• Luis Buñuel un cinéaste sans frontières

    Buñuel est considéré comme le plus grand des cinéastes espagnols, même s'il travailla à Hollywood, Paris, Mexico, aussi bien qu'à Madrid. Son oeuvre unique et libre a marqué le cinéma mondial.

    L'Aragon natal (1900-1917)

    Luis Buñuel naît à Calanda, petit village aragonais. Peu après sa naissance, la famille s’installe à Saragosse, mais Luis retournera régulièrement au village. L’expérience de la brutale réalité aragonaise – paysage de rocs et de terre, caractère rude des habitants – constitue l’un des éléments majeurs de la formation du jeune garçon. C’est là que les animaux – notamment les insectes – lui révèlent un mode de vie qui ne cessera de le fasciner ; c’est là qu’il découvre la mort (la vision d’une charogne d’âne resurgira dans Un chien andalou) ; c’est là qu’il entend, chaque année lors de la Semaine sainte, battre les tambours trois jours durant (ils apparaîtront dès L’Âge d’or).
    De 1906 à 1908, Buñuel fréquente le collège du Sacré-Coeur de Saragosse, puis étudie chez les Jésuites jusqu’à l’âge de quinze ans, où il reçoit une formation répressive qui le marquera durablement : « Les deux sentiments essentiels de mon enfance, qui perdurèrent avec force pendant l’adolescence, furent ceux d’un profond érotisme, tout d’abord sublimé dans une forte religiosité, et une constante conscience de la mort. » (Autobiografía, 1939).
    Il a le goût du sport, de la musique également – il étudie le violon dès l’âge de douze ans et accourt aux concerts de Wagner avec sa partition –, goût qui ne déclinera qu’avec l’apparition de la surdité. Cette période, il l’évoquera à la veille de sa mort avec nostalgie : « J’ai eu la chance de passer mon enfance au Moyen Âge, cette époque “douloureuse et exquise”, comme l’écrivait Huysmans. Douloureuse dans sa vie matérielle. Exquise dans sa vie spirituelle. Juste le contraire d’aujourd’hui. » (Mon dernier soupir, 1982).

    Madrid (1917-1925)

    En 1917, Buñuel entre à la Residencia de Estudiantes, où il restera jusqu’en 1924. Ce séjour sera décisif pour son orientation. La Résidence, institution bourgeoise et libérale, accueille étudiants et professeurs, lesquels cohabitent dans un climat d’ouverture culturelle et de tolérance. Buñuel a peu d’efforts à faire pour adopter le « style résident », désinvolte et inquiet, libre et provocateur. Là, il côtoie de nombreuses personnalités espagnoles et étrangères du monde culturel, mais surtout il rencontre Federico García Lorca et Salvador Dalí qui vont vite devenir des amis intimes. Sous l’influence de Lorca, il abandonne les études d’ingénieur que lui avait imposées son père pour éviter qu’il ne se consacrât à la musique, et s’inscrit en Lettres. Ses goûts le portent, entre autres, vers Cervantès, le récit picaresque, mais aussi Pérez Galdós et, d’une façon générale, vers la tradition « noire » de la culture espagnole – dans laquelle s’inscrira son oeuvre –, de Quevedo à Goya. Quant à Dalí, il sera son premier collaborateur et lui apportera sa grande capacité de création et son « aérodynamisme moral », selon sa propre expression. C’est aussi l’époque où Buñuel dirige le premier cinéclub espagnol à la Résidence, où il fréquente assidûment les tertulias littéraires (réunions à jour et heure fixes, dans un même café, autour d’une même profession – écrivain, torero, peintre, architecte…), notamment celle de l’« ultraïste » Ramón Gómez de la Serna, constamment à la recherche de nouvelles formes, et qui exercera une influence considérable sur toute cette génération. Tout en étudiant l’entomologie avec Claudio Bolívar, Buñuel se met à écrire des textes proches à la fois du style de Gómez de la Serna et du surréalisme. Attiré par la « capitale littéraire » et les horizons nouveaux, il projette un voyage à Paris.

