• Désarroi des démocrates du monde arabe

    Entre l’Aigle et le Voile :

    le désarroi des démocrates du monde arabe

     par Karim Emile BITAR (Cyrano de Bergerac 1999)

     

    « Tenter de « vendre » les droits de l’homme comme une contribution de l’Occident au reste du monde est non seulement historiquement superficiel et culturellement chauvin, c’est également contre-productif. Cela produit une aliénation artificielle, qui n’est pas justifiée par les faits et n’incite pas à une meilleure compréhension entre les uns et les autres. Les idées fondamentales qui sous-tendent les droits de l’homme sont apparues sous une forme ou sous une autre dans différentes cultures. Elles constituent des matériaux solides et positifs pour étayer l’histoire et la tradition de toute grande civilisation. »

    Amartya Sen

    Prix Nobel d’Economie 1998 

     

    Si l’on en croit les néo-orientalistes[1] qui inondent de « conseils stratégiques » et de fumeux « rapports d’expertise » les « Chicken - Hawks »[2] de l’Administration Bush, les citoyens des Etats du monde arabe, depuis les rivages de l’Océan Atlantique jusqu’à ceux à ceux du Golfe Persique, se complairaient dans un état de léthargie et de servitude volontaire, et seule une intervention militaire extérieure qui viendrait changer littéralement la donne et bouleverserait le statu quo serait susceptible de provoquer l’électrochoc salvateur qui les arracherait d’un coup -et à coups de canon- à des décennies de torpeur comateuse et les mettrait enfin sur le chemin de la démocratie.

     WILSON KIDNAPPÉ

     Certains analystes évoquent le concept de « wilsonisme botté » pour qualifier cette stratégie, mais une relecture attentive des textes de Woodrow Wilson ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit tout au plus d’un Wilson kidnappé ou d’un wilsonisme pernicieusement déformé, tant il est vrai que le père du multilatéralisme doit se retourner dans sa tombe en voyant son nom utilisé à toutes les sauces[3]. L’éminent politologue américain Joseph Nye, aujourd’hui doyen de la Kennedy School of Government de Harvard, après avoir été Secrétaire adjoint à la Défense de l‘Administration Clinton et patron des services de renseignement (National Intelligence Council) soutient qu’il faut absolument distinguer entre un wilsonisme de gauche, multilatéraliste (dont Clinton était l’une des figures et que Nye a récemment théorisé dans un ouvrage intitulé The Paradox of American Power, Why the World’s Only Superpower can’t go it alone) et le wilsonisme de droite, unilatéraliste, des néo-conservateurs qui forment la garde rapprochée de George W. Bush.[4] 

     Rien n’aurait été plus bénéfique et plus favorable à la démocratisation du monde arabe qu’un wilsonisme bien compris. Et rien n’est plus dangereux que le wilsonisme trafiqué et frelaté qu’on nous propose aujourd’hui. Toujours est-il que les adeptes d’un recours à la force pour bouleverser le statu quo, en réussissant à créer l’ « électrochoc » et à déclencher la guerre « préventive », (et nous ne reviendrons pas ici sur l’effarante série de mensonges et d’impostures qui ont été nécessaires pour en arriver là[5]) ont gagné la première manche, et ont ouvert la fameuse boîte de Pandore, bien mal dénommée dans le cas d’espèce puisque dans les contrées du Proche-Orient, il s’agit d’une boîte bourrée de TNT et dont il ne peut sortir que des cadavres par milliers, cadavres en dessous desquels on voit mal comment pourrait se terrer puis resurgir, comme dans la boîte de Pandore de la mythologie, une quelconque espérance.

     A l’heure où l’enlisement des troupes américaines  en Irak vient d’ouvrir la deuxième manche, force est de constater que les démocrates du monde arabe sont en plein désarroi. Leur malaise, certes, ne date pas d’hier, mais il atteint aujourd’hui un niveau tellement inquiétant que l’on risque de voir les démocrates les plus convaincus basculer au mieux dans la résignation, au pire dans des idéologies meurtrières. Voilà plus de 50 ans que les démocrates arabes, dans l’indifférence des opinions publiques occidentales, sont pris en tenaille entre d’un côté des gouvernements autocratiques et de l’autre la montée d’un islamisme intégriste qui grignote petit à petit une marge de manœuvre aujourd’hui considérable. 

