• Etats-Unis et pétrole saoudien : émergence de l’influence américaine (1900-1945)
    Article publié le 19/08/2010

    Par Lisa Romeo

    Dans la première moitié du XX eme siècle, les Etats-Unis restent à l’écart de la vie politique du monde arabe et mènent une politique isolationniste, laissant aux puissances traditionnelles, la France et la Grande-Bretagne, une position de force dans la région. L’industrie pétrolière va changer peu à peu la donne. Les Etats-Unis sont les premiers à exploiter l’énergie pétrolière au XIXe siècle, notamment à travers l’empire des Rockefeller et la Standard Oil, créée en 1870. Ils sont alors les principaux consommateurs et producteurs, essentiellement par l’exploitation des ressources de leur pays. Les Etats-Unis sont peu à peu concurrencés par l’arrivée sur le marché de jeunes compagnies européennes. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Etats-Unis considèrent qu’il est dorénavant plus intéressant de préserver leurs réserves et d’importer le pétrole d’autres régions du globe. Ils commencent donc à s’intéresser au Moyen-Orient et se heurtent alors aux Britanniques qui étendent leur mainmise sur l’exploitation du pétrole dans cette région.

    La découverte du pétrole au Moyen-Orient et l’intérêt grandissant des Etats-Unis pour la région

    En effet, les compagnies britanniques ont obtenu des concessions sur une grande partie des gisements découverts dans la région. Elles ont pris conscience du potentiel de cette terre depuis la découverte de pétrole en Iran en 1908, par l’entrepreneur d’origine britannique William Knox d’Arcy (1849-1917) qui obtient du Shah une concession de 60 ans sur la quasi-totalité du territoire. Mais devant l’importance des coûts engendrés par son exploitation, il se lie au gouvernement britannique qui crée, en 1909, l’Anglo-Persian Oil Company.

    Le précieux liquide est ensuite repéré à Kirkouk, dans le nord-est du territoire irakien. Les compagnies britanniques s’intéressent alors davantage à cette région prometteuse et arrivent, par l’intermédiaire de l’arménien Calouste Gulbenkian, à obtenir du sultan ottoman une concession exclusive dans l’ensemble de la région irakienne. La Turkish Oil Company est alors créée en associant l’Anglo-Persian à la Royal Dutch Shell et la Deutsche Bank. Avec la chute de l’Empire ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis la mise en place d’un mandat britannique en Irak, la Grande-Bretagne jouit d’une situation privilégiée sur l’exploitation du pétrole au Moyen-Orient. Les Etats-Unis réclament alors leur part dans les exploitations en Irak et n’entendent pas laisser au Royaume-Uni la mainmise complète sur les richesses de la région. Le 31 juillet 1928, les deux principales compagnies américaines (la Standard Oil of New Jersey (Exxon) et Mobil) ainsi que la Compagnie française des pétroles entrent dans la Turkish Petroleum Company, qui devient alors l’Iraq Petroleum Company. Les Français et les Américains obtiennent ainsi chacun un quart de l’exploitation irakienne et les Anglais gardent le reste. De plus, dans cet esprit de régularisation de la concurrence, ces compagnies signent l’accord dit de la « ligne rouge » la même année acceptant de ne signer aucune concession sur les anciens territoires de l’Empire ottoman, à l’exception du Koweït, sans se consulter au préalable.

    Le royaume d’Arabie saoudite naissant fait donc partie de la zone. Mais le roi Ibn Saoud ne se sent redevable envers aucune puissance occidentale et négocie les concessions à sa guise. Il se méfie beaucoup des Britanniques qui arment son grand ennemi et rival hachémite. De plus, il préfère s’allier à une puissance qui ne cherche pas, à travers l’exploitation du pétrole, à s’ingérer dans les affaires politiques du pays. Laisser les Etats-Unis prospecter sur ses terres lui semble plus avantageux, ces derniers offrant des propositions plus attrayantes. Ibn Saoud noue ainsi des contacts avec des compagnies américaines n’appartenant pas à l’accord de la « ligne rouge ». Quant à la Grande-Bretagne, elle ne croit pas en la richesse des sols saoudiens et ne montre pas un réel intérêt pour les projets d’exploration, considérant probablement comme suffisantes, du moins dans l’immédiat, les réserves iraniennes et irakiennes. Une prospection réalisée dans la région de Hasa en 1924, n’avait donné aucun résultat.

    Le rapprochement entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite

    Les intérêts américains et saoudiens convergent donc dans les années 1930. En effet, Ibn Saoud, qui vient d’unifier et de créer le royaume d’Arabie saoudite en 1932, est à la recherche de fonds pour développer son pays et maintenir sa position. La loyauté des chefs des nombreuses tribus n’est possible qu’à travers de lourdes compensations financières. Ses revenus principaux venaient jusqu’à présent principalement des taxes du pèlerinage à La Mecque. Mais en cette période de crise financière, le nombre de pèlerins diminue fortement et les caisses du jeune Etat ne s’alimentent plus. Ibn Saoud se tourne alors vers les explorateurs américains qui cherchent des réserves de pétrole dans la région. Il espère, qu’en cas d’échec, ces forages lui permettront au moins de trouver de l’eau, nécessaire au développement du pays. Par ailleurs, les contacts se multiplient avec les compagnies américaines, encore plus intéressées par la péninsule arabique depuis que du pétrole a été découvert à Bahreïn en mai 1932. Le roi accorde finalement une concession sur toute la partie Est du pays à la Standard Oil of California (Socal) en 1933 pour 50 000 livres sterling-or. La Socal s’allie à la Texas Oil Company (Texaco) et prend plus d’importance. Une nappe de pétrole est finalement découverte le 4 mai 1938 à 1 441 mètres de profondeur à Dammam.

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Arabie saoudite fournit aux Etats-Unis le pétrole nécessaire pour mener à bien les batailles du Moyen-Orient et de la Méditerranée. L’implantation américaine prend alors un autre visage : une base aérienne américaine est établie à Dharan dans l’Est du pays. A la suite de l’accord signé le 14 février 1945 par le président américain Roosevelt et le roi Ibn Saoud à bord du Quincy, le monopole d’exploitation de l’ensemble des gisements saoudiens est accordé aux Etats-Unis avec la création d’Aramco (Arabian American Oil Company) pour une période de 60 ans. Les Etats-Unis ont ainsi établi une base d’appui dans la région.

     

    Le président américain Franklin D. Roosevelt, rencontre à bord du croiseur USS Quincy le roi de l'Arabie saoudite, Abdel Aziz Ibn Saoud. Date : 1945-02-14

     

    Bibliographie :
    Agnès Chevallier, Le Pétrole, Paris, Editions La Découverte, 1986.
    Rashid Khalidi, L’Empire aveuglé, Les Etats-Unis et le Moyen-Orient, Paris, Actes Sud, 2004.
    Robert Lacey, Le Royaume, la grande aventure de l’Arabie Saoudite 1744-1982, Paris, Presses de la Renaissance, 1981.
    Benoist Méchin, Le loup et le Léopard, Ibn Séoud ou la naissance d’un royaume, Paris, Editions Albin Michel, 1955.
    David Rigoulet-Roze, Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Paris, Armand Colin, 2005.

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  • Chapitre III. Le sihr ou la sorcellerie

    Texte intégral

    1Sihr, en arabe classique, vient du verbe sahara qui veut dire : « quelque chose [d’irréel] qui s’impose au regard jusqu’à ce que celui qui regarde croie que ce qu’il voit est réel (Lisān al-‘Arab). En dialectal marocain, shūr désigne tous les rites qui provoquent des changements néfastes dans l’état des personnes, qu’il s’agisse de leur bien-être, de leurs sentiments, de leurs comportements ou, bien sûr, de leur santé.

    2La sorcellerie est une pratique qui existait avant l’islam. Les personnes qui parlaient trop bien étaient, par exemple, considérées comme des sorciers ; c’est ainsi qu’on accusa aussi le Prophète d’en être un. Mais il fut aussi victime de la sorcellerie. Suivant Al-Bukhari :

    « ‘Aicha a dit : « L’envoyé de Dieu avait été ensorcelé au point qu’il s’imaginait avoir fait une chose qu’il n’avait pas faite. Or, un certain jour qu’il était chez moi, il invoqua Dieu à plusieurs reprises, puis il me dit : « Ô ‘Aicha, sais-tu bien que Dieu vient de me donner la décision que je lui avais demandée ? – Et comment cela, ô Envoyé de Dieu ? demandai-je. – Deux hommes, me répondit-il, vinrent à moi ; l’un s’assit à mon chevet, l’autre à mes pieds. Puis l’un d’eux dit à son compagnon : « De quoi souffre cet homme ? – Il a été ensorcelé. – Qui l’a ensorcelé ? Lebid-ibn-el-a‘sam, le juif des Benou-Zorīq. – Et sur quoi ? – Sur un peigne, une mèche de cheveux et l’enveloppe d’une spathe de palmier mâle. – Où sont ces objets ? – Dans le puits de Dzou-Arouân. » Le Prophète, accompagné d’un groupe de ses compagnons, se rendit au puits ; il le vit entouré de palmiers. Revenant auprès de ‘Aicha, il dit : « Par Dieu ! on dirait que son eau est une infusion de henné et que ses palmiers ont des têtes de démon. – Ô Envoyé de Dieu, demanda ‘Aicha, as-tu retiré ces objets ? – Non, répondit-il, parce que Dieu m’avait soulagé et guéri et que j’ai craint de provoquer par là une animosité contre les fidèles. » Il donna un ordre et le puits fut comblé. » (1914, p. 87-88)

    3Ce hadith est très répandu. Même si on ne le connaît pas par cœur, on sait que le Prophète a été victime de la sorcellerie, ce qui prouve au croyant la réalité de son existence et la nécessité qu’il y a de s’en prémunir.

    • 17 Selon Aïcha, l’envoyé de Dieu employait la formule magique suivante : « Dissipe le mal, seigneur de (...)