    Paris, le surréalisme, l'Espagne (1925-1933)

    Buñuel part pour Paris, en 1925, avec une recommandation de la Résidence des étudiants pour la Coopération intellectuelle de la Société des Nations. Ni la SDN ni la France n’ayant d’argent, au lieu de s’initier à la politique internationale, il se consacrera au cinéma. Pour lors, il continue d’écrire des poèmes, « luxe de fils à papa » contre lequel, d’ailleurs, il s’insurge. Un chien andalouest le titre qu’il choisit de donner à un recueil de textes en vers et en prose. De même que le titre, nombre d’idées et d’images seront repris à l’occasion de son premier film.
    Déjà, en Espagne, Buñuel était attiré par le cinéma. Il avait une prédilection particulière pour Méliès et le cinéma comique nord-américain, et une dévotion marquée pour Buster Keaton (son goût pour le gag se manifestera dès ses deux premiers films). C’est à Paris que son intérêt pour le cinéma se transforme en vocation : « C’est en voyant Les Trois Lumières de Fritz Lang que je sentis, sans l’ombre d’un doute, que je voulais faire du cinéma. » (Mon dernier soupir, 1982). Il s’inscrit alors à l’Académie du cinéma que vient de créer Jean Epstein, dont il devient l’assistant pour Mauprat et La Chute de la Maison Usher. Parallèlement, il rédige des critiques cinématographiques pour la Gaceta Literaria et Les Cahiers d’art. C’est aussi l’époque où il découvre l’oeuvre de Sade, qui exercera sur lui une influence considérable. Invité à Cadaquès par Salvador Dalí, il écrit avec lui le scénario d’Un chien andalou, et le tourne avec l’argent que lui a donné sa mère. La projection du court métrage aux Ursulines en 1929 lui permet de s’intégrer au groupe surréaliste, enthousiaste et admiratif, et qui reconnaît en Buñuel l’un des siens. De la rencontre entre le cinéma français d’avant-garde et le surréalisme était déjà née, en 1926, une première tentative : La Coquille et le Clergyman, réalisé par Germaine Dulac d’après un scénario d’Antonin Artaud. Mais c’est Un chien andalou qui est reconnu aussitôt comme le premier chef-d’oeuvre surréaliste, bientôt suivi de L’Âge d’or (1930), commandité par le vicomte de Noailles. Film corrosif et impitoyable, il fait scandale, reçoit le soutien des surréalistes qui écrivent un manifeste pour sa défense, et se voit interdit par la préfecture de Paris. Il le restera pendant un demi-siècle.
    Après un bref et peu fructueux séjour à Hollywood où il a été invité par la Metro Goldwyn-Mayer pour apprendre les techniques américaines, Buñuel retourne en Espagne où il arrive deux jours avant la proclamation de la République (1931). Là, avec l’argent qu’un ami anarchiste a gagné à la loterie, il tourne son troisième film,Las Hurdes (1932), documentaire lucide et sans concession sur la misère sordide de l’une des régions les plus arriérées d’Espagne, près de la frontière portugaise. Accusé de dénigrer l’Espagne, le film est interdit. Ainsi se clôt la période « artisanale » de Buñuel, celle qui se déroule en marge du cinéma industriel et commercial.

    Les années de silence (1933-1946)

    Ses nouvelles obligations familiales – il a épousé Jeanne Jucar et son premier fils, Jean-Louis, est né – conduisent Buñuel à travailler comme superviseur des doublages en espagnol pour la Warner Bros et la Paramount à Madrid. Parallèlement, il fonde avec Ricardo Urgoiti une maison de production – Filmófono – dont l’essor est brutalement brisé par la guerre civile. Dès 1936, Buñuel se met à la disposition du gouvernement républicain espagnol, bien content de se voir envoyé à Paris comme chef du protocole à l’ambassade de la République espagnole, car, au début de la guerre civile, avoue-t-il, il est « mort de trouille ». En 1938, il se retrouve à Hollywood pour superviser les films américains sur la guerre d’Espagne. Mais, Washington changeant d’attitude face à l’Espagne, il perd son emploi et part pour New-York où on lui offre un poste à la filmothèque du musée d’Art moderne. Cependant, dans le climat de méfiance qui règne alors aux États-Unis, les accusations que Dalí profère dans Vida Secreta (1942) contre L’Âge d’or, jointes à la campagne déclenchée contre Buñuel par la Motion Picture Herald, dénonçant son athéisme et sa honteuse paternité (toujours L’Âge d’or), provoquent la démission – fort digne – du cinéaste espagnol, à un moment pourtant difficile de sa vie. La famille s’est agrandie – Rafael est né en 1940 – et Buñuel connaît des ennuis de santé. Il vit tant bien que mal de doublages à Hollywood jusqu’à ce que Denise Tual le persuade de l’accompagner au Mexique pour tourner une adaptation de La Maison de Bernarda Alba, de Federico García Lorca. Le projet échoue, mais Buñuel s’installe au Mexique.

