• Refus global et les avant-gardes artistiques

    Refus global et les avant-gardes artistiques

     

     

                                                                     

     

    De Dada au Refus global, les manifestes artistiques et poétiques expriment un rejet de la civilisation marchande. Leur démarche permet de penser une rupture révolutionnaire avec l'ordre existant. 

      

    Louis Gill retrace le parcours des avant-gardes artistiques. Son livre analyse le lien entre révolte artistique et mouvement politique. Selon lui, les avant-gardes passent d’une simple révolte de l’esprit, incarnée par Dada, à l’action politique pour révolutionner la société. 

     

     

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    Révoltes artistiques au Québec

     

    Louis Gill ouvre sa présentation par le manifeste Refus global. Ce texte rédigé par Paul-Émile Borduas est signé par de nombreux artistes québécois en août 1948. Peinture, sculpture, dessin, animation d’émissions de radio ou de télévision, écriture, poésie, théâtre, chorégraphie, danse, photographie médecine et psychiatrie demeurent les activités principales des signataires. Ce manifeste attaque la société québécoise des années 1940. L’ordre social semble sclérosé, étouffant et puritain. Ce texte « est une affirmation de l’absolue nécessité de la liberté et de l’indépendance de la pensée et de la création artistique et littéraire » résume Louis Gill.  

    Contre la domination et l’ordre moral, ce texte s’attache à la créativité et à la sensibilité artistique. « La honte du servage sans espoir fait place à la fierté d’une liberté possible à conquérir de haute lutte », affirme le manifeste. L’échec des révolutions sociales, en Russie et en Espagne, est ensuite évoqué. La religion et la civilisation matérialiste fondent l’ordre social. « Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire » devient l’objectif des signataires. « Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! Place à l’amour ! Place aux nécessités ! », poursuit le texte. Paul-Émile Borduas s’inscrit dans une perspective clairement révolutionnaire de renversement de l’ordre existant pour libérer l’individu. « Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme, libéré de ses chaînes inutiles, réalisés dans l’ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels », affirme le texte. « Nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération », conclue le manifeste.  

    L’indépendance artistique et la créativité doivent détruire les contraintes sociales. Refus global s’inscrit dans la perspective d’une libération générale de la société et des esprits. Mais le manifeste ne se réduit pas à une simple révolution sociale. « Comme si changement de classe impliquait changement de civilisation, changement de désirs, changement d’espoir ! », précise le texte.  

     

    Le manifeste Prisme d’yeux est publié au Québec en février 1848, six mois avant Refus global. Ce texte, rédigé par le peintre Jacques de Tonnancour, est signé par un groupe d’artistes emmenés par Alfred Pellan. Contrairement à Refus global, ce texte ne s’inscrit pas dans une perspective de transformation de tous les aspects de la vie. Prisme d’yeux s’attache à la liberté et à l’indépendance de l’art. Ce manifeste dénonce « l’art de propagande », qui peut inclure la démarche de Refus global 

     

     

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    Dada et la radicalité du négatif

     

    Le mouvement Dada émerge pendant la Première guerre mondiale. Louis Gill décrit une « contestation globale, par l’absurde et le nihilisme radical, d’une société failli qui a mené à la guerre et à la dévastation » pour évoquer ce mouvement. Hugo Ball lit un premier manifeste à Zurich en 1916. Il s’attache à l’inventivité du langage contre toutes les conventions. Ce mouvement artistique diffuse d’autres textes. Tristan Tzara rédige le Manifeste Dada en 1918. « J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis contre les principes », ironise Tristan Tzara. Les manifestes du mouvement dada s’apparentent à des proclamations individuelles et à des provocations destinées à créer la controverse.  

     

    A Paris, le mouvement est incarné par André Breton, Louis Aragon et Paul Eluard qui deviennent ensuite surréalistes. « Vive les concubines et les concubistes. Tous les membres du Mouvement dada sont présidents », écrit Louis Aragon dans un texte à l’humour nihiliste, avant de devenir un stalinien de choc. « Nous avons besoin d’un corps libre et vide, nous avons besoin de rire et nous n’avons besoin de rien », proclame Paul Eluard. Dada attaque la logique et la froide rationalité à travers un humour ravageur qui tourne en dérision les valeurs qui fondent l’ordre social. « DADA ne reconnaissant que l’instinct condamne a priori l’explication. Selon lui, nous ne devons garder aucun contrôle sur nous-mêmes. Il ne plus être question de ses dogmes : la morale et le goût » écrit André Breton 

    Ce mouvement exprime la révolte d’une jeunesse contre les valeurs traditionnelles d’une civilisation qui débouche vers la guerre. « A nos yeux, le champ n’était libre que pour une Révolution étendue vraiment à tous les domaines, invraisemblablement radicale », écrit André Breton. Mais, en France, le mouvement dada semble détaché de la politique. 

