• Luis Bunuel

    Luis Buñuel un cinéaste sans frontières

    Buñuel est considéré comme le plus grand des cinéastes espagnols, même s'il travailla à Hollywood, Paris, Mexico, aussi bien qu'à Madrid. Son oeuvre unique et libre a marqué le cinéma mondial.

    L'Aragon natal (1900-1917)

    Luis Buñuel naît à Calanda, petit village aragonais. Peu après sa naissance, la famille s’installe à Saragosse, mais Luis retournera régulièrement au village. L’expérience de la brutale réalité aragonaise – paysage de rocs et de terre, caractère rude des habitants – constitue l’un des éléments majeurs de la formation du jeune garçon. C’est là que les animaux – notamment les insectes – lui révèlent un mode de vie qui ne cessera de le fasciner ; c’est là qu’il découvre la mort (la vision d’une charogne d’âne resurgira dans Un chien andalou) ; c’est là qu’il entend, chaque année lors de la Semaine sainte, battre les tambours trois jours durant (ils apparaîtront dès L’Âge d’or).
    De 1906 à 1908, Buñuel fréquente le collège du Sacré-Coeur de Saragosse, puis étudie chez les Jésuites jusqu’à l’âge de quinze ans, où il reçoit une formation répressive qui le marquera durablement : « Les deux sentiments essentiels de mon enfance, qui perdurèrent avec force pendant l’adolescence, furent ceux d’un profond érotisme, tout d’abord sublimé dans une forte religiosité, et une constante conscience de la mort. » (Autobiografía, 1939).
    Il a le goût du sport, de la musique également – il étudie le violon dès l’âge de douze ans et accourt aux concerts de Wagner avec sa partition –, goût qui ne déclinera qu’avec l’apparition de la surdité. Cette période, il l’évoquera à la veille de sa mort avec nostalgie : « J’ai eu la chance de passer mon enfance au Moyen Âge, cette époque “douloureuse et exquise”, comme l’écrivait Huysmans. Douloureuse dans sa vie matérielle. Exquise dans sa vie spirituelle. Juste le contraire d’aujourd’hui. » (Mon dernier soupir, 1982).

    Madrid (1917-1925)

    En 1917, Buñuel entre à la Residencia de Estudiantes, où il restera jusqu’en 1924. Ce séjour sera décisif pour son orientation. La Résidence, institution bourgeoise et libérale, accueille étudiants et professeurs, lesquels cohabitent dans un climat d’ouverture culturelle et de tolérance. Buñuel a peu d’efforts à faire pour adopter le « style résident », désinvolte et inquiet, libre et provocateur. Là, il côtoie de nombreuses personnalités espagnoles et étrangères du monde culturel, mais surtout il rencontre Federico García Lorca et Salvador Dalí qui vont vite devenir des amis intimes. Sous l’influence de Lorca, il abandonne les études d’ingénieur que lui avait imposées son père pour éviter qu’il ne se consacrât à la musique, et s’inscrit en Lettres. Ses goûts le portent, entre autres, vers Cervantès, le récit picaresque, mais aussi Pérez Galdós et, d’une façon générale, vers la tradition « noire » de la culture espagnole – dans laquelle s’inscrira son oeuvre –, de Quevedo à Goya. Quant à Dalí, il sera son premier collaborateur et lui apportera sa grande capacité de création et son « aérodynamisme moral », selon sa propre expression. C’est aussi l’époque où Buñuel dirige le premier cinéclub espagnol à la Résidence, où il fréquente assidûment les tertulias littéraires (réunions à jour et heure fixes, dans un même café, autour d’une même profession – écrivain, torero, peintre, architecte…), notamment celle de l’« ultraïste » Ramón Gómez de la Serna, constamment à la recherche de nouvelles formes, et qui exercera une influence considérable sur toute cette génération. Tout en étudiant l’entomologie avec Claudio Bolívar, Buñuel se met à écrire des textes proches à la fois du style de Gómez de la Serna et du surréalisme. Attiré par la « capitale littéraire » et les horizons nouveaux, il projette un voyage à Paris.