    Le Mexique (1946-1961)

    Après avoir pris contact avec le producteur Oscar Dancingers, Buñuel réalise son premier film mexicain, Gran Casino, en 1946, qui constitue un échec total et lui vaut trois ans d’inactivité. Il reste pourtant au Mexique, où il est naturalisé en 1949 et où il tournera vingt de ses trente-deux films : « Il m’est arrivé d’accepter des sujets que je n’aurais nullement choisis et de travailler avec des comédiens très mal adaptés à leurs rôles. Néanmoins, je l’ai souvent dit, je crois n’avoir jamais tourné une scène qui fût contraire à mes convictions, à ma morale personnelle. », dirat-il plus tard à propos de cette époque (Mon dernier soupir, 1982). Son deuxième film, El Gran Calavera (Le Grand Noceur, 1949), est un succès commercial important, ce qui lui permet de réaliser Los Olvidados l’année suivante, film dans lequel, dit-il, il se retrouve lui-même. L’image implacable qu’il offre de la misère des enfants pauvres de Mexico déclenche l’hostilité générale, mais le prix qu’il reçoit à Cannes en 1951 calme les fureurs locales et donne à l’Europe l’opportunité de redécouvrir le grand cinéaste. Suit une période d’activité intense où les concessions obligées au système entravent souvent sa liberté. Il réalise malgré tout quelques grands films, tels que El ou Ensayo de un crimen (La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz).

    Le retour en Europe (1961-1977)

    En 1961, Buñuel tourne en Espagne Viridiana, qui obtient la Palme d’or à Cannes. C’est probablement le film qui renoue le plus étroitement avec le ton de L’Âge d’or (critique acerbe de la religion, érotisme…). Autorisé par la censure espagnole, il fait scandale dès sa sortie publique et se voit aussitôt « séquestré » par le gouvernement espagnol qui perd ainsi une occasion de « récupérer » Buñuel. Il faudra attendre 1976 pour que Viridianasorte de nouveau dans les salles espagnoles. Cette liberté retrouvée avec Viridiana, Buñuel la conservera jusqu’à la fin. Il tournera désormais, à un rythme plus modéré, des films d’audience internationale et néanmoins subversifs. Après L’Ange exterminateur, tourné une fois encore au Mexique, Buñuel réalisera ses films en France (Belle de Jour, La Voie lactéeLe Charme discret de la bourgeoisie,Le Fantôme de la libertéCet obscur objet du désir), avec le producteur Serge Silberman (sauf pour Belle de Jour) et le dialoguiste Jean-Claude Carrière.

    Le dernier soupir

    Buñuel meurt à Mexico le 29 juillet 1983. L’année précédente, il avait écrit ses mémoires, Mon dernier soupir, que Jean-Claude Carrière commente ainsi : « Ce qui me frappe dans le livre de Luis, c’est la richesse et la diversité de cette longue vie à cheval sur plusieurs pays, sur plusieurs cultures. Elle va du Moyen Âge aux Temps modernes. Elle passe par le surréalisme, la guerre d’Espagne, Hollywood, le Mexique. Elle est faite d’humour, de solitude, d’amitié, d’imagination. Elle est vue par un des regards les plus aigus et les plus profonds d’aujourd’hui, celui d’un ermite rieur et par moments mélancolique… Ce livre est aussi une affirmation constante : une morale personnelle rigoureuse est la seule exigence qui puisse gouverner une vie. » Fidélité à une morale, mais aussi contradictions surprenantes. L’écrivain Max Aub, dans les Entretiens qu’il consacre à Buñuel, souligne cet aspect du personnage : se proclamant athée, mais hanté par la religion ; vilipendant famille, patrie, bourgeoisie, mais se montrant bon fils, bon mari, bon père, bon citoyen… et bon bourgeois ; sadiste « dans la tête » mais « normal » dans ses comportements. Lui-même reconnaît volontiers cette dichotomie : « D’un côté mes idées, de l’autre la réalité. Au moment de la guerre d’Espagne, c’est vrai, tout ce que nous avions pensé devenait réalité, tout ce que moi, en tout cas, j’avais pensé : couvents incendiés, guerre, assassinats. Et ça m’épouvantait. Bien plus : j’étais contre. Je suis révolutionnaire et la révolution me terrifie. » (Entretiens avec Max Aub, Belfond 1991)

    Tiré du dossier pédagogique L’ange exterminateur de Luis Buñuel / Auteur : Claude Murcia / 2001 © Bibliothèque du Film / Cinémathèque française.

