• Géopolitique du Yémen

    Guerre oubliée ou laboratoire d’un conflit majeur ?

    CLES212-2

    Coincé entre le golfe d’Aden (au sud) et l’Arabie Saoudite (au nord), le Yémen est en proie, depuis 2004, à une guerre civile meurtrière d’origine tribale opposant la minorité zaïdite du pays (une composante particulière du chiisme dite houthiste par référence au chef historique de la rébellion, Hussein Badreddine al-Houthi) à la majorité sunnite au pouvoir, qu’incarne aujourd’hui le président Mansour Hadi. 

    Endémique depuis la fin de la monarchie qui, en 1962, a entraîné la disparition de l’imamat zaïdite autonome qui existait au nord du pays, cette crise a pris un tour aigu, en 2015, avec l’intervention de l’Arabie Saoudite au côté du président Hadi et le soutien symétrique fourni aux houthis par l’Iran.

    En passant à l’offensive, les Saoudiens n’ont pas seulement provoqué une catastrophe humanitaire et sanitaire dénoncée par l’OMS (70% de la population yéménite menacée par la famine, 3 millions de personnes déplacées et déjà 1 million de cas de choléra); ils ont impliqué indirectement dans le conflit les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne qui lui fournissent un large appui technique et logistique et, directement, une dizaine de puissances régionales parmi lesquelles les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, la Jordanie et le Maroc.

    Une mobilisation internationale qui pourrait jeter les bases d’un conflit plus vaste…

    Première question qui commande toutes les autres : pourquoi l’Arabie saoudite qui, traditionnellement, thésaurise le matériel militaire davantage qu’elle ne s’en sert, a-t-elle pris le risque d’entrer en guerre pour garantir le régime du président Hadi ?

    D’abord pour répondre à ce que Ryad tient, à tort ou à raison, pour une menace vitale : la réémergence de l’Iran chiite comme première puissance de la région.

    Démographie et religion sont, ici, inséparables : nation homogène, l’Iran compte 80 millions d’habitants quand l’Arabie saoudite n’en aligne que 30 millions, dont 10 millions d’étrangers.

    Et parmi les 20 millions de Saoudiens, une minorité chiite (15%) qui, pour le régime, présente l’inconvénient majeur d’être implantée autour des puits de pétrole du royaume…

    Autre raison pour laquelle Ryad redoute l’influence de Téhéran : son régime politique, républicain depuis la révolution islamique de 1979.

    Un exemple qui pourrait se révéler contagieux et que brandissent tous ceux qui, dans les monarchies du golfe, contestent la légitimité des dynasties en place.

    Une indifférence internationale inversement proportionnelle à l’importance de l’enjeu

    L’intervention du royaume saoudien au Yémen a-t-elle eu, pour autant, l’effet escompté ? Malgré l’appui massif des Etats-Unis, la coalition emmenée par Ryad n’a pas réussi à réduire la poche chiite constituée autour de Saada, à l’Ouest du pays.

    Hors d’état de remporter le moindre succès significatif, les Saoudiens se heurtent, en sus, à la réprobation de la plupart des ONG, qui se voient interdire l’accès aux zones de combat.

    Certains observateurs n’hésitent pas à parler de « génocide », s’agissant du sort réservé à la population chiite, soumise en moyenne à 80 raids aériens par jour depuis trois ans, tandis que, dans le même temps, aucun moyen significatif n’était engagé par Ryad contre Daech (voir notamment la tribune du colonel Alain Corvez, Les pays occidentaux complices de crimes contre l’humanité au Yémen, publiée sur www. CF2R.org).

    Pourquoi, alors, une telle indifférence occidentale ? Selon le chercheur Laurent Bonnefoy, l’un des meilleurs spécialistes français de la péninsule arabique et auteur de Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre (Fayard, 2017), les racines de cette relégation sont à chercher dans la Guerre froide.

    Longtemps considéré comme l’une des perles de l’empire britannique en raison de sa situation géographique exceptionnelle – le port d’Aden était, en 1850, le deuxième du monde en termes de trafic – le Yémen indépendant s’est marginalisé en devenant, de 1967 à 1990, le seul régime marxiste du Moyen-Orient puis, celui-ci renversé, aggrava son cas en soutenant l’Irak lors de la première Guerre du Golfe (1990-1991).

    Ce qui lui valut de lourdes représailles des Etats-Unis et de son voisin saoudien qui expulsa de force 800.000 travailleurs yéménites, point de départ d’une paupérisation accélérée par la guerre civile et la faiblesse structurelle des ressources naturelles du pays.

    Il faut dire aussi qu’à la moindre tentative d’attirer l’attention sur la catastrophe humanitaire yéménite, l’Arabie saoudite a veillé au grain en jouant de son influence auprès de ses (nombreux) fournisseurs pour bloquer toute résolution de l’Onu contraire à ses intérêts.

    Première conséquence du conflit : la renaissance accélérée d’Al-Qaida 

    Pourtant, deux enjeux géopolitiques majeurs qui dépassent de très loin le cadre yéménite devraient alerter l’opinion mondiale : la renaissance d’Al-Qaida consécutive à l’intervention saoudienne et la dimension de répétition générale d’un futur conflit Etats-Unis/Iran que prend chaque jour celle-ci.

