/20/foi-et-raison-2/

    [iv] Hadîth rapporté par Muslim.

    [v] Cf. Islam/islâm, Foi/îmân, Perfection/iḥsân, selon le Coran et en Islam : https://www.alajami.fr/index.php/2018/01/23/islam-islam-foi-iman-perfection-ihsan-selon-le-coran-et-en-islam/

    [vi] Cf. S2.V285 et S4.V136.

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