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  •                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                Crise de confiance ? Rupture serait plus exact ,malheureusement !

    Les élections ne changeront rien et ne sont qu'une façade de pseudo démocratie . Le jeu a trop duré . Comment regagner la confiance d'un peuple désabusé ,qui ne croit plus que ce qu'il voit , que ce qu'il vit dans son quotidien ? Les discours n'ont plus d'effet car les promesses n'ont pas étés tenues .

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  • L’engagement des Temps modernes dans la guerre d’Algérie précède celui de son fondateur et directeur, Jean-Paul Sartre. En mai 1955, la revue fait paraître un numéro sur le conflit et, dans sa livraison de novembre, un article intitulé « L’Algérie n’est pas la France ». Le ton est donné. Les Temps modernes seront saisis tout au long de la guerre : quatre fois en Algérie, une fois en France.

    C’est en mars 1956 que paraît le premier article de Sartre sur le sujet. Titré « Le colonialisme est un système », il reprend une intervention effectuée lors d’un meeting pour la paix en Algérie, organisé salle Wagram, à Paris, le 27 janvier 1956, sous l’égide du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. L’article démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme et appelle au combat contre ce « système ».

    La prise de conscience anticolonialiste de Sartre ne date pourtant ni de cette date ni du soulèvement algérien de la Toussaint 1954. Depuis plusieurs années, l’intellectuel soutient, en Tunisie, la cause du Néo-Destour (1), au Maroc celle de l’Istiqlal (Indépendance), au congrès duquel il participa en 1948. En 1952, il accorde un entretien au journal de Ferhat Abbas, La République algérienne, et, à l’automne de 1955, apporte son appui au Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre d’Algérie. Francis Jeanson, collaborateur desTemps modernes, qui a publié avec sa femme Colette L’Algérie hors la loi en décembre 1955, contribue également à l’évolution du philosophe.

    Le véritable moment de l’engagement sartrien en tant qu’individu intervient en 1956. En janvier, Guy Mollet, dirigeant de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), devient président du Conseil. Deux mois plus tard, il obtient les pouvoirs spéciaux, qu’il utilisera pour intensifier la guerre. Le vote favorable des communistes à cette occasion amorce la rupture de Sartre avec eux, laquelle sera effective en novembre, quand le PCF approuvera l’invasion de la Hongrie par les chars soviétiques. Mohammed Harbi le résumera en 1990 : « A partir de là, il s’opère chez lui un glissement éthique qui le mène, par touches successives, à découvrir un nouveau sujet de l’Histoire, plus radical que le prolétariat : les colonisés. La cause algérienne en bénéficiera (2). »

    Parus entre mars 1956 et avril 1962, les textes de Sartre (3) révèlent une vigueur polémique et un courage peu courants à notre époque : la vie du philosophe était menacée, son appartement de la rue Bonaparte fut plastiqué à deux reprises par l’Organisation armée secrète (OAS). Et il ne s’agissait nullement des pseudo-provocations comme celles d’aujourd’hui, destinées à lancer la vente d’un ouvrage ou à déclencher des invitations à en parler dans les médias...

    En 1957, l’écrivain et essayiste tunisien Albert Memmi publie Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, dont les premiers extraits paraissent dans Les Temps modernes et dans Esprit. Sartre en rend compte dans le numéro de juillet-août des Temps modernes, dans un article qui servira plus tard de préface à ce livre (4).

