• Mahdi Amil l’Antonio Gramsci du monde arabe

    Mahdi Amil (1936-1987)

    Par Mathilde Rouxel

    Mahdi Amil, intellectuel libanais, fut l’un des penseurs marxistes et des activistes politiques les plus importants de son époque. Il est parfois considéré comme étant l’Antonio Gramsci du monde arabe (1) et influença durablement l’idéologie communiste au Moyen-Orient. Il fut un membre influent du comité central du Parti Communiste libanais et s’engagea toute sa vie aux côtés des minorités opprimées.

    Vie et activité

    Mahdi Amil était un pseudonyme pour Hassan Hamdan. Il s’agissait d’un hommage à la Jabal Amil, une montagne peuplée de chiites située au sud du Liban. Né en 1936 à Harouf, un village proche de Nabatieh dans le sud du Liban, il déménagea, enfant avec sa famille, à Beyrouth. Il alla au lycée Al-Maqasid à Beyrouth, puis poursuivit ses études à Paris dès 1956. Il obtint son doctorat de philosophie à l’université de Lyon (2), alors que se développaient dans le monde arabe tant la pensée nationaliste que le communisme. Hassan Hamdan rejoignit d’ailleurs en France un groupe clandestin de communistes arabes, et prit position contre la France alors que la guerre d’Algérie battait son plein (3). Il devint membre du comité central du Parti Communiste libanais à son retour au Liban en 1960 et en 1963, il décida de partir en Algérie, où lui et son épouse, Évelyne Brun, s’attelèrent à la construction d’un nouvel État indépendant. Il travailla en tant que professeur d’Al-Qusantiniyah et écrivit plusieurs articles pour le magazine algérien « La Révolution africaine » (4), notamment sur Frantz Fanon (5).

    C’est l’agitation politique qui s’emparait du Liban qui incita Hassan Hamdan à rentrer au pays. Le deuxième congrès du Parti Communiste libanais se tint en 1968, sous l’égide de Kamal Joumblatt. La ligne du parti fut alors affirmée, en rupture avec la perception soviétique de la question palestinienne au profit d’une résistance et de la construction d’un mouvement nationaliste arabe. A partir de 1970, les grèves se multiplièrent dans le pays ; on retient surtout aujourd’hui la grève de la faim des travailleurs de l’usine Ghandour en 1972 ou encore la grève menée au sud du Liban par l’union des cultivateurs de tabac. C’est d’ailleurs à ce moment-là, par solidarité, que Hassan Hamdan pris son nom de plume – les montagnes de l’Amil étant des régions plongées dans une misère profonde (6). Durant cette grande grève, celui qui devint Mahdi Amil voyagea de ferme en ferme pour expliquer le marxisme et la lutte des classes.

    La guerre éclata au Liban en 1975. Mahdi Amil était alors professeur au lycée pour filles de Saïda, avant de devenir professeur à l’université libanaise à l’institut des sciences sociales, où il enseignait la philosophie, les sciences politiques et la méthodologie. C’est également à ce moment-là qu’il commença à travailler pour le magazine Al-Tareeq, pour lequel il écrivait sous son nom de plume.

    Mahdi Amil fut assassiné en pleine guerre à Beyrouth, en 1987, par des extrémistes issus de sa communauté (chiite), comme le rappelle Georges Labica dans la préface à l’édition française de son ouvrage principal, L’État confessionnel. Le cas libanais (7). Il fut victime des luttes menées par les islamistes contre les communistes – athées – pendant la guerre civile libanaise. Il avait 51 ans.

    Œuvre phare : L’État confessionnel. Le cas libanais (1986)

