• Samir Amin, économiste marxiste

    Homme de presse, militant de gauche, politologue et auteur en 2008 aux éditions Lazhari Labter d’un essai remarquable sur le Grand Moyen-Orient, Hocine Belaloufi connaît le travail et les idées de Samir Amin, économiste marxiste 

    de renom qui prônait avant sa mort le 12 août dernier à l’âge de 86 ans la « déconnexion » du système capitaliste, fondamentalement prédateur et inégal comme il l’a montré dans ses nombreux ouvrages.  Dans cet entretien, le journaliste algérien nous explique à grands traits quels sont les éléments distinctifs de la pensée d’Amin, pilier de la pensée antimondialiste,  et pourquoi il est important de le (re) lire à l’aune des transformations actuelles de notre société et de toutes celles d’Afrique, un continent qu’il connaîssait profondément et auquel il a accordé le plus grand intérêt

    Reporters :  Samir Amin et sa pensée économique avaient un sens pour plusieurs générations dans les milieux estudiantins et universitaires algériens. Pourquoi ceux d’aujourd’hui semblent ne pas le connaître ou si peu ? Qu’est-ce qui a changé à l’université ou ailleurs dans le pays pour que ça devienne ainsi ?

    Hocine Belalloufi : Marx expliquait en son temps que les idées dominantes d’une société sont les idées de la classe dominante. Cela signifie que les idées ne flottent pas en l’air, mais ont une fonction sociale. Elles reflètent les rapports de forces politiques dans la société et participent en retour à leur reproduction.

    Les idées de Samir Amin étaient connues des étudiants lorsque le régime algérien, qui n’a jamais été marxiste ni socialiste, s’attelait néanmoins à mettre en œuvre un projet de développement national, c’est-à-dire souverain. C’était au cours des deux premières décennies de l’indépendance, dans la foulée de la lutte de libération nationale. Propager ou, plus exactement, laisser les idées du penseur qui vient de nous quitter se propager pouvait correspondre partiellement aux intérêts des régimes de Ben Bella et Boumediene puisque sa pensée s’inscrivait dans la dynamique de contestation de la domination politique et économique des grandes puissances capitalistes impérialistes menée par ces régimes à travers, notamment, la récupération des richesses nationales, les nationalisations et le développement d’un secteur public, le mouvement des Non-alignés, l’Opep des années 1973, le groupe des 77 voire la Tricontinentale…

    En tant que militant marxiste, Samir Amin était partisan d’une révolution socialiste, de l’instauration d’un Etat socialiste et d’une transition à une société sans classes et sans Etat : le communisme. Mais il avait également compris, et cela le distinguait nettement de beaucoup de penseurs marxistes européocentristes, que l’expansion du capitalisme à l’échelle mondiale ne s’opère pas de façon harmonieuse mais contradictoire. Le développement des pays du Centre ou du Nord implique le sous-développement des pays de la Périphérie, du Sud. C’est le phénomène de la polarisation. La subordination des pays du Sud, le pillage de leurs ressources naturelles et humaines ont conditionné et continuent de conditionner les progrès économiques et sociaux des puissances du Nord. D’abord sous la forme directe du pillage, de la traite des esclaves, de la colonisation… Puis sous celle, indirecte, du néocolonialisme et du rapport de forces économique, politique et militaire.

    Cela signifie que la petite-bourgeoisie nationaliste révolutionnaire (celle des mouvements d’émancipation anticolonialistes) et certaines fractions de la bourgeoisie au pouvoir à la faveur des indépendances (les fractions nationales désireuses de développer chez elles le capitalisme et de profiter elles-mêmes de l’exploitation des ressources et de la main d’œuvre de leurs pays au lieu de les abandonner à des forces étrangères) se trouvent, à certains moments, dans certaines conditions et jusqu’à un certain point, en contradiction avec la bourgeoisie des pays du Centre, les puissances de la Triade impérialiste (celles du G7).

    Ces bourgeoisies dominées pouvaient ainsi trouver dans les idées et propositions de Samir Amin, des arguments, des armes idéologiques et politiques pour résister à la domination des puissances dominantes.

    Mais à partir du moment où ces bourgeoisies sont devenues compradores, c’est-à-dire qu’elles ont renoncé à contester l’ordre impérialiste mondial et à imposer un nouvel ordre économique international, les idées de Samir Amin devenaient encombrantes, voire même dangereuses car elles ne servaient plus que les forces populaires qui continuent, elles, de résister à l’impérialisme et de s’opposer à ces fractions compradores.

    Telles est à mon avis la raison de fond qui explique le déclin des idées de Samir Amin à l’université et dans tout notre pays.