    4Si l’on se place du point de vue de l’orthodoxie islamique, la sorcellerie est haram (illicite), quoique Bousquet remarque une certaine ambiguïté dans la position du fiqh puisque son utilisation pour le bien n’encourerait pas toujours de réprobation (Bousquet, 1949-1950, p. 232-233). De même, l’utilisation de formules pour guérir comme pour prévenir peut s’autoriser de la tradition prophétique : Mohammed utilisait des exorcismes et recourait à des attouchements afin de soigner, comme en témoigne le chapitre de Al-Bukhari consacré à la médecine (Al-Bukhari, 1908-1914, t. IV, p. 76-8117 ; Doutté, 1908, p. 343). Toutefois, les formules dites par le Prophète se limitaient à l’invocation de Dieu et ne contrevenaient à aucun interdit. En revanche, toute une suite de âhadith est consacrée à la condamnation de la magie, quand elle provoque le mal et quand le magicien s’attribue des pouvoirs qui n’appartiennent qu’à Dieu (Doutté, 1908, p. 337 ; Bousquet, 1949-1950, p. 232). La liaison sorcellerie/magie et polythéisme est d’ailleurs évidente dans le hadith suivant :

    « D’après Abou-Horeïra, l’Envoyé de Dieu a dit : « Abstenez-vous des choses funestes : l’attribution d’associé à Dieu et la magie. » » (Al-Bukhari, 1908-1914, t. IV, p. 86)

    5Cette division implicite de la magie en magie licite et en magie illicite a conduit Doutté à la conclusion suivante :

    « Ainsi la magie pure a été accueillie officiellement par l’Islam, et la sorcellerie ici ne se distingue uniquement de la religion que parce qu’elle est interdite et n’est pas exercée au nom de Dieu. » (Doutté, 1908, p. 345)

    6Non sans raisons, il évite de présenter la magie et la sorcellerie comme faisant partie d’un système religieux étranger ou opposé à l’islam. Elles s’inscrivent, au contraire, dans l’islam, qu’elles soient considérées comme autorisées ou interdites. Dans ce dernier cas, en effet, leurs utilisateurs ne prétendent pas qu’il s’agit d’une religion différente mais tentent, au contraire, d’islamiser les rites auxquels ils recourent. En ce sens, quoique la sorcellerie puisse être considérée défavorablement, voire condamnée, elle se pose seulement comme un péché, et ses pratiquants ne cessent pas de se considérer musulmans, font la prière, le jeûne du mois de Ramadan et s’adressent à Allah pour qu’il les aide et efface leurs péchés, aujourd’hui comme à l’époque de Doutté. L’opinion des fondamentalistes est bien sûr fort différente. Circulent, en effet, au Maroc, des ouvrages proches du courant islamiste (par ex. Bali, 1983) ; publiés en Arabie saoudite, en Egypte ou au Liban, ils présentent la sorcellerie comme une pratique polythéiste en ce qu’elle recourt à d’autres forces que la force divine.

    • 18 Par ce terme, il ne faut pas entendre l’existence d’une religion constituée dont on pourrait recons (...)

    7Néanmoins, se considérer musulman n’implique pas d’avoir des pratiques réellement orthodoxes. On verra que les rites utilisés pour le shūr s’inscrivent en fait hors du monde symbolique de l’islam, ce qui conduit à tempérer la portée du point de vue de Doutté. Il est vrai que la sorcellerie ne renvoie pas à un système religieux explicite ; cependant, le contenu exégétique des rites implique d’autres croyances que celles validées par le corpus coranique. L’apparentement relevé entre les cultes de possession au Maroc et dans d’autres régions de l’Afrique le suggérait déjà ; si l’existence des djinns est attestée par le Coran, la façon de s’entendre avec eux, la négociation et le sacrifice renvoient à une logique partagée par des sociétés non arabes et non islamisées. Sans doute, par une réaction excessive à la période coloniale, où les chercheurs tentaient de retrouver dans les manifestations religieuses observables une antique religion berbère (par ex. Basset, 1910), évite-t-on aujourd’hui d’interroger la provenance des rites magiques que l’on préfère ranger dans la catégorie « religion populaire ». Cette solution permet de signifier qu’ils sont étrangers à l’orthodoxie, tout en laissant entendre qu’ils peuvent néanmoins relever de l’islam comme formes corrompues. Or, les récents travaux de Ginzburg sur le sabbat ont montré que des rituels singuliers, apparemment isolés de tout contenu exégétique ou inclus dans d’autres systèmes symboliques, pouvaient être analysés comme les occurrences d’un même système de croyances, structurant en profondeur les pratiques observables. Ce système de croyances peut avoir une aire d’extension particulièrement large, découlant d’un processus diffusionniste (Ginzburg, 1992). Ginzburg reconnaît les dangers de cette conception généalogique (ibid., p. 211), mais celle-ci a l’avantage de proposer un cadre d’interprétation cohérent pour une collection de faits semblables qui, sans cela, seraient catalogués (par le chercheur) dans la classe des « aberrations locales », des « superstitions » ou de la « religion populaire ». Entre la « religion des Berbères18 » et l’islam corrompu, il existe sans doute un système de croyances plus vaste, possédant sa propre logique symbolique. Même si la description de ce système n’entre pas dans le cadre du présent travail, il convient d’en tenir compte afin de ne sous-estimer ni la cohérence des pratiques rituelles et des croyances étudiées ni la complexité des « bricolages » produits par l’imagination religieuse. Si, pour reprendre la distinction opérée par Lévi-Strauss (1985), l’ordre conçu des acteurs est un ordre musulman allant de l’orthodoxie à l’hétérodoxie, leur ordre vécu est un ordre complexe, une série de systèmes de croyances contiguës, entre lesquels se déplacent les acteurs, en essayant de donner une impression d’unité.

    Techniques du shūr

    • 19 En fait, suivant Mauss, il n’y aurait pas de rites strictement manuels : « Ainsi le charme oral pré (...)

    8Le shūr implique soit des rites oraux, soit des rites manuels, soit les deux à la fois19. On peut suivre ici les distinctions opérées par Doutté (1984), à la suite de Mauss (1983) :

    91. Les rites oraux consistent dans la récitation de formules magiques pour obtenir ce que l’on désire ; par exemple, quand on a peur de la colère de quelqu’un, on dit : « zughba men tint m-mak taqfel fummek » (un poil du sexe de ta mère ferme ta bouche), ce qui est censé empêcher la personne de faire des reproches. Ces formules sont très répandues ; elles s’utilisent en général à la hâte, à l’occasion d’événements imprévus. Quand une jeune fille qui souhaite le mariage se retrouve avec des hommes, elle récite des formules d’une manière très discrète afin de leur paraître belle et d’être désirée. Quand on se trouve dans des situations incertaines ou dangereuses, on les utilise pour se protéger ou se défendre. Ces formules ne sont pas perçues comme malfaisantes, bien qu’elle ne comportent pas l’invocation de Dieu, contrairement au du‘ā’ (Gardet : Du‘ā’) qui peut aussi se dire dans de semblables circonstances.

    102. Les rites manuels sont des préparations obtenues en mélangeant des éléments minéraux, végétaux, animaux ou d’origine humaine : la tortue, le caméléon, la peau du lézard, l’œil de la huppe, la cervelle de la hyène, l’œil de l’hirondelle, les cornes de la chèvre ou du bouc, la rue, la coloquinte, l’armoise, l’astragale ainsi que plusieurs variétés d’herbe et même des fruits comme la pomme, l’orange et le citron, le mercure, le fer, le sel, l’alun et le sang d’une personne morte dans un accident. Les ongles, les cheveux, les peaux mortes et l’urine même de la personne que l’on veut ensorceler sont, tour à tour, utilisés. Nadia Belhaje a donné une liste d’ingrédients en usage dans la sorcellerie au Maroc : cantharide, œufs de caméléon, staphysaire, rue, belladone, mandragore, datura stamonium, mercure, etc. (Belhaje, 1986, p. 85-88).

    11Mes informatrices m’ont procuré un certain nombre de recettes qui circulent aussi, avec quelques variantes, dans des livres écrits en arabe et édités au Liban ou en Egypte. Selon les libraires qui les vendent à Khénifra, ils ne sont achetés que par des fuqaha. Les femmes de Khénifra ne lisent donc pas ces livres et les recettes qu’elles utilisent sont transmises oralement, soit entre amies, soit obtenues d’un fqīh. Beaucoup d’entre elles concernent les rapports entre hommes et femmes et, naturellement, entre époux.

    12Pour qu’une femme soit aimée par son mari ou par l’homme avec lequel elle désire se marier, il faut :

    « Prendre ses propres ongles, les mélanger avec les ongles d’une huppe, puis brûler l’ensemble et le faire manger à l’homme désigné. »

    « Prendre la tête d’un corbeau, lui enlever la cervelle et mettre à la place un peu de terre sur laquelle l’homme désigné a marché, plus le fumier d’un âne, plus sept graines d’orge ; puis enterrer l’ensemble dans un endroit où personne ne risque de passer. Quand l’herbe pousse de quatre doigts, il faut l’arracher, l’écraser entre les mains, s’essuyer tout le corps avec et le lui faire manger. »

    « Prendre un citron, mettre dedans un morceau de torchon qui a servi à essuyer le sperme, l’arroser avec de la soude caustique puis enferrer l’ensemble dans un carrefour. »

    « Prendre le mouchoir avec lequel l’homme s’est essuyé après un rapport sexuel, le couper en sept morceaux qu’il faut faire bouillir toute une nuit. »

    13Pour que la femme ait le pouvoir sur son mari, on doit :

    « Prendre la langue d’un chien ou de préférence d’un âne et la faire sécher puis la faire manger au mari pendant sept jours. »

    14Afin qu’un homme cesse d’être amoureux d’une femme, il est nécessaire de :

    « Prendre les cheveux, les ongles et les peaux mortes de la femme, les mélanger avec sept plantes, les brûler dans un verre neuf qui n’a jamais servi et les faire manger à l’homme. »

    15Dans la catégorie des rites manuels entrent aussi les hrūz, gris-gris fabriqués par les fuqaha qu’on doit porter sur soi, ou brûler ou diluer dans de l’eau pure ou dans de l’eau mélangée à de la fleur d’oranger et qu’il faut boire ou faire boire. On peut aussi les incorporer dans une mixture conseillée par le fqīh.

    • 20 Ce qui est conforme à l’opinion de Mauss (1983).

    163. Les rites manuels accompagnés d’incantations orales sont les plus répandus20. On récite des incantations en faisant le mélange des produits, avec la main gauche la plupart du temps. Une femme abandonnée par son mari et qui veut le faire revenir prendra, par exemple, de sa main gauche un mélange qui contient sept éléments (d’origines végétale et animale), les mettra dans un récipient d’argile contenant des braises de charbon de bois et se promènera ensuite dans toute la maison avec ce récipient dans lequel brûle le mélange en disant :

    « Tel fils de telle, tu ne dors, tu ne te reposes que si ta tête est sur ma tête et tes pieds sur mon lit. Parole de Dieu, parole du Prophète et parole de Lalla Mkouna, fille de Mkoun le roi des djinns. Quand je dis tel fils de telle soit pour moi, qu’il le soit. »

    17Elle devra répéter l’opération sept fois. Il existe, cependant, des recettes très compliquées dont la réalisation demande beaucoup de temps et d’efforts. Ainsi, une informatrice, qui croit qu’elle ne peut avoir d’enfants à cause de la sorcellerie, m’a indiqué la recette suivante qu’elle utilise pour annuler celle-ci :

    « Il faut prendre une livre de plomb et le faire fondre le dimanche pendant la prière du matin, le mettre sous son lit et l’éteindre avec de l’eau propre puis faire brûler la graisse d’un bouc pour le parfumer avec. Le deuxième jour, au lever du soleil, au milieu de la chambre à coucher, refaire la même opération avec le plomb mais l’arroser avec de l’eau de mer puis le parfumer avec le peganum qu’on fait brûler. Le troisième jour, on refait la même opération avec le plomb puis on l’éteint avec de l’eau d’un fossé et on le parfume avec du lentisque brûlé. Le quatrième jour, on fait fondre le plomb au milieu de la maison et on l’éteint avec l’eau de la rivière, puis on le parfume avec le corail brûlé. Le cinquième jour, on le fait fondre à côté du plafond et on l’éteint avec de l’eau de trois puits et on le parfume avec l’encens du Soudan. Le sixième jour, on l’éteint avec de l’eau de pluie à l’entrée de la maison et on le parfume avec du bois d’aloès. Le septième jour, on l’éteint sur le seuil de la maison avec de l’eau de source et on le parfume avec de l’ambre gris brûlé. Il faut éteindre le plomb, le premier jour sept fois, le deuxième jour six fois et ainsi de suite et jeter chaque jour l’eau utilisée dans un carrefour. Chaque jour en fondant le plomb, il faut dire :