    Le texte revient largement sur la question de la violence, déjà développée en mars de l’année précédente dans « Le colonialisme est un système ». Sartre y souligne notamment : « La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l’oppression exigent le maintien de la violence, dont la présence de l’armée. (...) Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état de “sous-humanité”. Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit (5). »

    Au couple oppresseur-opprimé récurrent dans l’ensemble des articles sartriens se trouve ici corrélé, implicitement, le couple du colonisateur et du colonisé, notera Mohammed Harbi. L’oppression coloniale paraît à la fois économique et idéologique, et la thématique de la « sous-humanité » demeurera au centre des articles que Sartre consacrera à la guerre d’Algérie. Cette violence prend par conséquent divers visages oppressifs. Le philosophe y reviendra aux lendemains des accords d’Evian, en avril 1962 : dans un article intitulé « Les somnambules » se lit son amertume, mais aussi sa colère encore vivace : « Il faut dire que la joie n’est pas de mise : depuis sept ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus de son propre tintamarre. Personne n’ignore aujourd’hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu’il tombe à genoux. Il est resté debout. Mais à quel prix  (6 ! »

    L’idée de la « sous-humanité » vient du fait que, pour Sartre, les colonisés ont été « maintenus par un système oppressif au niveau de la bête (7) », lequel s’est traduit aussi bien par le déni de droit que par le déni de la culture, contraires au respect des « droits de l’homme » sans cesse invoqués par la France. Un texte fameux insiste particulièrement sur ces thématiques de la « violence » et de la « sous-humanité » : il s’agit de la préface qu’il rédige, en septembre 1961, pour les Damnés de la terre, de Frantz Fanon. Psychiatre martiniquais qui épouse très vite la lutte indépendantiste algérienne, membre du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), animateur d’El Moudjahidclandestin, Fanon s’est déjà fait connaître par les essais Peau noire, masques blancs (1952) et L’An V de la révolution algérienne (1959). La rencontre – intellectuelle mais aussi fraternelle – entre deux hommes qui deviendront amis marquera l’itinéraire sartrien.

    Les Damnés de la terre, essai-bréviaire de la lutte anticolonialiste et tiers-mondiste, décrit minutieusement les mécanismes de la violence mis en place par le colonialisme pour asservir le peuple opprimé. Dans sa préface, Sartre soutient sans réserve les thèses de Fanon et se les réapproprie par son style propre, si particulier. Il y écrit notamment : « (...) ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue (8). » Ce terme de « bête » sera également utilisé au sujet de la torture : pour les bourreaux, dira Sartre, « le plus urgent, s’il en est temps encore, c’est d’humilier [leurs victimes], de raser l’orgueil de leur cœur, de les ravaler au rang de la bête (9) ».

    Le premier article de Sartre entièrement consacré à la dénonciation de la torture, « Vous êtes formidables », paraît en mai 1957 dans Les Temps modernes. Au départ, il s’intitulait « Une entreprise de démoralisation », et avait été commandé par Le Monde, qui le refusa, le jugeant trop violent. Un recueil de récits de jeunes recrues, pour la plupart prêtres et aumôniers, venait d’être publié deux mois plus tôt.

    La préface collective, « Des rappelés témoignent », porte notamment les signatures de Jean-Marie Domenach, Paul Ricœur et René Rémond. Sartre commente l’ouvrage en s’insurgeant contre la complicité des Français et des médias, seulement capables de porter secours au nom de l’humanitarisme, comme dans une émission populaire de Jean Nohain (« Vous êtes formidables »). Sartre y dénonce avec vigueur la torture, mais aussi les autres formes de violence à l’œuvre en Algérie, qui « ont en commun de révéler cette gangrène (...), l’exercice cynique et systématique de la violence absolue. Pillages, viols, représailles exercées contre la population civile, exécutions sommaires, recours à la torture pour arracher des aveux ou des renseignements (10) ».

    La métaphore de la gangrène – qui s’inscrit dans le champ sémantique de la maladie, courant dans ces textes sartriens – sera à nouveau employée un an plus tard, dans la critique du livre d’Henri Alleg La Question. Cet ouvrage, publié en février 1958 aux Editions de Minuit, donne lieu, en mars, à un numéro spécial des Temps modernes. Militant du Parti communiste algérien (PCA), directeur d’Alger républicain, de 1950 à son interdiction en septembre 1955, Alleg est arrêté par les parachutistes en juin 1957 et torturé au centre de tri d’El-Biar. La Question, premier document de ce type à conquérir une réelle audience, est saisi le 28 mars 1958. André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Sartre rédigent alors une adresse solennelle au président de la République (Albert Camus refuse de s’y associer). Le 30 mai, Sartre participe, avec l’épouse d’Henri Alleg, Laurent Schwartz et François Mauriac, à une conférence de presse sur « les violations des droits de l’homme en Algérie ».