    Le recul des forces de gauche et des forces anti-impérialistes et la dépolitisation relative des masses qui en a découlé ont également contribué à la marginalisation des idées de tous les penseurs progressistes. Ajoutons à cela l’hégémonie de l’islamisme au cours des décennies 1980 et 1990, la dégénérescence de l’école et de l’université dont les élèves et les étudiants ne lisent plus et l’attrait des idées du « monde d’aujourd’hui » (l’individualisme, le consumérisme, le culte de l’argent, l’arrivisme et le suivisme) et l’on comprend le pourquoi du comment.

    Pourtant, Samir Amin est resté de mode comme on dit, et en Afrique en particulier. Il est resté jusqu’à sa mort comme l’une des grandes figures de proue de l’anti-mondialisme et de la pensée économique sur les dégâts du capitalisme mondialisé.  Est-ce que cette pensée et ce débat ont-ils disparu en Algérie et ne concernent-ils plus que certains groupes minoritaires ? Même dans ces groupes, on n’a pas vu de réactions particulières hormis celle, peut-être, d’un Abdelaziz Saoudi qui a repris dans son blog quelques grands entretiens et interventions du penseur…

    La disparition de Samir Amin est trop récente pour permettre à de nombreuses réactions de voir le jour. Mais il est vrai que les idées qu’il portait ne touchent plus aujourd’hui que certains groupes minoritaires. Des groupes de gauche, des anti-impérialistes convaincus qui n’ont pas été aveuglés par le mirage néolibéral dominant à l’échelle planétaire et des intellectuels qui ne peuvent ignorer ses idées, même quand ils ne les partagent pas ou plus. Cela fait effectivement peu de monde en Algérie.

    Pourtant, la société algérienne connaît un processus de polarisation de classe intensif et inégalé depuis l’indépendance. Au sommet de la société, on assiste au renforcement quantitatif d’une bourgeoisie qui affiche sans complexe à la face de la société les signes de sa richesse illégitime, voire illégale. Une bourgeoisie largement compradore. A l’autre pôle de la société, se trouve le prolétariat (ouvriers, employés, enseignants, fonctionnaires, techniciens, chômeurs…) qu’une partie importante des « classes moyennes » paupérisées vient rejoindre (cadres, médecins, ingéni.eurs…).

    Les conditions pour que les idées de Samir Amin et de tous les penseurs progressistes se répandent dans la société sont donc objectivement réunies. Mais le recul des forces de gauche et anti-impérialistes rend pour l’instant difficile l’accès des larges masses à ce patrimoine. En Algérie, et sans doute dans une grande partie du monde, nous vivons une contradiction entre l’actualité objective des idées de gauche et leur inactualité subjective.

    Il ne faut cependant pas se décourager et poursuivre le travail visant à faire connaître ces idées, à les populariser en les reliant à la réalité algérienne d’aujourd’hui. C’est le rôle des partis politiques, des médias, des intellectuels et de tous ceux qui se reconnaissent peu ou prou dans ces idées. Il faut surtout compter sur les capitalistes et les impérialistes pour éduquer, dans la pratique, les opprimés et exploités qu’ils exploitent et dominent sans vergogne.

    Au Sénégal où il vivait et travaillait,  la disparition de Samir Amin a provoqué une vive émotion. Le président Macky Sall qui n’est pas un marxiste ni un marxisant a dit de lui dans son hommage qu’« il avait consacré toute sa vie au combat pour la dignité de l’Afrique, à la cause des peuples et aux plus démunis. Avec la disparition du professeur Samir Amin, la pensée économique contemporaine perd une de ses illustres figures ». Il n’y a pas eu ce genre d’hommage en Algérie qu’il connaissait bien et dont il observait les mutations. Pourquoi ? Y a-t-il un sens politique à y voir ?

    C’est ce que j’expliquai précédemment. Ne regretteront et rendront hommage à Samir Amin que ceux qui puisent dans sa pensée, ses principes, ses positions de quoi alimenter leur combat. Cela peut être le cas de certains dirigeants qui résistent à un moment donné et jusqu’à un certain point au diktat des puissances impérialistes. Ils retiennent de l’œuvre de Samir Amin sa « pensée économique », son refus de la domination étrangère. Cela sera également le cas des forces populaires (partis, mouvements, syndicats, associations…) qui recherchent les voies de l’émancipation économique, sociale, nationale, politique et idéologique et qui pourront se retrouver dans l’ensemble de son œuvre, ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’ils approuveront l’intégralité de ses positions et analyses. En Algérie, le régime a tellement promu le libéralisme, spolié le peuple algérien en le dépossédant (privatisations…) de ce qui lui appartenait ne serait-ce que formellement par le biais de la propriété juridique publique, facilité la corruption à grande échelle et favorisé l’émergence d’une bourgeoisie compradore qu’il ne peut puiser dans l’œuvre de Samir Amin et lui rendre un hommage sincère.