    « Annule, ô Sidī Hammū, tout ce que les mains ont fait, annule tout ce sur quoi les pieds ont marché, tout ce que les langues ont dit.
    « Annule, ô Sidī Hammū, les choses sur lesquelles les portes se sont fermées, les choses pour lesquelles les ennemis, les amis et la famille se sont réunis.
    « Annule, ô Sidī Hammū, les choses sur lesquelles les rideaux sont tombés, et ce qu’on a fait dans le sang de l’oiseau.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis au cœur des lampes et ce qu’on a mis dans les pointes des flèches.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans les portes, ce qu’on a mis dans les plafonds.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans l’argile et dans l’oiseau, dans les bougies et dans la viande du porc.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans l’argent et dans l’or et ce qu’on a enterré sous le seuil de la maison.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans le cuivre et ce qu’on a gravé sur le plomb.
    « Annule ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans le zinc, dans les cœurs et dans les tissus.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans les poêles et dans les tombeaux.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce que les juifs et les juives ont fait, ce qu’on a enterré dans les tombeaux oubliés, ce qu’on a mis dans les arbres et ce qu’on a mis dans les grottes.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a enterré dans les sources et dans les ustensiles.
    « Annule, ô Sidī Hammū, au nom de ceux qui tiennent le trône de Dieu.
    « Annule, ô Sidī Hammau, au nom des sept cieux et au nom des sept terres.
    « Annule, ô Sidī Hammū, au nom des cinq prières.
    « Annule, ô Sidī Hammū, au nom d’Abraham, au nom de Moïse et au nom de Jésus.
    « Annule, ô Sidī Hammū, au nom de l’Unique qui n’engendre pas et qui n’est pas engendré.
    « Annule, ô Sidī Hammū, la sorcellerie des sorcières, la ruse des fourbes, des djinns et des humains.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans le sang des menstrues et dans l’araignée et ce qu’on a enterré dans les coins de la maison.
    « Annule, ô Sidī Hammū, ce qu’on a mis dans les talons et ce qu’on a écrit, ce qu’on a mis dans la poterie et ce qu’on a enterré dans les feux. » »

    18Cette longue recette nous donne une idée de la complexité de certains rites. Elle nous donne aussi une idée des lieux et des choses dans lesquels on peut cacher la sorcellerie. Car la sorcellerie n’est pas seulement une pratique connectée à des croyances ayant trait au monde invisible et aux êtres surhumains, elle est aussi – et peut-être surtout – insérée dans la trame des relations sociales dont elle explicite les tensions et qu’elle utilise pour parvenir à ses fins.

    • 21 Au Maroc, on se frotte le corps avec un gant de tissu rêche afin d’enlever les peaux mortes.

    19La manière de se procurer des objets appartenant à une personne avec laquelle on n’a pas de contacts directs ainsi que la façon que l’on a de faire ingérer de la sorcellerie à quelqu’un donnent lieu à un véritable enchevêtrement de ruses qui sont le quotidien de la magie. Zubīda m’a, par exemple, raconté comment elle s’était procuré des affaires appartenant à la maîtresse de son mari. Celui-ci fréquente, en effet, une femme qu’elle lui a demandé de quitter. Mais il a nié avoir des relations avec elle, jurant même qu’il ne la connaissait pas. Cependant, Zubīda a téléphoné à cette femme, l’a insultée et menacée. Elle a nié à son tour, mais Zubīda demeure persuadée qu’elle a une liaison avec son mari. Ses sœurs et ses amies le voient entrer chez elle ; elles l’ont même aperçue, une nuit, partant en voiture avec lui pour un voyage qu’il devait faire. Pendant une absence de son mari, Zubīda a fait venir chez elle un fqīh. Il lui a demandé des peaux mortes, des cheveux et un morceau de vêtement de la maîtresse, afin d’effectuer une préparation qui amènera le mari à la prendre en dégoût. Zubīda a donc essayé de se lier d’amitié avec une amie de la maîtresse pour qu’elle lui procure ce que le fqīh avait demandé. Mais ce projet a échoué. Alors, Zubīda a procédé autrement : elle a demandé à une de ses amies d’aller au hammam fréquenté par la maîtresse pour obtenir les peaux mortes et les cheveux. L’amie allait tous les jours à ce hammam et y passait de longues heures. Au bout de quelque temps, la maîtresse est venue ; l’amie de Zubīda est allée s’asseoir à côté d’elle et a commencé à lui parler de choses et d’autres, puis elle lui a proposé de lui frotter le dos. Elle a utilisé son propre gant afin qu’elle retienne les peaux mortes de la maîtresse21. Pour obtenir les cheveux, elle a posé une éponge à l’endroit où coulait l’eau avec laquelle la maîtresse se lavait les cheveux, de telle sorte qu’elle retienne ceux qui, tombés, étaient entraînés par l’écoulement de l’eau de lavage. C’est le fils de cette amie qui lui a procuré le morceau de vêtement en escaladant la terrasse de la maîtresse et en volant un soutien-gorge qui y séchait avec le reste du linge.

    20Certaines substances demandent encore plus d’imagination à la femme qui désire se les procurer. Hafīda avait besoin de l’urine de son mari pour lui préparer de la sorcellerie. Le couple occupe à lui tout seul le premier étage de la maison des parents du mari et dispose d’une salle de bain avec des toilettes qu’il est seul à utiliser. Un soir, avant que son mari ne rentre, Hafīda a cassé la chasse-d’eau pour empêcher l’eau de couler, puis a vidé la cuvette dont elle a bouché le fond avec un plastique. Quand son mari est allé uriner, il s’est aperçu que la chasse ne fonctionnait pas. Elle est entrée dans les toilettes, sous le prétexte de jeter de l’eau afin d’évacuer l’urine qu’elle a, en fait, récupérée dans un petit récipient. Elle a enlevé le plastique et a jeté l’eau.

    • 22 Ce que remarquait Mauss : « Le moment où le rite doit s’accomplir est soigneusement déterminé. Cert (...)

    21A ceci s’ajoutent, en général, des contraintes formelles, car la sorcellerie n’est efficace que si l’on respecte un ordre spatial, temporel et astrologique précis22. Elle est inefficace si on la prépare le vendredi, qui est le jour sacré des musulmans, ou pendant les fêtes religieuses ou durant le mois de Ramadan. Les sorciers et les voyantes ne travaillent donc pas pendant ces périodes. Les nuits de pleine lune passent, en revanche, pour rendre la composition magique plus puissante. Les étoiles ont aussi une influence bénéfique sur l’effet de la substance magique ; « l’action de la lune en particulier est généralement admise » (Desparmet, 1938, p. 36). Il y a aussi des lieux dans lesquels on ne peut pénétrer avec de la sorcellerie et où, bien sûr, on ne peut en faire. Il s’agit des mosquées et des sanctuaires dont on croit qu’ils « refroidissent » l’effet du shūr ; il existe, au contraire, des lieux spécifiques où on l’enterre à moins qu’on ne l’y disperse : les croisements de routes, les cimetières et, surtout, les tombeaux oubliés (ceux dont personne ne sait qui y repose et à qui personne ne rend visite).

    Le shūr dans les relations interpersonnelles

    22En général, le shūr est utilisé pour nuire à quelqu’un ou tout au moins pour obtenir quelque chose de lui contre sa volonté. Il est censé provoquer une modification de l’état physique et/ou psychologique. Il est souvent destiné à des personnes avec lesquelles on entretient des relations de proximité : la famille, les voisins, les amis, la maîtresse du mari, les collègues de travail, la ou les coépouse(s), la belle-mère, la belle-sœur… D’un autre côté, on croit que des personnes auxquelles la sorcellerie n’est pas destinée peuvent marcher dessus sans s’en rendre compte et être alors ensorcelées par accident. Contrairement à ce qui se passe chez les Azandé (Evans-Pritchard, 1972, p. 65), une femme peut accuser son frère, sa sœur, sa mère ou n’importe quel membre de sa famille de lui avoir fait de la sorcellerie sans qu’il soit lui-même qualifié de sorcier, la qualité de sorcier n’étant pas héréditaire. N’est désigné constamment comme sorcier que celui ou celle qui en fait le métier. Les personnes dont on pense qu’elles confectionnent des recettes magiques pour résoudre leurs propres problèmes ou pour nuire à autrui ne sont jamais considérées comme sorcières que par les gens qui s’estiment être leurs victimes et par leur entourage. On ne devient pas davantage « sorcier » que l’on ne naît « sorcier » ; on fait seulement de la sorcellerie. C’est explicitement l’interaction sociale qui produit provisoirement le « sorcier », sans recourir à un principe généalogique, car la sorcellerie n’est pas un don mais un apprentissage. La plupart du temps, on pense être ensorcelé, quand on se trouve dans des situations de crise ou de malheur. Alors, on cherche le ou les coupable(s) parmi les gens avec lesquels on est en conflit, dont on croit qu’ils nous jalousent, ou auprès de ceux à qui notre malheur pourrait profiter. L’accusé est ainsi souvent quelqu’un de proche ou d’assez proche. Dans ce cas, la sorcellerie, au Maroc, correspond à la sorcellerie zandé : « En étudiant la sorcellerie zandé, il nous faut garder deux choses présentes à l’esprit : premièrement, que cette notion est une fonction des situations d’infortune, et deuxièmement, que c’est une fonction des rapports personnels (ibid., p. 142). » Les accusations peuvent ainsi provoquer des disputes et des ruptures. Ainsi, on rencontre des parents ou des proches qui ont cessé toutes relations depuis plusieurs années, parce que l’un d’eux a accusé l’autre de l’avoir ensorcelé ; d’autres se fâchent pour la même raison, un certain temps, puis reprennent des relations normales et ne se traitent plus de sorciers ; d’autres, enfin, entretiennent des relations normales tout en se suspectant. L’essentiel de la sorcellerie est donc dans le dispositif social qu’elle permet de penser et non dans la signification de ses recettes, ainsi que le remarque Jean-Paul Colleyn :

    « Qu’elle ait un fondement pharmacologique ou non, l’efficacité de la sorcellerie est avant tout sociale. Elle repose sur un corps de croyances qui fournit un cadre symbolique aux dispositions psychologiques individuelles, donne une forme d’expression aux conflits et propose un modèle d’interprétation des événements de la vie quotidienne. » (Colleyn, p. 88-89)