     ENTRE L’AIGLE, LE VOILE ET L’HYPOCRISIE OCCIDENTALE

     Que le lecteur de ces lignes se glisse l’espace de quelques instants dans la peau d’un citoyen[6]  arabe soucieux de promouvoir la démocratie et les droits de l’homme dans son pays. La moindre critique des cliques militaro-sécuritaires au pouvoir risque de le conduire dans des prisons infâmes où il subira les pires supplices. La presse à la botte des gouvernants aura vite fait de le diffamer et de faire de lui un traître, un agent perturbateur ayant osé critiquer le régime alors que celui-ci est « en lutte contre Israël ». La lutte contre Israël a bon dos, qui a permis aux Etats arabes de faire taire la moindre voix dissidente aux noms d’ « impératifs nationaux » arbitrairement fixés par les reîtres mal dégrossis qui font office d’inamovibles dirigeants. Si ce même individu arabe laïque et démocrate concentre ses critiques sur les mouvements islamistes, le voilà aussitôt accusé d’apostasie s’il est musulman, et s’il se trouve être chrétien, on l’accuse de mettre en danger la « coexistence » pacifique des communautés.

    Lorsque, désespéré, l’individu en question cherchera une lueur d’espoir du côté de l’ « Occident démocratique », il ressentira rapidement une immense déception, à la mesure de tous les espoirs qu’il avait placé dans ces pays des Lumières. S’il parvient à oublier l’espace d’un instant que les régimes démocratiques occidentaux ont durant des années armé et soutenu les dictatures qui l’oppressaient, qu’ils ont, alternativement ou simultanément, fourni une aide logistique et un soutien moral implicite aux islamistes, soutien qu’ils ont justifiés au nom de la lutte contre le panarabisme laïque, contre le socialisme et l’étatisation, et contre l’influence soviétique, s’il parvient à surmonter ces expériences pourtant fort décourageantes, le démocrate qui s’adressera à nouveau aujourd’hui à des interlocuteurs Américains ou Européens, sera pris d’une indicible nausée, face à l’état d’esprit qu’il rencontrera chez ses interlocuteurs. Chez les Américains, il retrouvera une perception ayant des relents profondément racistes, ou alors une vision inspirée des œuvres des Lewis, Huntington, Ajami et Fukuyama, c’est-à-dire une vision du monde qui, dès qu’il s’agit de l’Islam, est figée dans le temps et dans l’espace. Certains lui jetteront à la figure d’obscurs versets du Coran et on lui expliquera doctement que compte tenu de ce qu’il est dit dans ce texte du VIIème siècle, l’Islam est intrinsèquement incompatible avec la démocratie et la modernité. S’il s’avise de rétorquer en citant des phrases tout aussi obscurantistes issues des textes fondateurs d’autres grandes religions révélées[7], on lui expliquera tout bas qu’en fait, on le comprend, mais qu’il ne saurait être question pour les Etats-Unis de promouvoir les idéaux démocratiques pour ne point heurter leurs obligés du Golfe, monarchies obscurantistes certes, mais aux inépuisables réserves de pétrole.

     Chez les Européens, notre Candide militant démocrate arabe rencontrera des objections moins simplistes mais tout aussi déprimantes, et se heurtera à la notion d’une démocratie à géométrie variable. On lui expliquera avec tout autant de condescendance que « manger est le premier des droits de l’homme », que la prospérité est une condition sine qua non à la démocratisation et qu’il doit donc prendre son mal en patience.