    Si l’on devait résumer la pensée économique de Samir Amin aujourd’hui, ce serait quoi ? Se débarrasser de l’ordre mondial basé sur le capitalisme financier ? En finir avec Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale ? Est-ce cela ?

    La pensée de Samir Amin peut être appréhendée comme une arme à double détente. Elle sert en premier lieu toutes les forces (populaires, Etats anti-impérialistes voire socialistes, régimes capitalistes désireux de préserver leur souveraineté nationale) qui résistent à l’ordre économique, politique, idéologique et militaire impérialiste mondial. Elle les encourage en leur indiquant la voie de la construction de projets de développement souverains. Il s’agit de contester la domination des grandes puissances capitalistes du Nord sur l’industrie et l’agriculture (souveraineté alimentaire), la technologie, les ressources naturelles, le système monétaire et financier, les moyens de communication et d’information et les moyens de destruction massive. Il convient effectivement de combattre « l’ordre mondial basé sur le capitalisme financier [… et les institutions telles que] Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale » et bien d’autres (Banque centrale européenne, Trésor français qui maintient le Franc CFA en Afrique de l’Ouest…). Mais ce combat n’est pas et ne peut être strictement économique car il implique une rupture, un affrontement économique, politique, diplomatique voire même quelquefois militaire avec les Etats impérialistes (complexes militaro-industriels) et/ou à leurs relais régionaux. C’est ce que Samir Amin appelle la déconnexion.

    La pensée de Samir Amin sert en même temps, les forces populaires (prolétaires, semi-prolétaires, paysans pauvres et sans terres…) qui ont compris ou qui doivent comprendre que la remise en cause de l’impérialisme ne pourra être victorieusement menée à son terme qu’avec la fin du capitalisme. Pour Samir Amin, il ne s’agit pas de sortir de la crise du capitalisme, mais de sortir du capitalisme en crise. Car les forces non socialistes qui contestent l’ordre capitaliste mondial tout en construisant le capitalisme dans leur propre pays font face à une contradiction insoluble. A terme et quelles que soient les avancées réalisées, tous les acquis de leur lutte anti-impérialiste sont inexorablement rognés. C’est ce qu’illustre l’expérience du grand mouvement d’émancipation des peuples du Sud au XXe siècle, suivi de l’instauration de régime nationalistes désireux de construire des projets souverains, mais dans le cadre du capitalisme. Après avoir marqué des points, ces régimes ont fini, pour la plupart, par abdiquer. Que peut bien signifier aujourd’hui un Mouvement des non-alignés comptant en son sein l’Arabie saoudite ! ?

    De même que l’expérience pourtant prometteuse de l’arrivée des gauches en Amérique du Sud a fini par échouer du fait de leur incapacité à s’attaquer au capitalisme et pas simplement à la domination impérialiste.

    La pensée de Samir Amin est donc une pensée complexe qui reflète la complexité du monde et l’existence de multiples contradictions qu’il s’agit de prendre en charge sans en occulter aucune. Il existe ainsi une contradiction entre les peuples du Sud et leurs classes dominantes et il existe une autre contradiction entre ces peuples et classes dominantes, d’une part, et les grandes puissances impérialistes mondiales, d’autre part. Samir Amin, à la suite de Lénine et de Mao, considère qu’il convient de prendre en considération les deux contradictions car bien qu’étant de natures différentes, elles contribuent, chacune à sa manière, à mettre en crise et donc à affaiblir le système impérialiste.

    C’est pourquoi, Samir Amin considère que la lutte des bourgeoisies du Sud pour porter un projet de développement souverain et/ou pour défendre la souveraineté nationale menacée par les grandes puissances participe de la stratégie de remise en cause du capitalisme mondial. Participe objectivement, de manière contradictoire, spontanée, limitée et non voulue consciemment, mais participe effectivement à affaiblir l’ordre impérialiste qui n’est pas autre chose que le capitalisme réellement existant.

    Il y a aujourd’hui dans notre pays et chez les élites politiques et économiques  un enthousiasme un peu déçu mais toujours présent pour le capital international. Pour  ce capitalisme, Samir Amin a dit dans ses nombreuses déclarations que, pour lui, l’Afrique n’est considérée  que comme une matière première, une ressource à prendre ;  que pour le système mondial « l’Afrique utile, c’est l’Afrique sans les Africains »,  point.  Jusqu’à quel point a-t-il raison ?

