• Une révolution Facebook ?

    CHRONIQUE SUR LE MOYEN-ORIENT
    ET L'AFRIQUE DU NORD
    1er février 2011
    Révoltes dans le Monde Arabe :
    une révolution Facebook ?

    JULIEN SAADA
    Directeur-adjoint de l'Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord
    de la Chaire Raoul-Dandurand
    saada.julien-jacques@uqam.ca


    Les mouvements de révoltes en Tunisie et en Égypte entraînent de nombreux observateurs à parler de la
    première révolution numérique dans le monde arabe. Les médias sociaux comme Twitter ou Facebook
    sont célébrés comme éléments moteurs de la toute récente Révolution du Jasmin et l'empressement du
    gouvernement Moubarak à bloquer toute connexion internet en Égypte démontre l'inquiétude des régimes
    face à ces formes de communications.
    En Iran, à la même période, deux activistes furent exécutés par pendaison, accusés d'avoir distribué
    photos, affiches et vidéos des manifestations postélectorales de juin 2009 pour le compte d'une
    organisation ennemie 1. De même, le bloggeur Hossein Derakhshan, surnommé également le Blogfather en
    Iran pour avoir diffusé la technique permettant de bloguer en farsi, subit une peine de 19 ans
    d'emprisonnement, accusé entre autres, d'avoir diffusé une « propagande contre le régime islamique » à
    travers ses activités Internet 2.
    Ces éléments relativisent la capacité de déstabilisation des réseaux sociaux. Il est vrai que ces nouveaux
    outils, ajoutés aux chaînes satellitaires, à l'utilisation des téléphones portables et à la mobilisation de la
    diaspora, contribuent à une meilleure visibilité des mouvements de protestations au sein des régimes
    autoritaires. Néanmoins, une révolution digitale ne mène pas nécessairement à une révolution politique.
    Les outils de communications servent aussi bien les protestataires que les régimes en place. Il est même
    d'ailleurs plus simple pour les appareils du pouvoir de tracer, filtrer et repérer les activistes sur le Net avec
    le développement de ces nouvelles technologies
    . En outre, la mise en place de mouvements de révolte à
    travers la fonction Twitter (ou même sms) des téléphones portables reste toujours assujettie à la possibilité
    pour le régime de tirer - ou non - sur la foule, comme l'ont exposé les événements en Iran, en Thaïlande
    ou en Biélorussie. Enfin, l'utilisation de moyens de communication (modernes) dans une révolution, n'est
    pas un phénomène nouveau. L'Ayatollah Khomeiny, lors de sa période d'exil en France, avait déjà utilisé
    à bon escient les cassettes audio afin de diffuser ses discours d'opposition face à la monarchie du Shah.
    Malgré tout, la réflexion sur la place des médias et des réseaux sociaux dans les régimes autoritaires,
    mérite d'être considérée. La ténacité des mouvements sociaux actuels dans le monde arabe témoigne, en
    plus de revendications sociales-économiques majeures, de la présence d'un nouvel espace public qui s'est


    1
    Les activistes ont également été accuses d'être des représentants des Moudjahiddin du peuple, organisation
    considérée comme « terroriste » par Téhéran. Voir également : Evgeny Morozov, The Dark Side of Internet for
    Tunisians and Egyptians protesters, Friday, January 28, 2011.
    2
    Hossein Derakhshan a réussi à obtenir cependant une liberté provisoire en décembre 2010, après 26 mois
    d'emprisonnement, en échange d'une caution d'1,5 millions d'Euros.



    structuré à travers le développement d'Internet, des chaînes satellitaires et des réseaux sociaux. D'un
    espace public visible mais encore trop faible pour aboutir à des changements politiques, l'utilisation plus
    efficace des médias sociaux dans les révoltes tunisiennes et égyptiennes questionne la possibilité d'un
    espace public arabe aujourd'hui plus susceptible de faire pression sur les gouvernants.


    Un nouvel espace public dans le monde arabe?