    Le confessionnalisme est une question qui se trouve au cœur du travail de Mahdi Amil. Il la pose particulièrement dans son ouvrage L’État confessionnel. Le cas libanais (publié initialement en 1986), bâti sur une démarche althusserienne, discutant l’aspect crucial de la « lutte des classes » dans la dynamique des conflits qui déchiraient son pays dès le milieu des années 1970. Comme l’écrivait en 1997 Georges Corm, Mahdi Amil avec cet ouvrage « a tenté de penser le dépassement du système communautaire, décrit comme un mode libanais d’exploitation du pays par sa bourgeoisie » (8). Mahdi Amil tente en effet dans son étude de donner la signification du confessionnalisme en cette période de déchirement, précisant que, selon lui, le confessionnalisme apparaissait comme une « menace [pour] les libertés religieuses en confirmant le caractère politique des communautés confessionnelles » (9). Obstacle à la conception d’une société unifiée, le confessionnalisme appelle selon l’auteur à être réformé. Il s’oppose, par ces idées, à une certaine branche du marxisme, qui voyait dans le pluralisme politique libanais (président de la république chrétien maronite, Premier ministre sunnite, président de l’assemblée chiite) une réponse au racisme : selon Mahdi Amil, c’est cette conception de confessionnalisme qui a amené aux dangereuses dérives qui menèrent à la guerre civile que l’on connaît. Il refuse pourtant également la désignation par d’autres groupes marxistes des chrétiens comme responsables de la guerre – là encore, il s’agirait d’une analyse confessionnelle que Mahdi Amil rejette, lui-même souhaitant conceptualiser la confession comme rapport politique. En ces termes, la confession ne peut être comparée à la classe, qui entretient avant toute chose un concept économique. Ainsi, écrit-il, « l’analyse de classe n’a pas de préférence pour une confession » (10). Comme le note le chercheur Kais Firro, chez Mahdi Amil, les communautés et les confessions doivent être pensées en dehors du medium de l’État : il appelle donc à la séparation des conceptions religieuses et politiques de l’État confessionnel en place au Liban afin de pouvoir retrouver une lecture marxiste de la société libanaise – la domination économique de la bourgeoisie, et le système politique, idéologique et constitutionnel qui permet à la bourgeoisie de conserver sa domination (11). Cette conception gramscienne d’une lutte contre le régime confessionnel comme point de départ d’une transformation socialiste du Liban, relativement nouvelle et loin des lectures orientalistes de la situation libanaise, a fait tout le succès de cet ouvrage.

    Mahdi Amil écrit également de très nombreux articles et ouvrages critiques de conception marxiste. En 1974, dans Conflit de civilisation arabe ou conflit de bourgeoisie arabe ?, il écrivait ainsi que la Nahda (mouvement de « renaissance » intellectuelle dans le monde arabe à partir des années 1930) avait échoué en raison du fait qu’elle a été construite et guidée par une bourgeoisie ayant pris le pouvoir pendant le colonialisme. Selon lui, une culture d’une nouvelle forme ne pourra naître que d’une révolution prolétarienne. Il entre en débat avec le philosophe Edward Saïd sur la question marxiste dans un ouvrage intitulé Marx et L’orientalisme d’Edward Saïd : intelligence pour l’Ouest et passion pour l’Est ? (1985). Sur une centaine de pages, Amil pointe quelques problèmes dans l’interprétation de la philosophie marxiste par Edward Saïd dans son ouvrage phare. Il lui reproche notamment de définir l’« Ouest » sans prendre en compte les distinctions de classe – et donc de ne pas considérer la perception de l’Orient par les classes paupérisées ou illettrées (12). Ce livre témoigne de l’importance capitale de Mahdi Amil dans le débat intellectuelle de son époque, et dans la pensée marxiste, dont il défend la méthodologie dans chacun de ses écrits.
    Par-delà les essais, Mahdi Amil écrit également deux recueils de poésie en langue arabe, qu’il signe sous son vrai nom, Hassan Hamdan.

    Ses livres, rédigés en langue arabe, sont encore édités et largement diffusés de nos jours. Son influence est encore aujourd’hui considérable – en témoigne le choix des jeunes révolutionnaires tunisiens, en 2011, de représenter son portrait sur les murs de Tunis, comme un hommage aux luttes passées.

    Bibliographie selective (13) :

    - Introduction théorique à l’étude de l’influence du socialisme sur le mouvement national de libération (1972).
    - Conflit de civilisation arabe ou conflit de bourgeoisie arabe ? (1974).
    - Théorie dans la pratique politique : recherche sur les causes de la guerre civile libanaise (1979).
    - Introduction à une critique du confessionnalisme : la cause palestinienne dans l’idéologie de la bourgeoisie libanaise (1980).
    - Marx dans L’Orientalisme d’Edward Saïd : intelligence pour l’Ouest et passion pour l’Est ? (1985).
    - Le processus de l’école de pensée d’Ibn Khaldoun (1985).
    - L’État confessionnel. Le cas libanais (1986).

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