    Vous avez tout à fait raison d’affirmer que nos élites politiques et économiques s’enthousiasment pour le capital international. Ignorant le processus de polarisation mondial entre métropoles dominantes du Centre et pays dominés de la Périphérie, elles rêvent d’une mondialisation heureuse qui permettrait de rattraper le retard en matière de développement. De même Samir Amin avait-il entièrement raison quant à la vision qu’ont de l’Afrique les puissances de la Triade. Il suffit d’observer les multinationales piller les richesses naturelles (pétrole, uranium, poissons, terres rares, mines, terres agricoles…) du Congo, du Niger, du Sahel, de la Côte d’Ivoire, du Nigeria, du Cameroun, de l’Angola, du Gabon, du Sahara occidental et même de la riche Afrique du Sud… ; d’étrangler nombre d’Etats au moyen de la dette ; de compter le nombre, l’ampleur et la permanence des interventions militaires étrangères (Côte d’Ivoire, Libye, Tchad, Mali, Burkina Faso, Centrafrique…) pour maintenir ou placer au pouvoir des régimes fantoches… ; de regarder les bases militaires extra-africaines se multiplier sur le continent… Et de voir la vieille Europe et l’Amérique du Nord récupérer, grâce à « l’immigration choisie » les éléments les plus utiles au développement de  leurs pays.

    Sur le rapport de l’Afrique aux puissances émergentes comme la Chine par exemple, Samir Amin y voit pour le continent une nouvelle relation économique comme l’investissement dans les grandes infrastructures et une marge de manœuvre pour son émancipation politique et économique, mais avec des bémols. Il peut y avoir  selon lui risque  d’aller vers des rapports  de domination identiques à ceux observés entre beaucoup de pays africains et l’Occident et que la planche de salut serait dans la reconstitution  des 77  (77+ Chine)  aux Nations unies…. Y a-t-il intérêt à débattre de la nécessité de la reconstruction de cette ligne ?

    Il y a effectivement intérêt à débattre de la reconstruction de la ligne de résistance afin de répondre aux défis de l’ordre mondial qui sont toujours les mêmes que ceux de la seconde moitié du XXe siècle, mais qui se présentent dans des conditions différentes.

    Le premier pas consiste à comprendre que le développement n’est pas une question technique, n’est pas une question strictement économique, mais relève du combat politique. La polarisation fonctionne comme un vase communicant où le développement d’une minorité de pays implique le non-développement des pays dominés. Elle entrave donc le développement des pays dominés. Il faut se battre pour se développer. C’est ce qu’ont tenté certains régimes nationalistes et/ou anti-impérialistes. Mais la plupart ont échoué, comme l’illustre la régression terrible de l’expérience des quinze dernières années en Amérique latine.

    Il s’agit ensuite de définir des stratégies de lutte au niveau global, comme aux niveaux régional et national. Plusieurs questions se posent. Comment construire des projets souverains au niveau national ? Comment remettre en cause les divers ordres impérialistes régionaux (Monde arabe, Sahel, Amérique latine…) ? Comment bâtir des cadres de contestations globaux du type du groupe des 77, d’un mouvement réellement non-aligné, d’une nouvelle tricontinentale…

    Le troisième volet consiste à déterminer quelle force va diriger ce processus. La bourgeoisie nationale ayant abdiqué et la petite bourgeoisie ayant échoué, à qui peut revenir la responsabilité de diriger ce processus ? Théoriquement aux forces anti-impérialistes anticapitalistes qui sont seules susceptibles de mener à terme ce processus. Mais ces forces se trouvent elles-mêmes dans une situation particulièrement difficile. C’est dire quel chemin il reste à parcourir, quel terrain il conviendra de reconquérir pour remettre en cause l’ordre mondial inique qui nous gouverne.

    Y a-t-il aujourd’hui urgence à lire ou à relire Samir Amin ?

    Plus que jamais, si l’on cherche à comprendre le monde dans lequel nous vivons et trouver des pistes pour le changer. Il convient de lire, relire sans cesse Samir Amin qui relisait entièrement « Le Capital » tous les vingt ans. Et il convient surtout de tenter de mettre ses idées en pratique, sans avoir peur de se tromper.

    Source : http://www.reporters.dz/actualites/grand-angle/item/100059-retour-avec-hocine-belaloufi-sur-la-disparition-de-l-economiste-anticapitaliste-pourquoi-il-faut-re-lire-samir-amin

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