    À travers son ouvrage Voices of the New Arab Public : Iraq, Al-Jazeera, and Middle-East Politics Today 3,
    Marc Lynch relate l'émergence d'un nouvel espace public arabophone qui, dans un contexte de régimes
    autoritaires, va prendre son essor à travers le développement des chaînes satellitaires. L'arrivée des
    nouveaux médias et d'Internet dans le monde arabe prend en effet à contre-courant la prééminence des
    médias nationaux, caractéristiques de l'immobilisme des gouvernements en place, qui réduisaient alors les
    discussions politiques à une élite restreinte. Les révélations de Wikileaks, autre acteur numérique de
    l'information internationale, soulignent l'opposition entre les sphères publique et privée dans le monde
    arabe. Là ou Lynch définit une sphère publique comme transnationale (incluant également la diaspora), et
    regroupée principalement autour de l'Irak, la question palestinienne et les réformes politiques, l'espace
    privé se focalise sur l'expansion de l'Iran dans la région.
    Ce concept d'espace public arabophone ramène aux travaux de Jürgen Habermas qui se base sur le modèle
    bourgeois européen du 18ème siècle 4. Selon l'auteur, ce modèle se perçoit comme un regroupement de
    personnes issues du privé, mais cherchant à contribuer à un « débat critique » basé sur « la raison » en
    plaçant leurs différences sociales de côté. Ce regroupement prend la forme d'une nouvelle collectivité dite
    « publique ». La circulation sans entrave de l'opinion, avec l'absence du filtrage de l'État, permettent aux
    individus de se former en tant qu'entité collective. Ainsi, l'espace public se caractérise par plusieurs
    éléments clés : un accès universel public, la participation volontaire, les arguments rationnels, la liberté
    d'expression et la liberté de débattre5.
    Le modèle bourgeois d'Habermas rejoint la perception de Lynch quand il parle d'une opinion publique
    dans le monde arabe ne se retrouvant ni dans les idéologues (islamistes, radicaux, nationalistes, etc.) ni
    dans la classe populaire mais plutôt dans l'influence croissante d'intellectuels qui constituent l'interface
    entre le public et les médias arabophones dans leur ensemble. Pour Lynch, c'est cette élite publique
    (incluant donc des intellectuels, des journalistes, des politiciens ainsi que diverses figures politiques et
    publiques) qui permet de façonner l'opinion publique. L'élite et la classe moyenne jouent alors un rôle
    pertinent dans le consensus établi à travers l'espace public et médiatique arabophone 6.
    Cependant, Lynch observe certaines limites à cet espace public dans le monde arabe, notamment dans son
    assimilation au modèle d'Habermas interprétant la sphère publique comme un espace de négociation entre
    l'État et l'opinion publique. Au sein de régimes arabes autoritaires et en l'absence d'institutions
    démocratiques, il n'existe pas de possibilités de traduire directement les opinions et les préférences du
    nouveau public en actions politiques. C'est en cela que cet espace public est « faible » même si cette
    faiblesse ne veut pas dire une signification politique minimale, « il lui manque juste les mécanismes


    3
    Marc Lynch, Voices of the New Arab Public: Iraq, Al-Jazeera and Middle-East Politics Today, Columbia University Press, 2006
    Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Trans.
    Thomas Burger and Frederick Lawrence. Cambridge: MIT University Press.
    5
    Mohamed Zayani, "The Challenges and Limits of Universalist Concepts: Problematizing Public Opinion and a Mediated Arab
    Public Sphere", Middle East Journal of Culture and Communication, 1 (2008), p. 65.
    6
    Marc Lynch, "Dialogue Beats Propaganda: America is Losing the Battle for Public Opinion", International Herald Tribune,
    August 23, 2003.


    institutionnels pouvant agir sur la politique7 ». Mécanismes qui commencent peut-être à se mettre en place
    à travers l'utilisation des médias sociaux comme l'exposent les exemples tunisien et égyptien.
    Les travaux d'Habermas n'ont d'ailleurs pas été exemptés de critiques à l'image du concept de « sphère de
    contre-public » développé par Nancy Fraser qui conteste la vision d'une « sphère publique unifiée, élitiste
    puisque composée exclusivement d'hommes blancs et propriétaires » et qui propose à l'inverse la prise en
    compte de la multiplicité des sphères publiques. Fraser parle justement de ces contre-publics qui ont
    « contesté les normes exclusives du public bourgeois [...], élaborant de nouveaux styles de
    comportements politiques et de nouvelles normes de discours publics 8 ». Un concept qui peut alors
    rejoindre les discours moins formels d'Internet où les activistes ont tendance à s'analyser comme un
    public alternatif à l'opposition classique.
    Il convient maintenant de se demander si, dans un contexte politique autoritaire, les blogueurs et autres
    internautes réguliers de l'espace arabophone correspondent, à la fois aux intellectuels clés à l'opinion
    publique arabe définis par Lynch et au modèle bourgeois établi par d'Habermas. Comme le démontrent les
    données du tableau ci-dessous 9, la fracture numérique encore très prononcée dans la région a
    effectivement tendance à intégrer les internautes dans un espace public exclusif et élitiste qui n'est donc
    pas au final si différent de la sphère publique bourgeoise du 18ème siècle développée par Habermas. Le
    profil sociologique des usagers du Net dans le monde arabe se caractérise en faveur de personnes jeunes,
    plutôt aisées et bénéficiant d'un fort capital culturel. En Tunisie par exemple, le nombre officiel
    d'utilisateur d'Internet s'élevait à moins de trois millions en avril 2009, soit un taux de 29 % alors que le
    nombre d'abonnés restait limité à 300 000 soit environ 3 % de la population 10. Or, comme le souligne
    Romain Lecomte, « il est difficile de bloguer ou d'interagir régulièrement sur des forums sans avoir un
    accès régulier à l'Internet 11 ».


