• Nourrir la famine

    Comment on fabrique la famine en Somalie

    par Michel Chossudovsky Le 26 juillet 2011

    Selon des documents obtenus par le [Los Angeles] Times, près des deux tiers de la Somalie ont été alloués aux géants pétroliers Conoco, Amoco, Chevron et Phillips dans les dernières années du règne du président pro-américain Mohamed Siad Barre, avant qu’il ne soit renversé et que le pays soit plongé dans le chaos en janvier 1991.

    Officiellement, l’administration et le département d’État insistent sur le fait que la mission militaire étasunienne en Somalie est strictement humanitaire. Des porte-paroles de l’industrie pétrolière ont rejeté en les qualifiant d’« absurdes » et d’« insensées » les allégations des experts de l’aide, des analystes vétérans de l’Afrique de l’Est et de plusieurs Somaliens éminents voulant que le président Bush, un ancien pétrolier texan, ait été mené à agir en Somalie, du moins en partie, par l’intérêt des géants des États-unis.

    Toutefois, des documents privés et scientifiques ont dévoilé que les compagnies étasuniennes sont en bonne position pour  prendre le contrôle et s'approprier des réserves potentielles de pétrole les plus prometteuses dès que le pays sera pacifié. Et le département d’État et des représentants de l’Armée étasunienne reconnaissent que l’une de ces compagnies pétrolières ne s’est pas seulement installée confortablement en espérant la paix.

    Conoco Inc., la seule compagnie multinationale ayant conservé un bureau en opération à Mogadishu au cours des deux dernières années d’anarchie sur l’ensemble du territoire, a été directement impliquée dans le rôle du gouvernement étasunien au sein de l’effort militaire humanitaire financé par l’ONU. (Cité dans  The Oil Factor In Somalia | COLUMN ONE : The Oil Factor in Somalia : Four American petroleum giants had agreements with the African nation before its civil war began. They could reap big rewards if peace is restored. - Los Angeles Times 1993)

    La Somalie est une ancienne colonie de l’Italie et de la Grande-Bretagne. En 1969, un gouvernement postcolonial a été formé sous le président Mohamed Siad Barre : d’importants programmes sociaux de santé et d’éducation ont été implantés et l’infrastructure rurale et urbaine a été développée au cours des années 1970.

    Le début des années 1980 constitue un point tournant majeur.

    Le programme d’ajustement structurel (PAS) du FMI et de la Banque mondiale fut imposé à l’Afrique subsaharienne. Les famines récurrentes des années 1980 et 1990 sont en grande partie la conséquence de la « médecine économique » du FMI et de la Banque mondiale.

    En Somalie, dix ans de médecine économique du FMI ont jeté les fondements d’une transition vers un cadre de dislocation économique et de chaos social.

    L’article suivant, publié en 1993 dans Le Monde Diplomatique et Third World Resurgence, est axé sur les causes historiques de la famine en Somalie.

    Il fut ultérieurement intégré dans mon livre Mondialisation de la pauvreté, première édition 1998 et Mondialisation de la pauvreté et le nouvel ordre mondial, 2e édition, Écosociété, Montréal, 2004.

    Michel Chossudovsky, Montréeal le 26 juillet 2011

     

    [Traduction du texte ci-dessus: Julie Lévesque, Centre de recherche sur la mondialisation (CRM)]


    Comment on fabrique la famine en Somalie
                            Par Michel Chossudovsky
         

    texte publié dans Le Monde diplomatique, 1993.              

    La Somalie, où les pasteurs constituaient autrefois 50 % de la population, avait une économie fondée sur l'échange entre éleveurs nomades et petits agriculteurs. En dépit des sécheresses, elle demeura presque autosuffisante en produits alimentaires durant les années 60 et 70. Au cours de la décennie 70, des programmes de transfert de populations permirent le développement d'un important secteur commercial dans le domaine de l'élevage : jusqu'en 1983, le bétail a représenté 80 % des recettes d'exportation du pays.

    Au début des années 80, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale imposèrent au gouvernement un programme de réformes qui mit en péril le fragile équilibre entre les secteurs nomade et sédentaire. L'une des fonctions de ce plan d'austérité était de dégager les fonds destinés à rembourser la dette contractée par Mogadiscio auprès des membres du Club de Paris et, surtout, auprès du... FMI lui-même (1).