     

    En Allemagne, au contraire, l’insurrection spartakiste et le mouvement ouvrier révolutionnaire inspirent la créativité des artistes. Plusieurs membres du mouvement dada participent activement à la révolte sociale dans l’Allemagne des années 1920. Le Comité central des Révolutionnaires dadaïstes de Berlin est créé en 1919. « L’expropriation immédiate de la propriété (socialisation) » devient un de ses mots d’ordre. Mais le Comité s’attache à des perspectives plus originales. « L’établissement d’un conseil consultatif dadaïste dans chaque ville de plus de 50 000 habitants pour la réorganisation de la vie… », comme proposition, donne une tonalité créative à la révolution prolétarienne.  

     

     

                                     

     

    Les manifestes du surréalisme

     

    Le mouvement surréaliste émerge dans le sillage de dada à partir de 1922. André Breton, chef de file du groupe, rédige un premier manifeste en 1924. « Le premier manifeste affirme le rôle nécessaire, aux yeux du surréalisme, de l’imagination et du rêve comme dimensions de la découverte de l’univers, qui ne sauraient se réduire à la logique, à la rationalité et aux perceptions sensibles », résume Louis Gill. Le surréalisme s’appuie sur Freud et sur la découverte de l’inconscient. L’écriture automatique doit permettre de libérer l’esprit, le rêve et l’imagination.  

    Mais ce mouvement littéraire délaisse la politique. La « révolution surréaliste » s’apparente surtout à une révolution de l’esprit. « Le surréalisme n’est pas un moyen d’expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la poésie. Il est un moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble », affirme une Déclaration de 1925. Louis Aragon, avant de devenir stalinien fervent, qualifie même la révolution russe de « vague crise ministérielle ». La révolte surréaliste ne semble pas impliquer l’action politique pour transformer le monde réel.  

      

    Le Second manifeste de 1930 dresse un bilan du mouvement surréaliste. L’écriture automatique est décrite comme une « volonté d’insurrection contre la tyrannie d’un langage totalement avili ». Dans le sillage de Dada, le surréalisme attaque la raison et les valeurs traditionnelles qui fondent l’ordre social. « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion », tranche le Second manifeste.  

    La dimension politique du surréalisme devient très explicite. Ce mouvement se rattache désormais au matérialisme historique et au marxisme. André Breton « estime que nous ne pouvons pas éviter de nous poser de la façon la plus brûlante la question du régime social sous lequel nous vivons, je veux dire de l’acceptation ou de la non-acceptation de ce régime ». Les surréalistes demeurent méfiants à l’égard du Parti communiste malgré leur adhésion en 1927 et leur réflexion marxiste. En 1935, les surréalistes interviennent au Congrès pour la défense de la culture. Ils dénoncent l’attachement à la culture dénuée d’une perspective révolutionnaire. Ils méprisent le réalisme socialiste et l’imposture de la culture prolétarienne. Ils attaquent l’URSS et les intellectuels bureaucrates à son service, à l’image d’Aragon.  

    Mais, si la révolution sociale demeure nécessaire, elle doit s’intégrer dans la perspective d’une révolution de tous les aspects de la vie. « Le problème de l’action n’est, je tiens à y revenir et j’y insiste, qu’une des formes d’un problème plus général que le surréalisme s’est mis en devoir de soulever et qui est celui de l’expression humaine sous toutes ses formes », écrit Breton. En 1946, il rend hommage à Antonin Artaud et propose une perspective radicale. « Me paraît frappé de dérision toute forme d’ « engagement » qui se tient en deçà de cet objectif triple et indivisible: transformer le monde, changer la vie, refaire toutes les pièces de l’entendement humain », tranche Breton.  

     

     

      

    L’art selon Léon Trotsky

     

    Le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant est rédigé en 1938 par André Breton et Léon Trotsky, puis également signé par le peintre Diego Rivera. Ce texte dénonce l’art officiel. Les régimes fascistes et staliniens asservissent l’art et la culture pour imposer leur propagande. Ce texte dénonce également la marchandisation du domaine intellectuel et culturel. Breton et Trotsky se réfèrent au jeune Marx. « L’écrivain doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent », souligne Marx. La liberté doit être totale dans le domaine culturel. « En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière », expliquent Breton et Trotsky. Le dirigeant bolchevique, pourtant autoritaire et planificateur sur le plan politique, préconise un « régime anarchiste de liberté individuelle » dans le domaine artistique. « Ce que nous voulons: l’indépendance de l’art - pour la révolution ; la révolution - pour la libération définitive de l’art », résument Breton et Trotsky.  

    Selon ce manifeste, la créativité ne doit se plier à aucune discipline et à aucune autorité. « Toute licence en l’art ! » devient le mot d’ordre qui résume cette démarche. L’activité intellectuelle ne doit se soumettre à aucune orientation politique. Mais il semble regrettable que Trotsky ne s’attache pas autant à la liberté des travailleurs, qui doivent subir la planification, qu’à celle des artistes.  