    7
    Marc Lynch, op.cit., 2006, p. 54.
    Nancy Fraser, "A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy". In Calhoun, Craig (Ed), Habermas and the
    Public Sphere, pp. 109-142. Cambridge, MIT Press
    9
    Source: The Globe and Mail, Thursday, January 27, 2011
    10
    Romain Lecomte, "Internet et la reconfiguration de l'espace public tunisien: le rôle de la diaspora", TIC & Société, Vol. 3, N°1-
    2, 2009, p. 213
    11
    Romain Lecomte, loc.cit.



    Proportion d'utilisateurs d'Internet dans le monde arabe
    L'apport des réseaux sociaux
    Même si elles s'opèrent dans des contextes spécifiques différents, les mobilisations en Iran et en Tunisie
    permettent déjà de relever un certain nombre de points communs quant à l'utilisation des médias sociaux.
    Tout d'abord, la prise en compte du rôle influent de la diaspora au niveau de la visibilité internationale.
    Les diasporas tunisienne et iranienne ont pu en effet relayer à travers leurs réseaux Facebook et Twitter les
    images des protestations se déroulant dans leurs pays respectifs, communiquant parfois directement avec
    les grands médias classiques qui ne peuvent se rendre sur place en raison de la censure gouvernementale.
    Une communication qui demeure problématique car le profil souvent trop élitiste de la diaspora (jeunes,
    possibilité de se rendre à l'étranger etc.) contribue à un message politique très éloigné des premières
    revendications sociales et économiques des manifestants présents dans la rue. Il n'empêche que le rôle de
    la diaspora reste primordial pour susciter l'intérêt des médias internationaux.

    Le deuxième élément commun, qui est d'ailleurs plus problématique, concerne justement la focalisation
    des médias sur l'effet révolutionnaire des réseaux sociaux alors que la visibilité ne permet pas
    nécessairement de déstabiliser un régime autoritaire. Les mouvements de révolte en Tunisie ont pu se
    révéler menaçants en raison, entre autres, de l'appui des syndicats, de la classe moyenne et d'une partie du
    pouvoir. En Iran, le « Mouvement Vert » n'aurait pas connu une telle ampleur sans le soutien d'éléments
    officiels du régime, à savoir Mir-Hossein Moussavi, l'ancien président Mohammad Khatami, l'opposant
    Medhi Karroubi ou encore le défunt ayatollah Montazeri.
    Un troisième élément commun, en revanche plus positif, réside dans la capacité des technologies à
    alimenter très rapidement un mouvement de révolte, d'abord informel, sans leader clairement défini et
    partant d'un événement imprévu. En Tunisie, c'est l'immolation du jeune Sidi Bouzid qui a ensuite été
    repris par les réseaux sociaux, donnant forme à un mouvement plus politisé - Révolution du Jasmin - avec
    une visibilité internationale. Même chose en Iran avec le résultat contesté des élections présidentielles qui
    par l'intermédiaire des médias sociaux qui donna naissance à un mouvement imprévu capable pendant un
    certain laps de temps de déstabiliser le régime. Il est effectivement plus facile pour un gouvernement
    autoritaire de censurer une opposition hiérarchisée avec un message politique identifiable. En revanche,
    l'aspect éphémère, ad hoc et décentralisé des mouvements supportés par les réseaux sociaux les rend
    beaucoup plus ardus à contrôler.
    La capacité de déstabilisation des réseaux sociaux à travers la technique de décentralisation, ouvrent deux
    hypothèses en rapport avec l'évolution de l'espace public arabe.