    23Le sens commun veut que la sorcellerie soit le domaine des femmes, d’où l’expression courante : ‘māl n-nsa (pratiques de femmes). Pour elles, la sorcellerie est, en effet, une arme dont on use, afin de se défendre et de préserver la stabilité familiale. En premier lieu, elle est donc utilisée contre le mari et à l’encontre de la belle-famille. Contre le mari, par crainte d’être répudiée, qu’il prenne une coépouse, d’être trompée ou pour le rendre obéissant. Contre la belle-famille, il s’agit principalement d’éliminer la « dictature » de la belle-mère et des belles-sœurs ou des beaux-frères, de parvenir à se faire obéir d’eux, de ne plus partager le même toit, d’obtenir que le mari rompe totalement avec sa famille. On fait aussi de la sorcellerie à un homme pour lui faire désirer une fille en vue du mariage, pour le faire divorcer et détester ses enfants ou pour le rendre impuissant. Mais les femmes aussi peuvent être victimes de sorcellerie afin qu’elles soient répudiées, qu’elles deviennent stériles ou pour les empêcher de se marier. Notons simplement que la sorcellerie intervient dans ce cas également par rapport à une relation avec un homme. Une mère peut ainsi faire de la sorcellerie à son fils pour qu’il divorce d’avec son épouse, pour l’empêcher de se marier avec une femme qu’elle ne désire pas comme belle-fille ou pour qu’il s’occupe davantage d’elle que de sa femme. La famille est donc le lieu d’élection de la sorcellerie :

    « Les discours sur la sorcellerie mettent toujours en cause la famille élargie ; c’est elle qui est déclarée le lieu d’origine privilégié, sinon unique, des ensorcellements. Des rapports familiaux conflictuels constituent le premier indice qui va dans ce sens. Comme l’affirmait une autre ensorcelée : « les gens qui font des choses » sont toujours de ton sang ; souvent, ils vivent dans la même maison ; tes ennemis sont souvent ceux avec qui tu manges. » (Shabou, 1985, p. 109)

    24Cependant, on peut aussi faire de la sorcellerie à des collègues de travail parce qu’ils avancent plus rapidement que soi ou pour que les enfants d’une voisine ne réussissent pas leur scolarité et ne trouvent pas de travail. Mais la sorcellerie n’est pas seulement utilisée pour empêcher la réalisation de quelque chose, elle l’est aussi pour favoriser la réalisation d’objectifs n’impliquant pas la malfaisance envers autrui. Une mère peut l’utiliser pour que ses enfants réussissent à l’école, pour trouver un travail, pour qu’ils puissent se marier, pour qu’ils soient aimés et favorisés par tout le monde. C’est ce qu’on appelle el-qubūl.

    25En fait, le domaine de la sorcellerie est relativement large tant par ses causes que par les manifestations qui la révèlent. La liste de celles-ci peut être longue sans pour autant être exhaustive. Je vais donner ici la traduction de l’une d’elles, figurant dans un ouvrage contemporain :

    « I. La sorcellerie de la séparation
    1. Ses variétés : la séparation entre l’homme et sa mère ; la séparation entre l’homme et son père ; la séparation entre l’homme et son frère ; la séparation entre l’homme et son ami ; la séparation entre l’homme et son associé dans le commerce ou dans d’autres choses ; la séparation entre l’époux et son épouse (cette variété est la plus dangereuse et la plus répandue).
    2. Ses symptômes : le passage soudain de l’état de l’amour à l’état de la haine ; le doute entre les personnes ; ne pas présenter des excuses quand on a tort ; donner de l’importance à des désaccords minimes ; l’enlaidissement de la physionomie de l’homme aux yeux de son épouse et l’enlaidissement de la physionomie de la femme aux yeux de son mari, même si elle était des plus belles des femmes (en réalité, c’est Satan qui est chargé de faire la sorcellerie, qui se montre sur son visage pour l’enlaidir) ; l’ensorcelé éprouve de la répulsion pour tout ce que l’autre fait ; la haine de l’ensorcelé pour le lieu où se trouve l’autre personne (quand le mari est dehors, il se sent bien mais, dès qu’il rentre chez lui, il éprouve un malaise).
    II. La sorcellerie de l’imagination
    Ses symptômes : la personne voit bouger les choses qui ne bougent pas ; elle voit le petit grand et le grand petit ; elle voit les choses transformées, comme les gens qui voient les cordes et les bâtons comme des serpents qui bougent.
    III. La sorcellerie de l’amour
    Ses symptômes : l’amour exagéré ; le désir permanent d’avoir des relations sexuelles ; ne pas pouvoir se passer d’elle ; le désir profond de la voir ; l’obéissance totale.
    IV. La sorcellerie de la folie
    Ses symptômes : les fortes distractions, l’oubli et la stupéfaction ; la confusion dans la parole ; le regard fixe et hagard ; ne pas pouvoir demeurer au même endroit ; ne pas continuer un travail ; ne pas faire attention à son apparence ; dans le pire des cas, partir sans savoir où et, peut-être, dormir dans des lieux déserts.
    V. La sorcellerie de l’engourdissement
    Ses symptômes : la solitude ; se replier sur soi-même ; le silence constant ; la haine des assemblées ; avoir l’esprit vagabond ; avoir toujours des douleurs ; l’inactivité et le calme permanents.
    VI. La sorcellerie des hallucinations
    Ses symptômes : les cauchemars ; l’ensorcelé rêve que quelqu’un l’appelle ; il entend des voix l’appeler pendant l’éveil, mais il ne voit personne ; il a des obsessions ; il doute de ses amis et de ses parents ; il rêve qu’il tombe de haut ; il rêve qu’il est poursuivi par des animaux.
    VII. La sorcellerie de la maladie
    Ses symptômes : la douleur constante d’un membre ; l’épilepsie ; la paralysie d’un membre ; la paralysie totale ; le non-fonctionnement de l’un des sens.
    VIII. La sorcellerie du saignement (c’est une variété de sorcellerie qu’on fait uniquement aux femmes).
    IX. La sorcellerie pour empêcher la personne de se marier

    26Ses symptômes : des douleurs passagères qui ne guérissent pas en prenant des médicaments ; l’anxiété, surtout entre salat al ‘asr et minuit ; l’anxiété pendant le sommeil ; des maux d’estomac de temps en temps ; des douleurs en bas de la colonne vertébrale. » (Bali, 1983, p. 55-100)

    • 23 « Il y a aussi les consultations en chambre et à domicile et les diseurs de bonne aventure du march (...)

    27La sorcellerie peut être faite par une voyante ou par un fqīh (maître d’école coranique) à qui l’on s’adresse en cas de problème ou de maladie. Ils peuvent venir chez leurs clients ; c’est ce que le docteur Mauran appelait les « consultations en chambre » (1910, p. 17223). Les femmes qui n’ont pas la possibilité de sortir de chez elles sans être accompagnées par leur mari ou par leur belle-mère ou celles qui appartiennent à un milieu aisé et qui ne tiennent pas à être vues chez ces praticiens y envoient une amie ou une parente. Une de mes informatrices, Khadija, qui aide les familles connues de Khénifra lors des grands travaux domestiques et qui fait la cuisine chez elles à l’occasion des fêtes qu’elles donnent, favorise le contact des femmes de ces familles avec les voyantes et les fuqaha :

    « Depuis la mort de mon mari, j’étais obligée de travailler pour que mes enfants puissent finir leur scolarité. Je travaille chez des familles riches et je connais leurs problèmes. Les femmes ont confiance en moi. Elles me racontent tous leurs problèmes avec leur mari, leur belle-mère et leurs enfants. Ces femmes ne peuvent pas aller chez la voyante ni chez le fqīh parce que tout le monde les connaît et que quelqu’un risquerait de le dire au mari. Pour ça, on me demande de les aider ; parfois c’est elles qui m’envoient chez un fqīh ou une voyante ; parfois elles me demandent si je connais une bonne voyante ou un bon fqīh, et c’est moi qui les choisis parce que je connais les meilleurs. Parfois, c’est moi qui leur dit de faire quelque chose, quand je vois qu’elles ont beaucoup de problèmes. »

    28La sorcellerie peut, cependant, être faite par la personne elle-même, par une de ses parentes ou par une amie à qui elle fait confiance. Bien que les recettes de sorcellerie soient complexes et très variées, la majorité des femmes qui les utilisent les connaissent par cœur ; d’autres, sachant lire et écrire, possèdent un cahier où sont notées les recettes et qui circule entre elles. Ce cahier, enrichi au fur et à mesure que l’une d’elles apporte une nouvelle recette, est nommé « cahier des recettes de gâteaux ».

    29On trouve à Khénifra une sorcellerie du pauvre et une sorcellerie du riche, comme il y a une médecine du pauvre et une médecine du riche. Les femmes qui ont une situation économique modeste se contentent des sorciers et des voyantes de la ville qui s’adaptent aux moyens de leurs clients ; elles peuvent, cependant, consulter ailleurs des sorciers à un prix abordable. En revanche, les femmes appartenant à un milieu aisé cherchent parfois des sorciers réputés dans d’autres villes. Ceux-ci peuvent être payés très cher. Une femme m’a affirmé avoir versé 20 000 dirhams à un sorcier de Casablanca, pour une composition magique contenant de la cervelle de hyène. Elle l’a administrée à son époux, qui « n’écoute que ce que lui dit sa mère et qui me trompe avec toutes les jeunes filles qu’il peut avoir », afin de pouvoir le gouverner comme elle l’entend. Le coût de la sorcellerie part de quelques dirhams et peut atteindre des millions. La sorcière ou le sorcier fixent leur prix et la patiente paye, promettant de leur donner une autre somme d’argent si ce qu’elle veut se réalise. Cette somme supplémentaire reste un dû, et si la patiente ne tient pas sa promesse, la sorcellerie, après avoir été efficace, est censée devenir inefficace.

    L’ensorcelé(e)

    • 24 Lehrīra est une soupe marocaine. C’est l’un des rares plats qu’on mange individuellement, ce qui fa (...)

    30On appelle l’ensorcelé (e) mashūr au masculin et mashūra au féminin. Quand un homme est très amoureux d’une femme et qu’il le montre, on dit ktbāt līh ‘end lfqīh (elle lui a écrit chez un fqīh) ou shrbāt līh f-lehrīra (elle lui a fait manger la sorcellerie dans la soupe24). D’une femme qui a un amant au su et au vu de son mari qui ne dit rien, on dit qu’elle lui a fait manger de la cervelle de hyène, c’est-à-dire qu’il est devenu comme la hyène ou comme l’âne, qui sont considérés tous les deux comme les animaux les plus bêtes et les plus obéissants. Pour les Marocains, traiter un homme d’âne ou de hyène est lui faire la pire des insultes. Quand un homme marié se remarie et répudie sa nouvelle femme en gardant la première, l’explication qu’on donne est que cette dernière est une sorcière qui a chassé la co-épouse grâce à sa sorcellerie. Et, dans le cas où c’est la première épouse qui est répudiée, on accusera la deuxième d’être une sorcière. Bien que la polygamie soit une réalité sociale, elle est assez mal vue et surtout mal vécue, du moins par la première épouse, sa famille et ses enfants. La sorcellerie joue un rôle très important dans ces situations, puisqu’elle permet d’excuser relativement le mari en disant : me‘mi (il est aveuglé), māchī lkhatrū (il s’est remarié malgré lui car il est ensorcelé). D’un autre côté, l’excuse du père permet à la première épouse et à sa famille de conserver intacte l’estime de soi, dans la mesure où le remariage ne peut leur être imputé comme la conséquence d’une faute qu’elles auraient commise. L’exemple des enfants de Mustapha est typique de l’excuse du mari. Je le cite selon le témoignage de sa fille aînée :