    Le 6 mars précédent, au moment de la sortie de La Question, Sartre écrivit dans L’Express un article, titré « Une victoire », qui provoqua la saisie de l’hebdomadaire, alors dirigé par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il y écrivait notamment : « Vous savez ce qu’on dit parfois pour justifier les bourreaux : qu’il faut bien se résoudre à tourmenter un homme si ses aveux permettent d’épargner des centaines de vies. Belle tartufferie. Alleg pas plus qu’Audin n’était un terroriste ; la preuve, c’est qu’il est inculpé d’“atteinte à la sûreté de l’Etat et de reconstitution de ligue dissoute”. Etait-ce pour sauver des vies qu’on lui brûlait les seins, le poil du sexe ? Non : on voulait lui extorquer l’adresse du camarade qui l’avait hébergé. S’il eût parlé, on eût mis un communiste de plus sous les verrous : voilà tout. Et puis l’on arrête au hasard ; tout musulman est “questionnable” à merci : la plupart des torturés ne disent rien parce qu’ils n’ont rien à dire  (11). » Et l’intellectuel d’y reprendre sa métaphore de la maladie contagieuse : « Et d’ailleurs la gangrène s’étend, elle a traversé la mer : le bruit a même couru qu’on mettait à la question dans certaines prisons de la “Métropole”  (12). »

    Contre le cynisme des dirigeants

    Une fois l’Algérie devenue une affaire de politique intérieure française, Sartre étend l’analogie au-delà du colonialisme, écrivant en septembre 1958, à propos du référendum relatif à l’adoption, le mois suivant, de la Constitution de la Ve République : « Le corps électoral est un tout indivisible ; quand la gangrène s’y met, elle s’étend à l’instant même à tous les électeurs  (13). » La même image avait été utilisée en 1955 par l’écrivain antillais Aimé Césaire dans sonDiscours sur le colonialisme : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur (...), une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend (14). »

    Cette image va prendre d’autres formes, tel ce passage de la préface auxDamnés de la terre où Sartre apostrophe les Français : « Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. (...) Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose (15).  »

    Dès son premier article de 1956, Sartre insiste sur le silence des Français devant l’horreur, dans l’espoir de leur faire comprendre que le colonialisme engage leur responsabilité collective. Il martèle que la domination coloniale s’oppose aux idéaux dont la France se réclame – « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton (16 » – mais, pis, en fait un synonyme de fascisme : « Il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme (...). Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. (...) La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale (17). »

    Du silence à la complicité, il n’y a qu’un pas, ce que Sartre illustre dans « Vous êtes formidables ». Sa colère le conduit au rappel d’une histoire relativement proche, celle de la seconde guerre mondiale : « Fausse candeur, fuite, mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, la responsabilité collective. Il ne fallait pas, à l’époque, que la population allemande prétendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions raison, ils savaient tout, et c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons le comprendre : car nous aussi nous savons tout. (...) Oserons-nous encore les condamner ? Oserons-nous encore nous absoudre (18 ? »

    Cette analogie n’est pas le seul fait de Sartre. Elle s’inscrit dans le discours de la presse acquise à la cause de l’indépendance algérienne, de L’Express àFrance-Observateur – où Claude Bourdet publie en janvier 1955 « Votre Gestapo d’Algérie » – en passant par Esprit. Et Sartre d’assener : « Les crimes que l’on commet en notre nom, il faut bien que nous en soyons personnellement complices puisqu’il reste en notre pouvoir de les arrêter  (19). »

    Des mots encore difficiles à entendre

    La mystification des gouvernants profite de la complicité de médias désireux que les Français ne sachent pas ce qui se passe en Algérie : « Cacher, tromper, mentir : c’est un devoir pour les informateurs de la Métropole ; le seul crime serait de nous troubler (20). » L’ensemble apparaît aussi comme le signe de la décadence d’une civilisation : « Fiévreuse et prostrée, obsédée par ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, la France se débat au milieu d’un cauchemar indistinct qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. Ou bien nous verrons clair ou bien nous allons crever (21). »Le philosophe utilise ce dernier verbe, qui abjure toute litote, pour réagir au cynisme criminel de dirigeants à qui il fait dire : « Mollet, au nom de la Compagnie, a fait tomber la foudre sur ces fellahs insolents : qu’ils crèvent de misère pourvu que les actionnaires de Suez touchent leurs dividendes (22). »