    Paris, le surréalisme, l'Espagne (1925-1933)

    Buñuel part pour Paris, en 1925, avec une recommandation de la Résidence des étudiants pour la Coopération intellectuelle de la Société des Nations. Ni la SDN ni la France n’ayant d’argent, au lieu de s’initier à la politique internationale, il se consacrera au cinéma. Pour lors, il continue d’écrire des poèmes, « luxe de fils à papa » contre lequel, d’ailleurs, il s’insurge. Un chien andalouest le titre qu’il choisit de donner à un recueil de textes en vers et en prose. De même que le titre, nombre d’idées et d’images seront repris à l’occasion de son premier film.
    Déjà, en Espagne, Buñuel était attiré par le cinéma. Il avait une prédilection particulière pour Méliès et le cinéma comique nord-américain, et une dévotion marquée pour Buster Keaton (son goût pour le gag se manifestera dès ses deux premiers films). C’est à Paris que son intérêt pour le cinéma se transforme en vocation : « C’est en voyant Les Trois Lumières de Fritz Lang que je sentis, sans l’ombre d’un doute, que je voulais faire du cinéma. » (Mon dernier soupir, 1982). Il s’inscrit alors à l’Académie du cinéma que vient de créer Jean Epstein, dont il devient l’assistant pour Mauprat et La Chute de la Maison Usher. Parallèlement, il rédige des critiques cinématographiques pour la Gaceta Literaria et Les Cahiers d’art. C’est aussi l’époque où il découvre l’oeuvre de Sade, qui exercera sur lui une influence considérable. Invité à Cadaquès par Salvador Dalí, il écrit avec lui le scénario d’Un chien andalou, et le tourne avec l’argent que lui a donné sa mère. La projection du court métrage aux Ursulines en 1929 lui permet de s’intégrer au groupe surréaliste, enthousiaste et admiratif, et qui reconnaît en Buñuel l’un des siens. De la rencontre entre le cinéma français d’avant-garde et le surréalisme était déjà née, en 1926, une première tentative : La Coquille et le Clergyman, réalisé par Germaine Dulac d’après un scénario d’Antonin Artaud. Mais c’est Un chien andalou qui est reconnu aussitôt comme le premier chef-d’oeuvre surréaliste, bientôt suivi de L’Âge d’or (1930), commandité par le vicomte de Noailles. Film corrosif et impitoyable, il fait scandale, reçoit le soutien des surréalistes qui écrivent un manifeste pour sa défense, et se voit interdit par la préfecture de Paris. Il le restera pendant un demi-siècle.
    Après un bref et peu fructueux séjour à Hollywood où il a été invité par la Metro Goldwyn-Mayer pour apprendre les techniques américaines, Buñuel retourne en Espagne où il arrive deux jours avant la proclamation de la République (1931). Là, avec l’argent qu’un ami anarchiste a gagné à la loterie, il tourne son troisième film,Las Hurdes (1932), documentaire lucide et sans concession sur la misère sordide de l’une des régions les plus arriérées d’Espagne, près de la frontière portugaise. Accusé de dénigrer l’Espagne, le film est interdit. Ainsi se clôt la période « artisanale » de Buñuel, celle qui se déroule en marge du cinéma industriel et commercial.

    Les années de silence (1933-1946)

    Ses nouvelles obligations familiales – il a épousé Jeanne Jucar et son premier fils, Jean-Louis, est né – conduisent Buñuel à travailler comme superviseur des doublages en espagnol pour la Warner Bros et la Paramount à Madrid. Parallèlement, il fonde avec Ricardo Urgoiti une maison de production – Filmófono – dont l’essor est brutalement brisé par la guerre civile. Dès 1936, Buñuel se met à la disposition du gouvernement républicain espagnol, bien content de se voir envoyé à Paris comme chef du protocole à l’ambassade de la République espagnole, car, au début de la guerre civile, avoue-t-il, il est « mort de trouille ». En 1938, il se retrouve à Hollywood pour superviser les films américains sur la guerre d’Espagne. Mais, Washington changeant d’attitude face à l’Espagne, il perd son emploi et part pour New-York où on lui offre un poste à la filmothèque du musée d’Art moderne. Cependant, dans le climat de méfiance qui règne alors aux États-Unis, les accusations que Dalí profère dans Vida Secreta (1942) contre L’Âge d’or, jointes à la campagne déclenchée contre Buñuel par la Motion Picture Herald, dénonçant son athéisme et sa honteuse paternité (toujours L’Âge d’or), provoquent la démission – fort digne – du cinéaste espagnol, à un moment pourtant difficile de sa vie. La famille s’est agrandie – Rafael est né en 1940 – et Buñuel connaît des ennuis de santé. Il vit tant bien que mal de doublages à Hollywood jusqu’à ce que Denise Tual le persuade de l’accompagner au Mexique pour tourner une adaptation de La Maison de Bernarda Alba, de Federico García Lorca. Le projet échoue, mais Buñuel s’installe au Mexique.