    « Mon père est un homme très gentil. Il nous a toujours aimées. Il s’est toujours bien occupé de nous. Il ne nous a jamais privées de quelque chose. Il dit « oui » pour tout ce qu’on lui demande. Tout ce qui l’intéresse, c’est notre bonheur et notre éducation. Son souhait le plus cher est notre réussite. Il était aussi gentil avec ma mère. Il la respectait et elle l’aimait. Un jour, on s’est rendu compte que mon père avait une maîtresse. On n’a rien dit à notre mère. Son comportement avec elle avait changé ; il rentrait à la maison tard dans la nuit ; il ne s’occupait plus de son travail. Il était devenu méchant, il lui disait qu’elle était négligente et qu’elle ne s’occupait pas bien de lui ni de ses enfants. Après six mois, ma mère a su que mon père avait une maîtresse. Il a nié, au début, mais après, il lui a dit qu’il voulait épouser cette femme. Nous sommes devenues très malheureuses ; mes parents se disputaient tout le temps. On a tout fait pour l’empêcher de se marier. Toute la famille était contre ce mariage ; mes tantes, mes oncles, mes cousins, ses amis ont essayé de le raisonner en lui disant qu’il était en train de détruire ses enfants et son foyer, mais sans résultat. Mon père se justifiait en disant : je ne suis pas le seul à vouloir me marier. Ce n’est pas un péché de se remarier ; si je me marie, je n’abandonnerai pas mes enfants ni leur mère. Une partie de la famille ne lui adressait plus la parole. Parfois, et après beaucoup de discussions avec des membres de la famille ou des amis, mon père promettait de ne pas se remarier ; mais dès qu’il voyait cette femme, il changeait d’avis et voulait de nouveau se marier avec elle. On a compris alors que mon père était ensorcelé. Son comportement n’était pas normal. D’abord, il s’attachait davantage à cette fille chaque fois qu’il la voyait, et il ne s’occupait plus de son travail. Il ne pensait qu’à elle. Il n’écoutait même pas les conseils de sa mère ; avant, mon père écoutait les conseils de sa mère et il ne lui refusait rien, mais, à cause de la sorcellerie, il n’écoutait plus personne. Quand il essayait de rompre avec sa maîtresse, il devenait très malheureux, très agressif, et il racontait des choses qu’il n’avait pas l’habitude de raconter. On aurait dit qu’il allait devenir fou. Il ne fréquentait que les gens qui étaient d’accord pour ce mariage ; il ne s’occupait plus de nous, et il évitait même de discuter avec nous. Comme la sorcellerie de cette femme était très forte, car elle l’avait faite faire par un sorcier juif de Marrakech, chaque fois qu’elle revenait de cette ville avec de la sorcellerie, mon père devenait anormal et malade ; il avait des douleurs d’estomac. Ma mère et nous, on ne disait plus rien parce qu’on avait peur qu’il devienne fou. Des amis de ma mère lui conseillèrent de faire quelque chose pour enlever la sorcellerie à mon père, mais elle a refusé en disant qu’elle laissait tous ses problèmes entre les mains de Dieu qui protège les opprimés. Elle a fait une seule chose qui n’est pas illicite, car elle ne faisait de mal à personne ; elle a tenté d’enlever le mal que mon père subissait. Ma mère a mis une goutte d’urine de ma grand-mère (la mère de mon père) dans un grand verre d’eau que mon père a bu, mais ça na rien donné. Un ami de mon grand-père, qui est pieux, a conseillé à ma mère d’accepter le mariage sinon mon père deviendrait fou, et en plus, le mariage enlève l’effet de la sorcellerie car, quand on lit la Fātha, qui est la première sourate du Coran (au moment du mariage), la sorcellerie se détruit. Ma mère a accepté le mariage. Moi je ne voulais pas que mon père se remarie. J’ai été très malheureuse et je suis allée chez une amie pour lui raconter notre problème. Sa mère était très étonnée de l’attitude de ma mère. Elle m’a dit qu’elle avait vécu la même chose car son mari avait eu une autre femme, mais elle avait fait tout ce que les voyantes et ses amies lui avaient conseillé de faire : « La chose qui était très efficace était le bois que j’avais pris d’un tombeau oublié à qui personne ne rend visite, et que j’ai mis dans les coussins de leur lit. » J’ai dit à la mère de mon amie que ma mère n’accepterait jamais de faire ça ; elle m’a dit qu’elle était prête à le faire sans que ma mère soit au courant, car depuis qu’elle avait vécu ça, elle savait que c’était quelque chose qui faisait très mal, et qu’il n’y avait pas pire que de voir une autre femme avec son mari et dans son lit. Pour cette raison, elle a juré d’aider les femmes opprimées. Un jour, quand ma mère est allée rendre visite à sa mère, j’ai envoyé ma sœur chercher la mère de mon amie qui est arrivée avec le bois que son fils avait ramené du cimetière ; elle a mis ce bois avec d’autres choses dans les coussins de mon père et de sa future épouse. Elle m’a juré que mon père n’allait pas supporter le fait de se coucher à côté d’elle, car il allait sentir de mauvaises odeurs chaque fois qu’il se mettrait à côté d’elle. Il n’allait pas pouvoir dormir et il allait sentir comme si on l’étranglait. Après ce mariage, mon père s’intéressait moins à sa nouvelle épouse et davantage à ma mère et à nous. Il ne voulait plus dormir avec sa nouvelle femme, et il ne pouvait même plus partager les mêmes couvertures qu’elle. Il a dit à ma mère qu’il ne voulait plus garder sa femme, car elle sentait très mauvais. Ma mère est entrée dans la chambre de mon père et de sa femme et elle a senti le lit, les couvertures et les vêtements, mais elle n’a pas trouvé de mauvaises odeurs ; elle a dit à mon père qu’il n’y avait pas d’odeurs. Il lui a dit que cette femme dégageait la même odeur que celle des cadavres. Mon père ne pouvait même plus s’approcher de leur chambre, et il demandait à ma mère de brûler de l’encens pour chasser les mauvaises odeurs que personne d’autre dans la maison ne sentait. Après trois mois de mariage, il ne voulait plus d’elle et ils ont divorcé. Tout ça prouve qu’elle le tenait avec la sorcellerie, je ne peux pas trouver d’autre explication. Il l’aimait longtemps avant le mariage, pendant un an et demi ; mais après le mariage, il ne voulait plus d’elle, car sa sorcellerie ne servait plus à rien ; elle était défaite par le Coran qu’on avait récité le jour de leur mariage, et aussi parce que la mère de mon amie avait fait quelque chose pour aider ma mère. »

    31Dans cet exemple, la fille n’a pas excusé directement son père ; elle a seulement parlé de l’impact de la sorcellerie sur lui comme s’il était un être dépourvu de toute volonté, guidé par une seule chose : la sorcellerie de sa maîtresse. Le changement de comportement de Mustapha vis-à-vis de sa famille et sa décision d’avoir une autre épouse passent pour être les résultats de la sorcellerie de cette femme contre laquelle l’ensorcelé ne peut rien car il devient me‘mi, c’est-à-dire aveuglé. Ce mot, je l’ai dit, est utilisé pour désigner les gens que l’on considère comme ensorcelés et qui n’écoutent personne d’autre que l’ensorceleur. Ils peuvent, par exemple, abandonner leur femme et leurs enfants, ne suivre que les conseils de leur épouse (si c’est elle qui a fait la sorcellerie), détester leur mère et leurs sœurs, abandonner les enfants issus d’un premier mariage et n’aimer que ceux issus du deuxième, être trompés et ne pas réagir… Dans ces cas, c’est souvent la personne aimée ou avantagée qui est accusée d’être l’ensorceleuse.

    32Afin d’enlever la sorcellerie, on a recours à des fuqaha, qui utilisent des sourates du Coran, à des voyantes, à des sorciers ou à des recettes de sorcellerie que l’on connaît. Dans l’exemple que je viens de donner, la fille répète explicitement que son père est ensorcelé et que c’est sa seconde femme qui lui a fait de la sorcellerie ; en revanche, elle n’a pas qualifié explicitement de « sorcellerie » ce qu’a fait la mère de son amie. En effet, on qualifie souvent de « sorcellerie », du point de vue des personnes délaissées ou maltraitées, ce que font les autres. Mais la personne qui fait de la sorcellerie pour son avantage ne qualifie pas clairement sa pratique de la sorte, bien qu’elle sache pertinemment que ce qu’elle fait est bien de la sorcellerie. Elle dit, comme la fille de Mustapha : « il faut faire quelque chose », « elle a fait quelque chose » ou « faire ça ».

    33Il y a, en effet, une ambiguïté concernant le statut de l’ensorceleur et de la sorcellerie. Certes, les Marocains admettent que la sorcellerie est interdite par l’islam ; elle est, de plus, unanimement condamnée par les gens. Une expression marocaine affirme même que Dieu peut pardonner à tout le monde sauf à la maquerelle et à la sorcière. Cependant, tout dépend de ce que l’on appelle sorcellerie, et celui qui la pratique trouve toujours une explication qui rend, en quelque sorte, licite ce qu’il fait. L’exemple de deux femmes, la maîtresse et l’épouse d’un même homme, est très révélateur de cette manière de présenter les choses. D’après l’épouse, le mari lui demande de l’aider chaque fois qu’elle le surprend chez sa maîtresse en lui disant :

    « Sauve-moi de cette femme, fais-moi quelque chose, je ne veux pas d’elle, mais je ne sais pas comment je fais pour être chez elle, et quand je ne la vois pas je ne pense qu’à elle, fais-moi quelque chose car je suis ensorcelé. »

    34Dans ce cas, ce n’est pas l’entourage seul qui excuse le mari, mais lui-même qui se déclare obligé de continuer à fréquenter sa maîtresse à cause de la sorcellerie qu’elle lui ferait. Son épouse a dit :

    « Mon mari est ensorcelé, il le sait et il le dit, moi je dois faire quelque chose pour lui enlever la sorcellerie que cette femme, qui n’a peur ni de Dieu ni de son Prophète, lui a fait. Ce n’est pas un péché de vouloir sauver ma maison et mes enfants, Dieu sait que je n’ai pas fait ça pour causer du tort à quelqu’un, mais pour rendre à mon mari son esprit. »

    35La maîtresse qui fait de la sorcellerie pour épouser son amant remarque, au contraire :

    « Ce n’est pas un péché de faire quelque chose pour me marier, le péché est d’être avec un homme sans être mariée, et Dieu a dit qu’un homme peut avoir plusieurs femmes. Je fais ça parce qu’il m’aime, mais sa femme lui a fait de la sorcellerie pour qu’il ne m’épouse pas. »

    36Les deux femmes s’accusent réciproquement, comme si l’homme ne jouait aucun rôle dans cette situation. Dans le premier cas, la maîtresse accuse l’épouse d’être une sorcière qui fait du mal en l’empêchant de se marier et en la contraignant à vivre dans l’illicite ; et, dans le deuxième cas, l’épouse qualifie la maîtresse de sorcière qui a commis un grand péché en voulant lui prendre son mari et détruire sa famille. En d’autres termes, les deux femmes font de la sorcellerie, mais chacune condamne l’autre, considérant sa propre pratique comme si elle ne relevait pas de la sorcellerie mais de la juste nécessité de se défendre et de se protéger. Le fait de définir la sorcellerie comme un mal dépend ainsi du point de vue où l’on se situe. Si l’on pratique la sorcellerie à son avantage, ce n’est pas vraiment de la sorcellerie ; si l’on croit subir son influence néfaste, on la condamne. Cette prise de position – ou cette définition – de la sorcellerie selon le contexte n’est d’ailleurs ni durable ni constante. J’ai rencontré des femmes qui avaient fait de la sorcellerie pour « se défendre » et qui regrettaient après coup leurs pratiques en les qualifiant elles-mêmes de sorcellerie (mais c’était après coup…).