     Et au terme de cet itinéraire intellectuel, notre brave homme tombera dans la plus grave des conditions, qui doit être condamnée et combattue, bien qu’elle soit compréhensible compte tenu des éléments évoqués ci-dessus : je veux parler de la posture passive et victimaire qu’adoptent tant de clercs, dont l’unique exutoire consiste alors à accuser Israël et l’Occident de tous leurs maux, sans trouver le courage d’œuvrer envers et tout pour cet aggiornamento arabo-musulman qui doit être l’objectif numéro 1. On comprend mieux l’accablement qu’ont ressenti tous les authentiques démocrates arabes en apprenant le décès prématuré d’Edward Said, l’un des rares clercs à n’avoir jamais trahi et à avoir, tout en pointant la responsabilité accablante de l’Occident, osé penser contre son propre camp, inciter les Arabes à faire une complète autocritique et été le principal avocat et promoteur de l’aggiornamento tant attendu.[8] 

     L’INANITE DES VISIONS CULTURALISTES

     Toutes ces considérations démontrent que la plus urgente des priorités pour les démocrates arabes et leurs amis occidentaux est aujourd’hui de lutter non pas sur le très incertain terrain diplomatique ou géostratégique, ni bien sûr sur le très miné plan militaire, mais d’investir le champ culturel et de procéder méthodiquement et systématiquement à la déconstruction des visions essentialistes et culturalistes. L’analyse des influences idéologiques qu’ont subies les initiateurs de la guerre d’Irak révèle qu’ils ont été profondément imprégnés par les théories de pompeux et fanfarons « maîtres à penser », qui se sont autoproclamés « spécialistes de la psyché arabe » (The Arab Mind), -si tant est que cela puisse exister-, et qui propagent impunément et quotidiennement des vulgates racistes du type « les Arabes ne comprennent que la force ». Les propos et les méthodes insidieuses de ces « experts » (souvent rémunérés par des think-tanks proches du Pentagone) rappellent curieusement celles des Gobineau, des Houston Stewart Chamberlain, et de tous ceux qui, il y a plus d’un siècle véhiculaient des visions essentialistes qui ont fait le lit d’un antisémitisme dont nous connaissons aujourd’hui les effroyables conséquences.

     La citation d’Amartya Sen placée en épigraphe de cet article me semble fondamentale non seulement car elle réaffirme l’universalité des droits de l’homme mais aussi parce qu’elle vient rappeler l’interpénétration des traditions intellectuelles, l’énorme diversité à l’intérieur de chacune d’entre elles, et les origines plurielles de la démocratie et des droits de l’homme. L’œuvre d’Amartya Sen constitue une remarquable réponse aux déclarations hâtives et jamais exemptes d’arrière-pensées de leaders du tiers-monde comme l’ancien premier ministre du Singapour Lee Kuan Yew ou encore de l’ancien président malaisien Mohammad Mahathir qui usent et abusent de l’argument des différences culturelles, qui est un argument politique, énoncé par des politiques en mal de légitimité et soucieux de couvrir un autoritarisme évident. Cet argument est moralement inacceptable et sociologiquement fallacieux. Ceux qui opposent les « valeurs asiatiques » aux « valeurs occidentales » commettent une double méprise. Ils interprètent mal la pensée confucéenne et établissent une opposition qui n’existe pas entre l’attachement des asiatiques aux valeurs de l’ordre et de la discipline et le respect des droits fondamentaux. Qu’il nous soit donc permis de rappeler que le bouddhisme est l’une des principales sources des idées de liberté, alors que des penseurs « occidentaux » comme Platon et Saint-Augustin n’étaient pas forcément les précurseurs de la pensée démocratique, mais insistaient, comme Confucius, sur l’autorité et le paternalisme. De même pour ce qui est de l’opposition factice entre « valeurs islamiques » et « valeurs occidentales ». Sans doute suffit-il de rappeler qu’à l’époque où Bagdad était la capitale mondiale des Arts, des Sciences et des Lettres, mais aussi de l’érotisme, à l’époque où les poètes du vin arabes et persans composaient des odes à la nudité féminine, la moindre incartade à la morale catholique conduisait des femmes européennes aux bûchers de l’Inquisition.[9] 

     


    [1] Nous regroupons sous cette appellation tous les disciples, ersatz et sous-produits de Bernard Lewis, professeur retraité à Princeton et doyen des orientalistes et des « études moyen-orientales », lequel, aujourd’hui âgé de 88 ans, et bien qu’il avoue ouvertement « ne plus lire les productions récentes depuis plus de 15 ans »,  continue d’être un auteur prolifique d’ouvrages ressassant inlassablement la même thèse, celle d’un monde arabe uniformément décadent, homogène, immuable, et condamné à être « en rage contre la modernité » (sic).