      

    Léon Trotsky écrit L’art et la révolution en 1938. Il souligne la dimension subversive de l’art et sa nécessaire articulation avec la révolution. « De façon générale, l’homme exprime par l’art son exigence d’harmonie et de la plénitude de l’existence - c’est-à-dire du bien suprême dont le prive justement la société de classe. C’est pourquoi la création artistique est toujours un acte de protestation contre la réalité, conscient ou inconscient, actif ou passif, optimiste ou pessimiste », écrit Trotsky. Il évoque la récupération de la créativité artistique par la culture bourgeoise. Mais dans le contexte d’une civilisation qui s’effondre, l’art doit se reconstruire et se lier avec la révolution.  

    Trotsky dénonce le réalisme socialiste. Il attaque également la culture prolétarienne puisque l’art révolutionnaire doit lutter pour une société sans classes. En URSS, des fonctionnaires de l’art dressent l’apologie de sinistres bureaucrates. La création ne doit pas être dirigée par un parti ou se soumettre à la discipline bolchevique. Mais les textes de Trotsky influencent peu les initiateurs du Refus global. Au Québec comme ailleurs les écrits du chef de l’Armée rouge subissent la censure et semblent peu connus.  

     

                   

     

    L’héritage des avant-gardes

     

    En 1947, le manifeste Rupture inaugurale est rendu public. Il provient d’un groupe de surréalistes qui rejette le Parti communiste et la mascarade stalinienne. Rédigé par Henri Pastoureau, il est signé par 48 personnes dont André Breton. Le PC est critiqué au nom d’un « attachement indéfectible à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier » que les bureaucrates staliniens méprisent brutalement. Le PC s’englue dans la collaboration de classe avec la bourgeoisie. Le PC ne cesse de trahir la classe ouvrière et de combattre les mouvements révolutionnaires. Les surréalistes refusent de s’embrigader dans un parti. Ils rejettent le « dilemme que l’on retrouve à trop de coins de rue de notre temps, celui de l’inefficacité ou de la compromission ». Ce texte exprime une « offensive grand style contre la civilisation chrétienne » qui influence Refus global 

      

    Le premier manifeste du surréalisme demeure une référence de Refus global. Paul-Émile Borduas s’attache à l’automatisme expérimental qui s’appelle ensuite « surrationnel ». La créativité s’exprime contre la logique rationnelle qui régie l’ordre social, « en dessus des possibilités rationnelles du moment » dit Borduas. Les artistes membres du parti communiste critiquent Borduas et les automatistes. Selon les staliniens l’art doit se mettre au service de la révolution, ou se retrouve alors assigné dans le camp de l’idéalisme petit-bourgeois. Pourtant, les automatistes soutiennent activement les grèves et le mouvement ouvrier révolutionnaire. Mais ils rejettent autant l’étouffoir de la société autoritaire et religieuse que la dictature de la bureaucratie stalinienne.  

    Malgré une critique radicale de l’ordre existant, Refus global semble plus limité dans ses perspectives d’action politique. Le manifeste privilégie une « révolution dans les esprits » qui le rapproche des surréalistes.  

      

    Louis Gill souligne l’apport de la réflexion des avant-gardes artistiques dans le contexte de la modernité marchande et du libéralisme existentiel. Il semble urgent de réactiver le lien entre lutte politique et créativité artistique. « Aujourd’hui, après 30 ans de néolibéralisme, qui ont dramatiquement appauvri la pensée politique, cette préoccupation apparaît comme appartenant à un passé utopiste révolu. Pourtant l’enjeu de l’indépendance de l’art et, au-delà, de l’activité intellectuelle, quelle qu’elle soit, face aux influences économiques et politiques demeurent d’une brûlante actualité dans un monde où toutes les composantes de la vie sociale sont soumises aux lois du marché », souligne Louis Gill. 

    Les normes et les contraintes semblent toujours plus oppressantes. La logique marchande colonise tous les aspects de la vie, jusqu’à la sphère intime. Le néolibéralisme fabrique des citoyens dociles et des salariés adaptables, détruit toute forme d’inventivité pour produire un mode de vie conformiste qui domestique le quotidien. La répression et le contrôle de la subjectivité, des désirs, de la jouissance peuvent renforcer la frustration, mais aussi raviver la révolte et la destruction joyeuse du monde marchand. Dans ce contexte, la libération de l’imagination, de la créativité et des désirs permettent de dessiner d’autres possibilités d’existence pour rendre la vie passionnante.  

     

    Source : Louis Gill, Art, politique, révolution. Manifestes pour l’indépendance de l’art. Borduas, Pellan, Dada, Breton, Rivera, Trotsky, M éditeur, 2012

     

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