    Comme le notait un rapport de mission de l'Organisation internationale du travail : "Seul parmi les principaux créanciers de la Somalie, le Fonds refuse un rééchelonnement (...) . Il aide de facto à financer un programme d'ajustement, dont l'un des objectifs majeurs est le remboursement du FMI lui-même (2)."

    Le programme d'ajustement structurel a accru la dépendance alimentaire, notamment dans le domaine céréalier. Entre 1975 et 1985, l'aide alimentaire a été multipliée par quinze, soit un rythme d'accroissement annuel moyen de 31 % (3). Cet afflux de blé et de riz vendus sur le marché local, s'ajoutant à l'augmentation des importations, a provoqué des migrations de producteurs et des modifications majeures dans les habitudes de consommation, au détriment des produits traditionnels, maïs et sorgho.

    La dévaluation du shilling somalien, imposée en juin 1981 par le FMI et suivie périodiquement par d'autres baisses de parité, entraîna des hausses des prix de tous les intrants de l'agriculture : carburants, engrais, etc. L'impact fut immédiat et désastreux sur les cultures pluviales mais aussi dans les zones irriguées. Dans les villes, le pouvoir d'achat chuta de façon dramatique, les plans de développement du gouvernement furent victimes de coupes claires, les infrastructures s'effondrèrent, les flux d'"aide alimentaire" provoquèrent l'appauvrissement des communautés agricoles (4).

    Au cours de la même période, une bonne partie des meilleures terres cultivables furent accaparées par des fonctionnaires, des militaires et des commerçants liés au gouvernement (5). Plutôt que de promouvoir la production alimentaire au profit du marché local, les bailleurs de fonds encouragèrent celle, dotée d'une prétendue "haute valeur ajoutée", de fruits, de légumes, d'oléagineux, de coton destinés à l'exportation et récoltés sur les plus fertiles terres irriguées.

    Dès le début des années 80, les prix des médicaments pour bétail augmentèrent en raison de la dévaluation. La Banque mondiale encouragea les responsables à faire payer les services vétérinaires fournis aux nomades (notamment la vaccination des animaux). Un marché privé des médicaments fut institué. Le ministère de l'élevage fut dévitalisé, ses services vétérinaires devant être totalement financés par le paiement intégral de ses prestations. Selon la Banque mondiale, "les services vétérinaires jouent un rôle essentiel dans le développement du cheptel dans toutes les régions et ils peuvent être dispensés principalement par le secteur privé (...) . Etant donné que peu de vétérinaires privés choisiront de travailler dans les zones pastorales éloignées, l'amélioration des soins du bétail dépendra aussi de "paravétérinaires" payés pour vendre les médicaments (6)."

    Cette privatisation des soins s'est accompagnée d'une absence de programmes alimentaires d'urgence pour les périodes de sécheresse, tandis que l'eau devenait objet de commerce, que sa conservation était négligée, de même que les pâtures. Conséquences fort prévisibles : les troupeaux furent décimés, tout comme la population pastorale. L'objectif "caché" de cette politique était d'éliminer les éleveurs nomades insérés dans un système traditionnel d'échanges. Selon la Banque mondiale, il est de toute façon bénéfique d'"ajuster" la taille des troupeaux car les pasteurs nomades de l'Afrique subsaharienne sont accusés de contribuer à la dégradation de l'environnement (7).

    L'effondrement des services vétérinaires a indirectement bénéficié aux pays riches : en 1984, les exportations de bétail somalien vers l'Arabie saoudite et les pays du Golfe baissèrent radicalement et les achats saoudiens se firent en Australie et dans la Communauté européenne.

    La restructuration du budget gouvernemental, sous la supervision des institutions internationales, a aussi beaucoup contribué à la mise à sac de l'agriculture. Les infrastructures cédèrent et les dépenses pour l'agriculture baissèrent d'environ 85 % par rapport au milieu des années 70 (8). Le gouvernement fut empêché par le FMI de mobiliser les ressources nationales ; des objectifs sévères furent fixés pour réduire le déficit budgétaire. Les pays "donateurs" fournirent de plus en plus leur aide sous forme de produits alimentaires plutôt qu'en apport financier ou en équipement. Cette aide était ensuite vendue par le gouvernement sur le marché local et les revenus ainsi dégagés (les "fonds de contrepartie") devaient financer les projets de développement. Dès le début des années 80, ces opérations représentèrent la principale source de revenus de l'Etat, ce qui permit aux donateurs de contrôler de fait l'ensemble du budget (9).