    [2] La paternité de l’expression « Chicken - Hawks », (littéralement faucons - poules mouillées) n’est pas formellement établie. Les journalistes l’attribuent généralement à Ralph Nader. L’expression vise les dirigeants américains qui, bien que n’ayant jamais connu la guerre, bien que n’ayant jamais porté l’uniforme et avoir tout fait pour éviter la conscription, sont les plus bellicistes des va-t-en-guerre et ceux qui ont le moins de scrupules à envoyer des centaines de milliers de jeunes au Vietnam ou en Mésopotamie. Toujours est-il que des journalistes accrédités au State Department soulignent que Colin Powell, seul membre du Cabinet à avoir connu les affres de la guerre, raffole de cette expression et s’en sert constamment en privé pour tourner en ridicule ses collègues faucons comme Dick Cheney.

    [3] Un lobbyiste démocrate, très actif sur le Capitole, a ironisé en soulignant que Wilson, au paradis, a hérité du surnom « La Toupie », tant il s’est retourné dans sa tombe depuis l’intronisation de George W. Bush en janvier 2001.

    [4] Joe Nye est par ailleurs l’inventeur du concept de soft power,

    [5] On conseillera par contre très vivement le remarquable ouvrage de Ron Suskind (Prix Pulitzer), ouvrage dont la source était l’ancien Secrétaire au Trésor Paul O’Neill. Ron Suskind, The Price of Loyalty: George W. Bush, the White House, and the Education of Paul O'Neill, Simon & Shuster, 2004.

    [6] Le concept de citoyen est utilisé dans cet article dans son sens le plus neutre, puisqu’il ne nous viendrait pas à l’idée de contester l’absence flagrante de citoyenneté politique et démocratique dans la quasi-totalité des pays évoqués.

    [7] Rappelons, en cette époque où le débat sur le voile islamique prend des proportions surréalistes, cette phrase-choc: « Le chef de la femme, c'est l'homme (...). Si la femme ne porte pas le voile, qu'elle se fasse tondre. (...) L'homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l'image de la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l'homme.(...) Et l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance. ». Et signalons, pour inciter les uns et les autres à relativiser, que cette phrase n’est pas tirée du Coran, mais de la première épître de Saint-Paul aux Corinthiens !

    [8] Grande consolation, les ouvrages d’Edward Said continuent d’être des best-sellers dans plus de 80 pays. Comme l’écrit le Nouvel Observateur, « L’œuvre d’Edward Said aura atteint un tel degré de puissance et de fluidité, une telle capacité de vitesse et de maîtrise – irrésistible et redoutable mélange qui ne cessera de faire le bonheur de ses adeptes et le cauchemar de ses détracteurs – qu’elle survivra à la mort de son auteur, comme une symphonie survit en silence à sa dernière note. Car cet homme que la part saine du monde arabe appelle «notre fierté, notre géant» ne fut pas seulement un penseur, doté d’une intelligence et d’une culture hors du commun, ce fut aussi un musicien de la pensée. »

    [9] Dans le contexte actuel, ceux qui souhaitent relativiser et prendre la mesure des choses reliront avec intérêt la remarquable histoire de l’antiféminisme chrétien de Guy Bechtel, ouvrage intituléLes quatre femmes de Dieu : La putain, la sorcière, la Sainte, et Bécassine, Plon, 2000.

      Source :http://cyrano.blog.lemonde.fr/2005/02/12/2005_02_entre_laigle_et/

     

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