    37Revenons à la « déculpabilisation » ou au rôle passif du mari ou du père dans les deux cas que je viens de citer. A première vue, cette attitude paraît relever d’une croyance totale dans la réalité des excuses du père comme du mari ; mais, en poursuivant l’investigation, on se rend compte que cette croyance est seulement partielle. En effet, quand on pousse l’observation, on s’aperçoit que les gens ne fonctionnent pas tout le temps sur ce registre. Ils tiennent aussi un autre langage, qui accuse la personne censément ensorcelée. Ils lui font des reproches, des menaces. Ils demandent à des amis ou à des parents d’intervenir pour la raisonner et lui montrer que ce qu’elle fait est une erreur. Le fait de passer d’un registre à un autre ne veut pas dire que le premier cesse d’être crédible, mais seulement qu’on a momentanément changé de cadre de référence. La multiplicité des cadres de référence n’apparaît, cependant, que si l’observateur, l’ethnologue, sollicite plusieurs aspects de la vie quotidienne à propos d’un même problème, l’inconduite d’un mari par exemple. Quand l’ethnologue ne s’intéresse qu’à la sorcellerie, ses informateurs ne lui parlent que de la sorcellerie. Se fixer strictement sur la sorcellerie ne peut donc que donner une idée fausse de la place qu’elle occupe dans la façon dont les gens expliquent l’inconduite d’autrui. Ceci, par exemple, nous permet de comprendre que l’excuse du mari puisse ne relever que d’une stratégie de préservation de l’estime de soi. On l’excuse pour ne pas porter le discrédit d’être une femme que l’on trompe et qui doit se soumettre à la venue d’une co-épouse. Si le mari n’est pas responsable de ce qu’il fait, on peut supporter la situation sans perdre la face, puisqu’il ne le fait pas contre soi. Il est malade. L’excuse n’est pas forcément une attitude altruiste. Une autre stratégie de préservation de l’estime de soi consiste dans le fait, pour les vieilles filles, d’expliquer qu’elles ne trouvent pas de mari parce qu’on leur a fait de la sorcellerie. Au lieu d’être des femmes désagréables ou sans attraits, elles sont victimes d’un sort.

    38A Khénifra, on trouve des personnes qui ne croient ni au mauvais œil ni aux djinns, mais qui craignent la sorcellerie, non pas en tant que substance magique, mais en tant que composition chimique capable de provoquer des maladies. Les femmes qui font de la sorcellerie sont conscientes du danger de leurs pratiques, et elles le font volontairement quand elles désirent détruire quelqu’un. Une femme délaissée par son mari après qu’il lui ait pris tous ses biens jure de le rendre fou en disant :

    « Je ferai tout ce que je peux pour le rendre fou errant dans les rues. Si je ne le rends pas comme Dadda el-Fahīm [surnom d’un fou très connu à Khénifra], je ne suis pas une femme. Je vais lui montrer ce que valent les femmes et ce qu’elles sont capables de faire. »

    39Les maladies attribuées à la sorcellerie sont nombreuses et divisées en trois catégories : le tūkāl qui peut causer des maladies chez n’importe quelle personne, le tqāf qui provoque l’impuissance chez l’homme et la stérilité chez la femme et le echchem qui provoque des maladies chez les enfants.

    40Tūkāl vient du mot akala qui signifie manger. Ce terme désigne l’état d’une personne malade à cause de la sorcellerie qu’elle a absorbée. On dit qu’elle est mwekkel ou fih tūkāl (« on lui a fait manger », « il a ce qu’on donne à manger »). Le tūkāl est assimilé à l’empoisonnement ; on dit : mwekkel w msemmem (« on l’a fait manger et on l’a empoisonné »). Mais le terme msemmem signifie seulement « empoisonné » au sens de « rendu malade ». Parfois, on fait manger de la sorcellerie à quelqu’un dans le seul but d’altérer sa santé, mais le plus souvent c’est pour changer son comportement, la maladie étant en général un effet secondaire non recherché. Mes informatrices sont pourtant conscientes que la sorcellerie que l’on fait manger ou boire a presque toujours des conséquences physiques sur l’ensorcelé. Une femme m’a dit qu’elle évite d’en faire à son mari de crainte qu’il ne tombe malade :

    « Je ne veux ni le rendre malade ni le tuer, je veux tout simplement qu’il change, si je lui donne des choses à manger, il ne sera plus bon ni pour moi ni pour les autres. »

    41Une autre m’a dit :

    « Après ce qu’il m’a fait, je fais tout ce que je peux, comme ça il n’aura ni la force ni la tête pour fréquenter les autres femmes. »

    42Sont considérés comme mwekkel celui ou celle qui manifestent les symptômes physiques ou psychologiques suivants : des maux d’estomac ou d’intestins accompagnés de vomissements constants, de l’asthénie, la chute des cheveux, la perte d’appétit et l’amaigrissement, les pertes de mémoire, le fait de se sentir « être ailleurs ». A ceci s’ajoute, pour les hommes, le tqāf la sorcellerie passant pour provoquer l’impuissance sexuelle, la stérilité et le célibat. Au lieu de dire qu’un homme est impuissant, on dira de lui qu’il est mteqqef. Dans ce cas, le tqāf est synonyme d’impuissance et n’implique pas de nommer le mal en lui-même. En revanche, d’une femme qu’on croit stérile à cause de la sorcellerie on dira qu’elle ne peut pas avoir d’enfants, qu’elle est stérile parce qu’elle est mteqfa. Dans le premier cas, on désigne par le même vocable l’atteinte et sa cause et, dans le deuxième cas, on désigne l’une et l’autre par des mots différents. Cela provient de ce que l’impuissance est toujours attribuée à la sorcellerie, le mal n’existant pas sans sa cause magique ; alors qu’au contraire, on admet d’autres causes à la stérilité. Mais cela tient aussi au fait que l’on mette davantage les formes s’agissant des hommes.

    • 25 Le rite préventif suivant consiste, pour une femme, à rendre son mari impuissant avec tout autre qu (...)

    43L’impuissance sexuelle provoquée par le tqāf est une croyance très répandue au Maghreb. Les Kabyles l’appellent taclawt (Plantade, 1988, p. 5425). Elle peut être partielle, l’homme ne pouvant avoir de rapports sexuels qu’avec son épouse ou sa maîtresse, ou totale. Quand l’homme est divorcé ou veuf, on accuse la femme avec qui il a divorcé ou celle qui est morte, sinon on accuse une maîtresse ou une femme qui désirait l’épouser. Mohamed Boughali, qui a mené une étude sociologique dans l’hôpital neuropsychiatrique de Marrakech, avance que 30 % des patients attribuent leur maladie au tqāf et plus particulièrement à la persécution féminine :

    « Compte tenu des considérations précédentes, on peut constater à quel point une proportion non négligeable (30 %) des malades mentaux inscriminant la sexualité dans leurs discours étiologique subjectif ont une représentation agissante de la féminité comme réalité essentiellement persécutante, voire maléficiante. Dans tous les cas, l’homme rejette simplement la responsabilité de son impuissance sexuelle sur la femme, personnage que le contexte socioculturel marocain lui offre comme prêt à accepter une telle fatalité anthropologique. C’est ainsi que l’impuissance sexuelle se représente spontanément dans ce contexte comme étant due à quelque manigance de la femme pour se venger d’une injustice ou parfois même pour une susceptibilité apparemment sans importance. » (Boughali, 1988, p. 178).

    44Pour rendre un homme impuissant, il suffit de séparer les deux parties d’une meule ou d’ouvrir des ciseaux neufs, de mettre chaque partie d’un côté du seuil de la maison ou d’une chambre, d’appeler l’homme pour qu’il le franchisse en disant « oui » puis de les rassembler sans que l’homme les voie. On les enterre, ensuite, dans un tombeau auquel personne ne rend visite. Pour le guérir, il faut faire sortir les ciseaux ou la meule du tombeau et les lui montrer.

    45Pendant mes enquêtes chez une voyante, les hommes qui étaient présents étaient tous venus à cause du tqāf. La voyante arrivait à désigner la femme coupable. Quand elle estimait que la guérison pouvait être facile, elle envoyait un homme qui l’aidait dans une autre pièce, et il revenait avec des objets qu’elle montrait au patient en lui faisant croire qu’elle avait fait venir le tqāf qui était caché dans un cimetière. Quand elle estimait que la guérison était difficile, elle demandait à l’homme de revenir un autre jour pour continuer la recherche, et, dans le cas où elle n’arrivait pas à le guérir, elle l’envoyait chez un fqīh.

    46Il y a des cas où l’on supplie la femme qui est censée rendre l’homme impuissant de le libérer du tqāf. Une de mes informatrices m’a raconté que son frère était marié, qu’il avait eu un enfant mais que sa femme ne voulait plus rester avec lui parce qu’elle en aimait un autre. Après avoir divorcé, le frère s’est remarié une deuxième fois puis une troisième fois, mais, chaque fois, ses épouses le quittaient parce qu’il n’arrivait pas à avoir de relations sexuelles. Le frère et sa famille ont conclu que c’était sa première femme qui lui avait fait le tqāf. A cause de cela, il est resté célibataire pendant dix ans. Entre-temps, les relations de sa famille avec sa première épouse se sont renouées. La famille a envoyé une femme proche d’elle et de la première épouse pour lui demander d’enlever le tqāf, si elle le lui avait fait. Certes, cette dernière n’a pas reconnu l’avoir fait, mais quand le frère s’est marié une quatrième fois, il a pu avoir des relations sexuelles et faire des enfants avec sa femme. Tout le monde en a conclu que c’était bien la première épouse qui était à l’origine de son impuissance et qu’elle avait fini par accepter d’enlever le tqāf.

    • 26 Traditionnellement, au petit matin de la nuit des noces, les mariés doivent donner le serwāl blanc (...)

    47Le tqāf désigne aussi les pratiques auxquelles les mères recourent pour que leurs filles demeurent vierges jusqu’au mariage. La plus connue consiste dans le fait de prendre du fil de tissage que l’on est en train d’utiliser, de mesurer la fille et de couper l’équivalent de sa taille. Selon mes informatrices, un homme est incapable d’avoir des relations sexuelles avec une femme qui a le tqāf, soit parce qu’il devient momentanément impuissant quand il essaye, soit parce que l’hymen de la fille s’avère trop dur à pénétrer. Pour enlever le tqāf avant le mariage, il faut prendre l’eau d’un puits, y mettre le fil qu’on a coupé puis la faire chauffer. La fille se lavera avec, dans la direction de la Mecque. J’ai eu l’occasion d’assister à un mariage où l’époux n’arrivait pas à déflorer sa femme26. Quand on a mis au courant la mère de la mariée, celle-ci a dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter parce qu’elle avait tout simplement oublié d’enlever le tqāf à sa fille.