    Les réformes économiques ont aussi signifié la désintégration des programmes de santé et d'éducation (10). En 1989, les dépenses de santé étaient de 78 % inférieures à celles de 1975. Selon la Banque mondiale, le budget courant pour l'éducation était en 1989 d'environ 4 dollars par an pour un élève du primaire, contre environ 82 dollars en 1982. Entre 1981 et 1989, les inscriptions scolaires ont chuté de 41 % (en dépit d'une forte augmentation de la population scolarisable), livres et matériel disparurent des classes, les écoles se détériorèrent, près d'un quart des établissements primaires durent fermer.

    Ruine de l'économie et désintégration de l'Etat

    L'ECONOMIE dans son ensemble fut ainsi prise dans un cercle vicieux : les dégâts subis par les troupeaux furent cause de famine chez les pasteurs nomades qui se retournèrent vers les agriculteurs ; ceux-ci vendirent ou troquèrent leurs céréales contre du bétail. Toute l'économie pastorale fut de ce fait socialement désarticulée. De même, la chute des rentrées de devises due aux baisses des exportations de bétail et des envois de fonds par les Somaliens travaillant dans les pays du Golfe eut de graves conséquences sur la balance des paiements et les finances publiques, ce qui rendit impossible l'application des programmes gouvernementaux.

    Les petits paysans furent ruinés en raison des prix de dumping des céréales américaines subventionnées et de la hausse des prix des intrants. L'appauvrissement de la population urbaine provoqua elle aussi une baisse de la consommation alimentaire. Le soutien de l'Etat aux zones irriguées fut gelé et la production déclina dans les fermes d'Etat, promises à la fermeture ou à la privatisation sous les auspices de la Banque mondiale.

    Selon les estimations de cette dernière, les salaires réels du secteur public étaient en 1989 inférieurs de 90 % à leur niveau du milieu des années 70. Le revenu mensuel moyen était tombé à 3 dollars, accélérant la désintégration de l'administration (11). Un plan de remise à niveau des salaires du service public fut proposé par la Banque mondiale, mais cela devait se faire avec la même enveloppe budgétaire, grâce au licenciement d'environ 40 % des fonctionnaires - l'administration n'aurait plus compté que 25 000 salariés en 1995 pour une population de 6 millions d'habitants - et à la suppression des diverses primes. Plusieurs pays donateurs se sont déclarés prêts à financer le coût de ces suppressions de postes (12)...

    Le désastre était déjà inscrit dans toutes ces mesures qui réduisaient à néant l'Etat somalien. Pourtant, la communauté internationale des bailleurs de fonds ne fit rien pour redonner vie aux infrastructures économiques et sociales, élever le niveau de vie, reconstruire l'administration : un an avant la chute du régime du général Syad Barre, en janvier 1991, alors que la guerre civile faisait déjà rage, les créditeurs proposaient de nouvelles mesures d'ajustement qui visaient à réduire encore plus les dépenses publiques, à restructurer la banque centrale, à liquider la presque totalité des entreprises d'Etat et à libéraliser le crédit (ce qui ne pouvait qu'asphyxier le secteur privé !).

    En 1989, le service de la dette représentait 194,6 % des recettes d'exportation. Cette année-là, le prêt du FMI fut annulé pour cause d'arriérés, et la Banque mondiale gela pendant plusieurs mois un prêt d'ajustement structurel de 70 millions de dollars : les résultats économiques de la Somalie étaient trop mauvais (13). La renégociation de la dette ainsi que toute nouvelle avance étaient conditionnées au paiement des arriérés ! Ainsi le pays était tenu prisonnier de la camisole de force de l'ajustement structurel pour le contraindre à assurer le service de la dette. On connaît la suite : l'effondrement de l'Etat, la guerre civile, la famine et, finalement, "Rendre l'espoir".

    La Somalie est une expérience exemplaire, d'abord pour l'Afrique, où il existe d'autres sociétés pastorales nomades que les programmes du FMI et de la Banque mondiale s'emploient à éliminer. Plus largement, l'histoire récente de la corne de l'Afrique confirme le danger pour le tiers-monde de politiques d'ajustement qui affaiblissent l'Etat et conduisent à l'implosion et à la guerre civile.

     

    « L'insoumis , A DelonL'air de Paris . (1954) »
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