    La première hypothèse porte sur l'idée
    d'un espace public qui, grâce à l'apport de la blogosphère et des médias sociaux, possède aujourd'hui les
    mécanismes nécessaires pour faire pression sur leurs gouvernements. Dans son article écrit pour Foreign
    Affairs, Clay Shirky reprend le travail de deux sociologues - Elihu Katz et Paul Lazarfeld - qui
    soutiennent que les médias de masse à eux seuls ne peuvent changer les mentalités. Le changement
    s'effectue en deux étapes : les opinions sont d'abord transmises par les médias et elles sont ensuite
    reprises par la famille, les amis et les collègues de travail. C'est à partir de cette étape que les opinions
    politiques se forment 12. Dans un contexte politique autoritaire, Internet et les réseaux sociaux assument le
    rôle donné par cette deuxième étape : les informations transmises par Al-Jazeera ou Wikileaks sont ensuite
    reprises par la Blogosphère, Facebook ou Twitter, permettant aux individus d'articuler de manière privée
    ou publique un débat aux points de vue conflictuels.


    Une deuxième hypothèse réside dans l'impossibilité pour les régimes autoritaires de contrôler le caractère
    atomisé d'Internet et des réseaux sociaux, susceptible alors de donner naissance à des mouvements
    éphémères et décentralisés - Smart Mobs - dans le but d'obtenir un gain politique rapide. Il est possible de
    censurer techniquement un élément de l'opposition mais il est en revanche plus dur d'interdire à toute une
    population l'utilisation d'Internet sans risquer de radicaliser des acteurs étant à la base apolitiques. Une
    hypothèse qu'Ethan Zuckerman nomme « the cute cat theory of digital activism »: « Censurer des outils
    utilisés par des acteurs dissidents reste possible politiquement, mais bloquer l'accès aux outils permettant,
    disons, d'échanger des photos de chats est plus difficile à fermer 13 ».


    12
    Clay Shirky, "The Political Power of Social Media: Technology, the Public Sphere, and Political Change", Foreign Affairs,
    New York, Jan/Feb 2011. Vol. 90, Iss. 1
    13
    Clay Shirky, loc.cit.



    Le phénomène des Smart Mobs se différencie des mouvements sociaux qui ont tendance à être plus
    organisés, plus centralisés mais également plus identifiables et donc par conséquent plus simples à
    censurer. Cependant, les mouvements éphémères s'éloignent du concept d'espace public puisqu'ils ne
    possédent pas le même niveau de discipline qu'un mouvement social qui cherche à obtenir des gains
    politiques sur le long terme, les Smart Mobs ne délibèrent pas ou ne prennent pas le temps de débattre sur
    les approches stratégiques à utiliser.
    La blogosphère égyptienne présente néanmoins une alternative pertinente puisqu'elle se constitue comme
    un mouvement hybride, à la fois décentralisé et permettant de délibérer, qui a la possibilité de décider
    collectivement l'organisation ou non de manifestations. La blogosphère égyptienne comporte une pluralité
    d'opinions en provenance de l'opposition, incluant aussi bien les séculiers que les Frères Musulmans, les
    blogueurs reliés au mouvement Kefaya ou encore ceux qui cherchent à dénoncer les actions de torture et
    d'abus de la police
    . Peu après le départ de Ben Ali de Tunisie, une vidéo du mouvement Kefaya,
    proposant aux Égyptiens de suivre l'exemple tunisien en descendant dans la rue, fut diffusé largement via
    YouTube et la blogosphère. Même s'il est encore trop tôt pour savoir si cette vidéo eut un effet décisif
    dans les manifestations actuelles en Égypte, le lien demeure pertinent.


    Conclusion


    Les mouvements de révolte dans le monde arabe soulèvent avant tout l'usure des régimes en place et une
    volonté de mettre définitivement un terme au statu quo qui perdure dans la région
    . Les premières
    revendications sont avant tout économiques, sociales et ne correspondent pas nécessairement aux
    messages diffusés via les réseaux sociaux de la diaspora. Cependant, la capacité de ces mouvements à
    s'organiser, à communiquer de manière à la fois collective et décentralisée ; la pluralité d'opinions qui
    s'exprime via la Blogosphère et Internet ; la possibilité d'obtenir de l'information à travers Al-Jazira et le
    web participatif témoignent d'un espace public dans le monde arabe qui évolue depuis la pénétration
    d'Internet et des premières chaînes satellitaires et qui dispose peut être aujourd'hui des mécanismes lui
    permettant d'obtenir un réel changement politique.

    Source :http://www.dandurand.uqam.ca/dans-les-medias/articles/760-moyen-orient.html

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