    • 27 Celle dans laquelle il trempe le fer rougi au feu après l’avoir travaillé.

    48Le tqāf qui provoque la stérilité est considéré comme très dangereux parce qu’il est très difficile à guérir, voire incurable. Pour le donner, il faut prendre un des vêtements que la femme qu’on veut ensorceler a porté pour son mariage, y mettre des ingrédients magiques et enterrer le tout dans un tombeau à qui personne ne rend visite, en répétant trois fois : « Telle fille de telle tu seras comme une mule, tu ne donneras ni lait ni beurre. » La femme ensorcelée sera guérie de sa stérilité si elle trouve le lieu où est enterré son vêtement. Mais si elle ne le trouve pas, il existe néanmoins des recours. Hadda, qui se considère comme une victime du tqāf et qui utilise tous les moyens possibles pour avoir des enfants, m’a invitée chez elle afin d’assister à une séance de désensorcellement faite par une voyante. Celle-ci est arrivée le soir. Elle a amené avec elle un seau d’eau de la rivière, deux bouteilles d’eau du forgeron27, une hache et des chaînes en fer. Elle a allumé un grand feu avec du charbon de bois puis elle a demandé à Hadda de se déshabiller entièrement et de mettre un drap blanc sur sa tête, de façon à ce qu’il couvre tout son corps. Elle a mis la hache et les chaînes dans le feu jusqu’à ce qu’elles deviennent rouges. Elle a versé l’eau du forgeron dans une grande marmite qu’elle a placée entre les jambes de Hadda, et elle y a mis les chaînes et la haches rougies. Il s’est dégagé beaucoup de vapeur. Après qu’elle se soit dissipée, la voyante a mis sa bague d’argent sur les lèvres de Hadda, en murmurant des incantations. Elle lui a fait boire, ensuite, un peu de l’eau dans laquelle elle avait mis le fer à travers le chat de la bague. Enfin, elle lui a demandé de se laver avec l’eau de la rivière en la conservant puis de s’habiller. Avant de partir, la voyante a demandé à Hadda de jeter l’eau de la rivière et celle du forgeron dans un lieu éloigné de chez elle où elle ne risquera jamais de passer.

    49Il existe aussi un tqāf du travail. D’une personne qui travaillait et qui cesse de le faire, on dira d’elle qu’elle a le tqāf. D’une personne qui a un commerce mais qui n’a pas de clients, on dira qu’on a fait le tqāf à son commerce. D’un enfant qui ne veut plus aller à l’école, on dira qu’il a le tqāf de l’école. On croit que le tqāf est une action maléfique qui inhibe une action précise. Mais, comparé au tqāf de la stérilité et de l’impuissance, le tqāf du travail est plutôt une expression de plaisanterie.

    • 28 Au Maroc, la période la plus dangereuse pour un enfant est celle qui se situe entre le premier et l (...)
    • 29 Avant, l’application des pointes de feu étaient réelles, et les enfants gardaient des marques de br (...)

    50Echchem vient du verbe chamma qui veut dire sentir. C’est une maladie qui atteint les enfants en bas âge, surtout de la naissance jusqu’au quarantième jour28, selon les uns, ou de la naissance jusqu’à ce que les dents poussent, selon les autres. On dit que la cause de ce mal est s-serra, une petite bourse contenant des ingrédients de sorcellerie. C’est le fait de sentir les odeurs de ces produits qui provoque le mal. Les symptômes en sont « les os de la tête séparés ou ouverts », des vomissements accompagnés de diarrhée, des pleurs et des cris constants ou, au contraire une attitude trop sage et silencieuse, un rapide amaigrissement. Rendre visite à une famille qui a un enfant en bas âge en portant avec soit de la sorcellerie est aussi une façon de tester l’efficacité de la sorcellerie : si l’enfant tombe malade après ou pendant la visite, c’est que la sorcellerie est forte et efficace. Pour la guérison ou pour la prévention du echchem, on met un peu de sang du mouton de l’aïd el-kebir sur la tête de l’enfant ou on mélange ce sang avec du safran, des clous de girofle, de l’huile d’olive ou de l’eau de fleur d’oranger, et on l’étale sur le corps de l’enfant. Il est aussi possible de recourir à des guérisseurs qui appliquent des pointes de feu29 sur le front et le ventre du malade. Le echchem ne rend pas seulement les enfants malades, mais il passe aussi pour provoquer leur mort. Itto raconte :

    « … Ma fille était en bonne santé, à l’âge de trois mois elle a changé d’un seul coup ; elle ne mangeait plus, elle était devenue très maigre et n’arrêtait pas de pleurer. Je l’ai emmenée plusieurs fois à l’hôpital, sept fois chez un médecin privé ; j’ai acheté beaucoup de médicaments, tout ça ne donnait aucun résultat, aucune amélioration… Après, je l’ai emmenée chez une voyante. Elle m’a donné des herbes dans un papier et m’a dit de les mélanger à de l’huile d’olive ou du smen [beurre de conserve] puis de ramener ma fille le mardi suivant chez elle. J’ai donné les herbes à ma fille mélangées avec de l’huile ; elle a dormi de dix heures du matin jusqu’au lendemain à midi. J’ai pleuré car elle ne bougeait plus, ne demandait même pas le sein. J’ai décidé de ne rien dire à son père pour qu’il ne m’accuse pas de l’avoir tuée. Quand elle s’est réveillée, elle ne voulait pas manger ; elle a vomi des choses comme de l’huile noire ; elle avait aussi la diarrhée, ses vomissements comme ses selles sentaient très mauvais dans toute la maison. Cette mauvaise odeur est restée très longtemps. J’ai dit à ma belle-sœur qui m’avait accompagnée chez la voyante que je n’allais plus continuer à lui donner les herbes ; mais ma belle-sœur m’a dit qu’il fallait continuer. J’ai encore donné les herbes à ma fille, et elle a fait la même chose. Le mardi, je l’ai ramenée chez la voyante. Elle m’a dit que ma fille avait « senti » la sorcellerie et que c’était pour ça qu’elle était malade. La sorcellerie ne lui était pas destinée : on a un voisin qui a deux femmes, et l’une d’elles porte sur elle de la sorcellerie pour que son mari l’aime seule. Cette femme entre très souvent chez moi, et les enfants craignent son odeur. La voyante m’a donné encore des herbes à mélanger à du lait pour le donner à ma fille. Elle a guéri. »

    51Badi‘a, elle, attribue la mort de son fils au echchem :

    « J’ai eu un enfant qui est resté en vie quarante jours. Un matin en me réveillant, mon fils était malade ; il était pâle, ses yeux retournés, et il avait la diarrhée. Je l’ai emmené chez le médecin qui m’a envoyé à l’hôpital du Souissi à Rabat. Quand je donnais du lait à mon fils, ses selles étaient du lait. Mon fils et le fils de ma voisine, qui était aussi petit, ont eu la même maladie en même temps parce qu’ils étaient chez moi quand la femme [sa belle-sœur] qui porte la sorcellerie sur elle est venue me rendre visite. Ma voisine a amené son fils chez le fqīh ; il est toujours vivant ; moi j’ai emmené le mien chez le médecin, et il est mort, bien que, pendant toute ma grossesse, j’étais suivie par un gynécologue et que je me suis bien occupée de mon fils, que je lui faisais tout ce que le médecin me demandait de faire… »

    La sorcellerie et les femmes

    52La sorcellerie est qualifiée de « pratique de femmes ». En dehors des sorciers professionnels et des fuqaha, on ne peut pas trouver un homme qui confectionnerait ses propres recettes magiques afin de résoudre un problème quelconque. Les hommes comme les femmes considèrent qu’un homme qui ferait de la sorcellerie dans un but privé porterait gravement atteinte à sa virilité ; mais les hommes y croient, car ils la craignent. Cela suggère que la sorcellerie fonctionne sur la base d’une division sexuelle du travail magique, que les hommes et les femmes se partagent le « travail » et qu’elle n’est pas seulement une affaire de femme. La sorcellerie, en effet, ne circonscrit pas un univers spécifiquement féminin puisque les hommes croient en être victimes et peuvent recourir, en connaissance de cause, à des remèdes magiques. Ils peuvent aussi la pratiquer professionnellement. Ainsi, ce qui est spécifiquement féminin n’est pas la sorcellerie en général mais seulement le fait de la pratiquer en privé.

    53D’autre part, le fait que la femme ait recours à la sorcellerie ne s’explique pas par une situation de domination de la femme par l’homme. Ouitis, dans l’ouvrage qu’il a consacré aux pratiques magico-religieuses dans le Setifois, considère la pratique de la sorcellerie par la femme comme son seul moyen pour se protéger de la répudiation, pour contrôler le processus des échanges matrimoniaux et pour renverser à son profit les rapports de domination (Ouitis, 1977, p. 76-77). On retrouve la même position chez Lacoste-Dujardin, qui focalise son analyse de la magie sur la notion de contre-pouvoir. C’est ainsi que, selon elle, la magie serait une « stratégie féminine de résistance à la domination masculine » (Lacoste-Dujardin, 1985, p. 154). La sorcellerie lui paraît à ce point liée à la notion de pouvoir qu’elle explique qu’elle est l’apanage des femmes sans enfants parce que ces dernières « ne disposent pas de ce contre-pouvoir naturel qui est l’influence sur les fils » (Lacoste-Dujardin, 1985, p. 155). Ces analyses me paraissent réductionnistes, parce qu’elles limitent la pratique de la sorcellerie aux relations entre hommes et femmes. Or, ainsi que je l’ai dit plus haut, une femme peut faire de la sorcellerie pour garder son mari, comme elle peut en faire pour ruiner un commerce ou pour que les enfants de sa voisine ne réussissent pas leur scolarité. En général, on use de la sorcellerie quand il y a conflit, vengeance ou envie. Ceci suggère que la sorcellerie n’est pas particulièrement liée à la régulation des relations de domination entre les sexes. Même quand on s’intéresse seulement à la sorcellerie liée aux rapports de couple, on trouve parmi les femmes dominées des femmes qui usent de la sorcellerie afin d’échapper à cette domination, et d’autres qui ne le font pas. Parmi les femmes dominantes ou qui entretiennent des relations d’égalité avec les hommes, on en trouve aussi qui font de la sorcellerie. Les relations de couple n’impliquent donc pas forcément des stratégies de contre-pouvoir passant par la sorcellerie. En ce sens, on ne peut assimiler purement et simplement la sorcellerie à un contre-pouvoir des femmes considérées comme groupe dominé.

    54Il est vrai que les femmes ont davantage recours à la sorcellerie professionnelle que les hommes et ont simultanément le monopole de la sorcellerie privée. Cette situation s’explique par le fait que la société leur offre cette ressource comme quelque chose de légitime et de crédible pour des femmes (ce qui ne veut pas dire que la sorcellerie soit bien vue, mais une femme ne déroge pas à son statut en la pratiquant à titre privé, comme ce serait le cas pour un homme). Elle fait partie de la panoplie culturellement admise de la féminité, à l’instar du travail ménager ou des soins de beauté.

    • 30 Prenons le cas d’un homme marié, père de deux enfants, que son épouse trompe avec un homme plus jeu (...)