    Pour lutter contre la rébellion houthiste, la coalition saoudienne s’appuie en effet sur des milices locales d’obédience salafistes – donc farouchement anti-chiites – qui, du coup, gagnent du terrain. Au point, par exemple, de prendre, en 2015, le contrôle de Moukalla, la cinquième ville du pays.

    Rappelons que le Yémen fut, à la fin des années 1990 et au début des années 2000 le berceau de l’organisation animée par Oussama Ben Laden, lequel était lui-même le fils d’un immigré yéménite installé en Arabie Saoudite avant d’y faire fortune.

    C’est aussi à Aden, en octobre 2000, qu’Al-Qaida, créé treize ans plus tôt, entra dans l’histoire avec l’attentat-suicide mené contre le destroyer américain USS Cole (17 marins tués).

    Fondée en 2009, sa branche yéménite, AQPA (Al-Qaida dans la péninsule arabique), est considérée par les services de renseignement occidentaux, CIA comprise, comme la succursale la plus agressive de l’ex-nébuleuse Ben Laden.

    Celle, précise encore le capitaine Jeff Davis, porte-parole du Pentagone, qui a « le plus de sang américain sur les mains » (The New York Times, 6 août 2017).

    C’est d’AQPA que se sont revendiqués, également, les frères Kouachi, auteurs de la sanglante fusillade qui, en janvier 2015, a coûté la vie aux journalistes de Charlie Hebdo.

    Tel n’est pas le moindre paradoxe de la situation que de voir les Etats-Unis favoriser, par leur intervention au côté des Saoudiens, la renaissance de l’hydre qui justifia, en 2001, leur intervention en Afghanistan.

    Pour les faucons républicains, le problème iranien ne peut avoir de solution que militaire. 

    C’est que, pour Washington, l’ennemi principal n’est plus Al-Qaida, encore moins Daech, mais bien l’Iran. Et ce parti pris, largement inspiré par Donald Trump, en rupture avec la politique de détente initiée par Barak Obama et l’Union européenne, rejoint celui de l’Arabie saoudite.

    Une coïncidence explosive qui, déjà, débouche sur des signaux convergents. Le plus frappant est la conférence de presse tenue, le 11 décembre 2017, par l’ambassadrice américaine auprès des Nations Unies, Nikki Haley.

    En un remake saisissant de la saynète jouée quatorze ans plus tôt par Colin Powell, alors secrétaire d’Etat de George Bush, agitant devant les caméras du monde entier les fioles censées contenir l’anthrax produit par l’Irak de Saddam Hussein et rendant publiques les photos des sites soi-disant producteurs d’armes de destruction massives, Mme Haley a dévoilé à la presse les fragments d’un missile de fabrication iranienne tiré, quelques semaines plus tôt, depuis le Yémen, par les rebelles chiites et tombé, sans faire de victimes, non loin d’un aéroport saoudien.

    Le message était clair : « Imaginez seulement qu’il ait pris pour cible l’aéroport de Washington ou de New York. Ou celui de Paris, Londres ou Berlin ? » (The New York Times, 14 décembre 2017).

    En 2003, l’administration Bush avait inventé de fausses preuves pour attaquer l’Irak, comme Colin Powell l’avait reconnu, dix ans plus tard, dans ses mémoires (J’ai eu de la chance, Odile Jacob, 2013).

    Aujourd’hui, son successeur au Département d’Etat se contente de multiplier par dix la portée réelle des missiles iraniens livrés aux houthistes.

    Pour, une fois de plus, « fabriquer la peur et justifier la guerre » comme l’écrit Serge Halimi dans le Monde diplomatique (n°766, janvier 2018) ?

    Seule chose certaine : pour l’administration Trump, l’option militaire ne peut être exclue d’aucun des dossiers diplomatiques sensibles traités par la Maison Blanche.

    Dans un article publié par le Wall Street Journal des 9 et 10 décembre derniers, le sénateur (républicain) de l’Arkansas, Tom Cotton, souvent cité pour remplacer Mike Pompeo à la tête de la CIA, listait ces dossiers par ordre d’importance : l’Iran, la Corée du Nord, la Chine, la Russie, la Syrie et l’Ukraine.

    Et il en concluait que le « danger iranien », supérieur selon lui au péril représenté par la Corée du Nord, ne pouvait être efficacement combattu que « par une campagne navale et aérienne de bombardement contre son infrastructure nucléaire ».

    En choisissant le territoire du malheureux Yémen comme base de départ de ses missiles vers l’Arabie Saoudite, Téhéran n’a, de son côté, rien fait – c’est le moins qu’on puisse dire – pour enrayer l’escalade voulue par Ryad et assumée par Washington.

    Pour aller plus loin :

    • Le Yémen, de l’Arabie heureuse à la guerre, par Laurent Bonnefoy, Fayard, 2017, 348 p. 23 euros ;
    • Ghassan Salamé, Les dilemmes d’un pays (trop) bien situé, dans Rémy Leveau, Franck Mermier et Udo Steinbach (sous la dir. de), Le Yémen contemporain, Karthala, 1999, 464 pages, 31 euros ;
    • Yémen : silence ! On massacre ! par Eric Dénécé, éditorial n° 47, août 2017, www.cf2r.org

    Source : http://notes-geopolitiques.com/

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