    Mais la contamination ne s’arrêtera pas aux confins de l’Occident. La maladie va s’emparer des colonisés : « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement (23) », écrit Sartre dans la préface aux Damnés de la terre. La « folie », désormais intrinsèque aux comportements de la gauche française et aux « agents du colonialisme », va atteindre les colonisés. Cette fois, cependant, ils vont s’en emparer et se l’approprier : « Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés (24). »

    En cautionnant leur réaction, à l’instar de Fanon, Sartre opère un renversement axiologique : il charge d’une valeur positive la « folie », retournée par l’opprimé contre l’oppresseur pour se débarrasser de son esclavage, pour se soustraire à la domination coloniale. Il peut alors conclure : « Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites. (...) C’est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre, mais n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font  (25). »

    Le combat de Sartre pendant la guerre d’Algérie ne fut pas uniquement une « bataille de l’écrit ». Engagé, l’intellectuel le fut, et sur tous les fronts que lui commandèrent les événements. Il intervint dans plusieurs meetings pour la paix en Algérie (en juin 1960 et, en décembre 1961, à Rome, par exemple) ; il participa à la manifestation silencieuse du 1er novembre 1961 consécutive aux massacres du 17 octobre, à celle du 13 février 1962 protestant contre la répression meurtrière du métro Charonne ; il témoigna à plusieurs procès de « porteurs de valise », dont celui, emblématique, de septembre 1960, connu sous le nom de « procès Jeanson ». « Utilisez-moi comme vous voulez », avait insisté Sartre, qui venait de signer le Manifeste des 121  (26), avant de s’envoler pour l’Amérique latine, où il sut, là-bas aussi, porter la cause de l’indépendance algérienne.

    « Fusillez Sartre ! », scandèrent des mouvements d’anciens combattants au cours d’une manifestation, en octobre 1960. En juillet 1961 et en janvier 1962, son appartement fut plastiqué. « Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque, pas même le tam-tam : les klaxons rythment “Algérie française” pendant que les Européens font brûler vifs des musulmans (27) », criait Sartre dans la préface aux Damnés de la terre.

    « Qu’il est plus simple de ne pas faire cas des objets dangereux, de travailler simplement à donner un dernier poli au bel outil universel de la Raison ! De reposer dans le silence, dans l’heureux demi-sommeil conformiste pendant lequel l’Esprit arrangera tout », s’exclamait Paul Nizan, camarade de Sartre à l’Ecole normale, dans Les Chiens de garde, en 1932 (28).

    « Non récupérable », la voix de Sartre dérange encore. Elle nous permet de regarder avec moins de honte cette période de notre histoire. Un intellectuel, fidèle à sa conception de l’engagement du clerc, mit sa plume et sa notoriété au service d’une cause qu’il estimait juste. Pour lui, comme pour Jeanson d’ailleurs, cette bataille valait d’autant plus d’être menée qu’elle permettrait aux Algériens de ne pas avoir pour toute vision de la France celle d’un Etat dont les parachutistes torturaient dans les prisons.

    La réconciliation franco-algérienne exigeait aux yeux de Sartre que les Français se confrontent à la réalité de leur histoire algérienne : « Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux, puis le pétrole des “continents neufs”, et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. (...) L’Europe, gavée de richesses, accorda de jure l’humanité à tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale (29). » Il n’est pas certain que ces mots soient plus faciles à entendre aujourd’hui qu’en 1962.

    Anne Mathieu

    Directrice de la revue Aden, Paris.
    Source :http://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MATHIEU/11678
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  • ;;   J'espère que cette expérience sera inspirante pour ceux qui ont compris qu'il ne faut compter que sur soi meme pour sortir de l'enfer de la misère . Discutez en autour de vous ,propagez cette expérience ...Je m'incline profondément devant le travail extraordinaire de cet homme ! Respects .

    NB : Cliquer sur play; ensuite le carré d'agrandissement ,en haut à droite ,Merci

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  •                                                                                                                                                                                                                                                                                

    Une vidéo que je qualifierais d'ascenseur d'adrénaline !:)

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