    55En d’autres termes, les femmes utilisent la sorcellerie parce qu’elle fait socialement partie de leur domaine reconnu ; elles l’utilisent comme n’importe quel moyen à leur disposition. Les hommes ne recourent pas à la sorcellerie parce que ce n’est pas un moyen autorisé pour eux et qu’ils compromettraient alors leur virilité à le faire30. D’un homme qui parle d’une façon excessive de la sorcellerie comme de celui qui reste souvent en compagnie des femmes on dira : « Il est comme une femme ; il parle des choses de femmes et il ne reste pas avec les hommes. » Le partage de ce qui est possible en fonction du sexe est le résultat d’un apprentissage qui ne prend pas en considération le statut social (la place dans la hiérarchie sociale) mais le statut sexuel (le partage culturel entre ce qui est féminin et ce qui est masculin). Or, dans une société complexe comme la société marocaine, statut social et statut sexuel ne vont pas toujours de pair. On peut avoir des pratiques correspondant à son statut sexuel sans que celles-ci soient liées à un statut social précis. En ce sens, expliquer le statut sexuel par le statut social, la pratique de la sorcellerie par la domination, représente une simplification excessive de la réalité.

    La sorcellerie et le changement

    56On a toujours pensé aussi que la sorcellerie était quelque chose de lié à la tradition, d’immuable en somme. En d’autres termes, on interprète la sorcellerie comme une survivance composée de survivances. Or, la sorcellerie est dynamique. On assiste actuellement à l’introduction de nouveaux matériaux dans la confection des recettes magiques, tels les morceaux de disque et les produits destinés à déboucher les toilettes. La pharmacopée populaire utilise également de nouveaux éléments en les détournant de leur utilisation première : une pommade ophtalmique qu’on mélange avec du Coca-Cola pour calmer les douleurs provoquées par les menstrues ; de l’aspirine écrasée qu’on met sur des rondelles de citron qu’on place ensuite sur les tempes en les faisant tenir avec un foulard, afin de calmer les maux de tête ; du dentifrice utilisé contre les brûlures ; de l’huile de vidange utilisée pour favoriser la repousse des cheveux, surtout après la teigne. Taoufik Adohane a mentionné la même évolution dans son article consacré à ce qu’il nomme « la pharmacopée métissée » (Adohane, 1990). Il ajoute que plusieurs substances d’origine étrangère font partie intégrante des pharmacopées locales :

    « Notons que la pharmacognosie marocaine répertorie plusieurs drogues traditionnellement importées d’Orient, d’Extrême-Asie, d’Afrique et d’Espagne. » (Adahone, 1990, p. 63)

    57L’introduction de nouveaux matériaux s’accompagne de l’abandon de certaines pratiques. C’est le cas de ce qu’on appelle rjem. Ce mot vient de la racine r-j-m et se traduit ici par lancer (des pierres contre). Rjem est une pratique de sorcellerie consistant à provoquer une sorte de pluie qui tombe sur la maison de l’ensorcelé. Cette pluie est faite de morceaux de verre, de pierres, de crachats, de morve, d’excréments, d’os et de chiffons tachés du sang de menstrues. Deux femmes très âgées m’ont affirmé l’avoir vu dans leur enfance. Bien que la pratique n’existe plus, le mot perdure et la chose est connue. Quand un vent très fort amène de la poussière et des pierres, les gens disent « on dirait rjem ».

    58Un autre changement se manifeste dans la manière dont on porte les talismans. Naguère, on les portait d’une façon visible, en les mettant dans un petit étui accroché à un fil de laine qu’on pendait autour du cou. Actuellement, on les met dans un bijou en or ou en argent figurant la couverture d’un Coran et pendu à une chaîne. Si le talisman est porté dans un étui, les gens savent ce qu’il y a dedans, mais mis dans un bijou en forme de Coran, personne ne sait exactement de quoi il s’agit. Naguère aussi, au septième mois de la grossesse, les femmes enceintes mettaient du henné sur leurs mains et sur leurs pieds et attachaient à leur ceinture une petite bourse nouée avec un fil blanc, contenant des ingrédients magiques pour se protéger du mauvais œil, de la sorcellerie et pour que la grossesse arrive à son terme. Aujourd’hui, on met les mêmes ingrédients dans une petite bourse verte brodée de fils d’or.

    59Ces exemples montrent que la pratique de la sorcellerie n’est pas un héritage culturel que les Marocains auraient conservé. Bien que les changements qu’on a observés soient limités, ils indiquent que la sorcellerie suit le changement et se conforme à l’esthétique du temps. Certaines choses maintenant répugnantes comme rjem sont abandonnées. Le port des talismans s’accompagne d’un souci d’élégance sans rapport avec leur efficacité. La sorcellerie introduit de nouveaux éléments parce qu’elle est explicitement un ordre vécu : une succession de bricolages sur lesquels on ne philosophe pas.

    Notes

    17 Selon Aïcha, l’envoyé de Dieu employait la formule magique suivante : « Dissipe le mal, seigneur des hommes, la guérison est entre tes mains et nul autre que toi ne saurait découvrir (le remède). » Aïcha a dit : « Le Prophète exorcisait l’un des siens en le frottant de sa main droite (et en disant) : « Chasse le mal, seigneur des hommes, guéris, car tu es celui qui guérit. Il n’y a d’autre guérison que la tienne, c’est une guérison qui ne laisse pas la moindre maladie. » »

    18 Par ce terme, il ne faut pas entendre l’existence d’une religion constituée dont on pourrait reconstruire le panthéon et retrouver les rites. Basset, dans ses Recherches sur la religion des Berbères, remarquait à ce propos : « Quelle que soit l’opinion sur l’origine complexe des populations qui, sous le nom général de Berbères, ont occupé et occupent encore tout le nord de l’Afrique septentrionale, de la Méditerranée au Soudan et de l’Atlantique à l’Egypte, elles forment une unité linguistique, et c’est en se plaçant de ce point de vue qu’on peut essayer de reconstituer leur religion dans le passé. Mais, dès l’abord, nous nous trouvons en présence d’une difficulté presque insoluble. Si l’unité était créée par la langue, il n’en a pas été de même de la religion païenne, et, de plus, l’incertitude où nous sommes encore en ce qui concerne le déchiffrement des inscriptions libyques nous prive de leurs secours et nous oblige à avoir recours aux maigres renseignements fournis par des étrangers qui n’ont pas toujours distingué ce qui était indigène ou ce qui était emprunté dans les croyances et les cérémonies dont ils nous ont transmis le souvenir. » (Basset, 1910, p. 291)

    19 En fait, suivant Mauss, il n’y aurait pas de rites strictement manuels : « Ainsi le charme oral précise, complète le rite manuel qu’il peut supplanter. Tout geste rituel, d’ailleurs, comporte une phrase ; car il y a toujours un minimum de représentation, dans lequel la nature et la fin du rite sont exprimées, tout au moins dans un langage « intérieur ». » (Mauss, 1983, p. 50)

    20 Ce qui est conforme à l’opinion de Mauss (1983).

    21 Au Maroc, on se frotte le corps avec un gant de tissu rêche afin d’enlever les peaux mortes.

    22 Ce que remarquait Mauss : « Le moment où le rite doit s’accomplir est soigneusement déterminé. Certaines cérémonies doivent se faire la nuit ou à des heures choisies de la nuit ; à minuit, par exemple ; d’autres, à certaines heures du jour, au coucher du soleil ou à son lever ; les deux crépuscules sont spécialement magiques. Les jours de la semaine ne sont pas indifférents : tel le vendredi, le jour du sabbat, sans préjudice des autres jours : dès qu’il y a eu une semaine, le rite a été affecté à un jour fixe. De même, le rite est daté dans le mois, mais il l’est surtout et peut-être, de préférence, par le cours et le décours de la lune. » (Mauss, 1983, p. 38)

    23 « Il y a aussi les consultations en chambre et à domicile et les diseurs de bonne aventure du marché. Les dames de la classe élevée savent aussi où trouver et consulter discrètement celui qui calmera leurs angoisses ou satisfera leur besoin de vengeance. »

    24 Lehrīra est une soupe marocaine. C’est l’un des rares plats qu’on mange individuellement, ce qui facilite l’absorption de la sorcellerie par son destinataire. Pour cette raison, on évite parfois de manger lehrīra chez des personnes suspectées de pouvoir mettre de la sorcellerie.

    25 Le rite préventif suivant consiste, pour une femme, à rendre son mari impuissant avec tout autre qu’elle-même. Il s’agit surtout pour elle d’éviter que son mari ne prenne une co-épouse. Ce rite est appelé taclawt, « lenteur d’esprit », conformément au but recherché, qui est de rendre « niais » le mari, plus précisément, « indifférent aux femmes » (Plantade, 1988, p. 54).

    26 Traditionnellement, au petit matin de la nuit des noces, les mariés doivent donner le serwāl blanc que la mariée porte, taché avec le sang de la virginité. Si on ne le rend pas, ça veut dire que la mariée n’est pas vierge ou qu’il y a un problème de tqāf. Toutefois, cette pratique a cessé d’être courante.

    27 Celle dans laquelle il trempe le fer rougi au feu après l’avoir travaillé.

    28 Au Maroc, la période la plus dangereuse pour un enfant est celle qui se situe entre le premier et le quarantième jour de la naissance, parce qu’il peut être facilement atteint par le mauvais œil et la sorcellerie. A cause de cela, il y a des familles qui essayent de ne pas exposer l’enfant au regard, qui font des fumigations et des incantations et qui ne le font sortir de chez lui qu’à partir du quarantième jour.

    29 Avant, l’application des pointes de feu étaient réelles, et les enfants gardaient des marques de brûlure. Actuellement, elles sont appliquées symboliquement ; le guérisseur fait rougir à la flamme un petit bâton ou un papier bleu roulé (qui sert d’emballage au pain de sucre), puis il fait comme s’il l’appliquait. L’enfant doit sentir la chaleur, mais il ne doit pas être brûlé.

    30 Prenons le cas d’un homme marié, père de deux enfants, que son épouse trompe avec un homme plus jeune qu’elle. Elle a vendu ses bijoux, son héritage et même des choses appartenant à son mari pour donner de l’argent à son amant afin qu’il s’achète un magasin. Le mari et la famille sont au courant de la situation parce que l’épouse ne cache plus sa liaison et demande le divorce à son mari. Ce dernier tenait beaucoup à sa femme et essayait de la raisonner afin qu’elle reste avec lui. La famille de l’épouse explique ce comportement par la sorcellerie que la mère de son amant lui a fait (sans trop y croire) ; le mari l’explique par le fait que sa femme n’est plus normale depuis qu’elle a été opérée de la colonne vertébrale et que le chirurgien lui aurait même dit que le comportement de son épouse risquait de changer parce qu’il avait touché le nerf sciatique. Si c’était une femme qui se fût trouvée dans la situation du mari trompé, elle aurait attribué ce comportement à la sorcellerie et/ou elle l’aurait l’utilisée pour récupérer son mari.

    © Centre Jacques-Berque, 2013

    Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

    Note perso : Des foutaises ! Qu ils aillent liberer la Palestine avec leur sorcellerie s ils sont capables ! Bandes de fumiers .

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