    Le Mexique (1946-1961)

    Après avoir pris contact avec le producteur Oscar Dancingers, Buñuel réalise son premier film mexicain, Gran Casino, en 1946, qui constitue un échec total et lui vaut trois ans d’inactivité. Il reste pourtant au Mexique, où il est naturalisé en 1949 et où il tournera vingt de ses trente-deux films : « Il m’est arrivé d’accepter des sujets que je n’aurais nullement choisis et de travailler avec des comédiens très mal adaptés à leurs rôles. Néanmoins, je l’ai souvent dit, je crois n’avoir jamais tourné une scène qui fût contraire à mes convictions, à ma morale personnelle. », dirat-il plus tard à propos de cette époque (Mon dernier soupir, 1982). Son deuxième film, El Gran Calavera (Le Grand Noceur, 1949), est un succès commercial important, ce qui lui permet de réaliser Los Olvidados l’année suivante, film dans lequel, dit-il, il se retrouve lui-même. L’image implacable qu’il offre de la misère des enfants pauvres de Mexico déclenche l’hostilité générale, mais le prix qu’il reçoit à Cannes en 1951 calme les fureurs locales et donne à l’Europe l’opportunité de redécouvrir le grand cinéaste. Suit une période d’activité intense où les concessions obligées au système entravent souvent sa liberté. Il réalise malgré tout quelques grands films, tels que El ou Ensayo de un crimen (La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz).

    Le retour en Europe (1961-1977)

    En 1961, Buñuel tourne en Espagne Viridiana, qui obtient la Palme d’or à Cannes. C’est probablement le film qui renoue le plus étroitement avec le ton de L’Âge d’or (critique acerbe de la religion, érotisme…). Autorisé par la censure espagnole, il fait scandale dès sa sortie publique et se voit aussitôt « séquestré » par le gouvernement espagnol qui perd ainsi une occasion de « récupérer » Buñuel. Il faudra attendre 1976 pour que Viridianasorte de nouveau dans les salles espagnoles. Cette liberté retrouvée avec Viridiana, Buñuel la conservera jusqu’à la fin. Il tournera désormais, à un rythme plus modéré, des films d’audience internationale et néanmoins subversifs. Après L’Ange exterminateur, tourné une fois encore au Mexique, Buñuel réalisera ses films en France (Belle de Jour, La Voie lactéeLe Charme discret de la bourgeoisie,Le Fantôme de la libertéCet obscur objet du désir), avec le producteur Serge Silberman (sauf pour Belle de Jour) et le dialoguiste Jean-Claude Carrière.

    Le dernier soupir

    Buñuel meurt à Mexico le 29 juillet 1983. L’année précédente, il avait écrit ses mémoires, Mon dernier soupir, que Jean-Claude Carrière commente ainsi : « Ce qui me frappe dans le livre de Luis, c’est la richesse et la diversité de cette longue vie à cheval sur plusieurs pays, sur plusieurs cultures. Elle va du Moyen Âge aux Temps modernes. Elle passe par le surréalisme, la guerre d’Espagne, Hollywood, le Mexique. Elle est faite d’humour, de solitude, d’amitié, d’imagination. Elle est vue par un des regards les plus aigus et les plus profonds d’aujourd’hui, celui d’un ermite rieur et par moments mélancolique… Ce livre est aussi une affirmation constante : une morale personnelle rigoureuse est la seule exigence qui puisse gouverner une vie. » Fidélité à une morale, mais aussi contradictions surprenantes. L’écrivain Max Aub, dans les Entretiens qu’il consacre à Buñuel, souligne cet aspect du personnage : se proclamant athée, mais hanté par la religion ; vilipendant famille, patrie, bourgeoisie, mais se montrant bon fils, bon mari, bon père, bon citoyen… et bon bourgeois ; sadiste « dans la tête » mais « normal » dans ses comportements. Lui-même reconnaît volontiers cette dichotomie : « D’un côté mes idées, de l’autre la réalité. Au moment de la guerre d’Espagne, c’est vrai, tout ce que nous avions pensé devenait réalité, tout ce que moi, en tout cas, j’avais pensé : couvents incendiés, guerre, assassinats. Et ça m’épouvantait. Bien plus : j’étais contre. Je suis révolutionnaire et la révolution me terrifie. » (Entretiens avec Max Aub, Belfond 1991)

    Tiré du dossier pédagogique L’ange exterminateur de Luis Buñuel / Auteur : Claude Murcia / 2001 © Bibliothèque du Film / Cinémathèque française.

    « Economie électorale ! 500 ans d'auto-portraits »
    Partager via Gmail Technorati Yahoo! Google Bookmarks Blogmarks

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :