• Lettres d'Alger

    Le Publiciste, 15 et 21 prairial an 8

    Lettre sur Alger.

    D'Alger...

    Ne vous attendez pas, mon ami, à recevoir des observations sur le gouvernement de ce pays : ce n'est pas que je n'en aie quelques unes à vous communiquer ; mais je vous dirai, comme Cicéron à Atticus : Mihi quædam occurunt, sed ea coram..... (J’ai bien quelque chose à dire ; mais je le réserve pour le tête-à-tête. )

    Les états d'Alger sont habités par différentes races d'hommes, aussi distinctes par leur figure, leurs mœurs, leur langage, que par leur origine. On y voit des Arabes, sujets du dey, et d'autres qui ne le sont pas. Tous se distinguent des habitants du pays par un langage différent, par une fierté et une rudesse de mœurs extraordinaires, et surtout par un goût extrême d’indépendance. Leurs troupeaux font toutes leurs richesses. Rarement sortent-ils des bois ou descendent-ils des montagnes ; et, lorsqu’ils paraissent dans la plaine, ce n’est jamais qu’en prenant les plus grandes précautions pour se mettre à l’abri de toute surprise. Ils ont un chef particulier, qu’ils appellent sheick, et qui est, à la fois, leur juge, leur docteur et leur général. Cette classe d’arabes devient tous les jours moins nombreuse : la politique des deys s’attache à empêcher leur accroissement, et dans cette vue, on ménage extrêmement les Arabes sujets, afin de leur ôter toute idée de se joindre aux indépendants.

    On ne compte guère plus de 150 noirs vendus chaque année comme esclaves dans le pays. Les négresses sont employées par leurs maîtres aux travaux domestiques. Quelquefois elles deviennent leurs maîtresses, et même leurs épouses, ce qui pourtant est extrêmement rare. Il arrive aussi que la première éducation des enfants leur est confiée, mais les parents ont presque toujours lieu de s’en repentir.

    Les nègres ne sont pas très malheureux chez les Algériens ; ils jouissent d'une assez grande liberté, et la loi les mettrait à l’abri de tous mauvais traitements, si elle était exécutée ; mais cela est impossible. Ni les chrétiens, ni les juifs, ne peuvent avoir pour esclave un nègre qui s’est fait mahométan. D’ailleurs, il est des circonstances solennelles, telles qu’une fête, un mariage, surtout une mort, où les nègres obtiennent gratuitement leur liberté.

    On distingue parmi les chrétiens esclaves deux classes différentes, les esclaves prisonniers et les esclaves volontaires. Les premiers, en sortant du vaisseau, sont, avant tout, conduits au dey, qui choisit parmi eux ceux qui lui conviennent ; les autres sont vendus sur la place publique à l’enchère.

    Les personnes marquantes de l'équipage pris, le capitaine, le chirurgien, etc., sont traités communément avec plus d'égards que les autres ; cependant ils travaillent comme eux dans les ateliers de la marine, et la nuit, on les renferme avec eux dans les bagnes. Les femmes et les enfants restent ordinairement attachés au service intérieur du palais, ou sont achetés par des particuliers qui les emploient chez eux aux mêmes fonctions. Les prisonniers de première distinction appartiennent de droit au dey, qui, presque toujours, leur permet de s’établir chez quelque chrétien libre.

    Les esclaves volontaires  sont tous déserteurs d'Oran et de Masalquivir. Il y a parmi eux des hommes de toutes les nations ; et l'on peut dire qu’ils en sont la lie. La plupart, sortis de leur pays pour se soustraire à la justice des lois, devenus depuis soldats en Espagne, ont été condamnés pour des crimes nouveaux à passer le reste de leurs jours dans la forteresse d’Oran, d’où ils s’échappent, quand ils le peuvent, préférant l’esclavage d’Alger à l’horreur des cachots espagnols. J’ai trouvé parmi eux, dit notre voyageur, des Allemands, des Français, des Italiens, quelques Anglais, des Suisses, des Portugais, des Polonais, des Prussiens, mais de ceux-ci en petit nombre. Je n’y ai vu aucun Hollandais, ni Danois, ni Suédois, ni Russe. Tous ces hommes, devenus plus vils encore dans l’esclavage, ont acquis au plus haut degré toute l’impudence et le calme de la scélératesse, surtout ceux qui sont parvenus à un âge avancé. Les jeunes conservent du moins les apparences du remords, et laissent entrevoir quelque désir de pouvoir, en recouvrant la liberté, expier, par une conduite moins coupable, les crimes dont ils se sont souillés.

    On a beaucoup exagéré les mauvais traitements que les esclaves ont à essuyer. Il est faux qu'on exige d'eux des travaux au-dessus de leurs forces et leur nourriture n'est pas trop mauvaise. Ce qu’il y a de plus cruel pour eux, est d’être renfermés toutes les nuits dans les bagnes, où l’air empesté et la malpropreté de toute espèce rendent le séjour souvent mortel et toujours très malsain. Ceux des esclaves que leur éducation et leurs sentiments distinguent des autres, éprouvent, outre cela, le dégoût de se trouver confondus parmi les plus vils scélérats. Ceci ne regarde que ceux qui, devenus esclaves publics, sont employés dans les ateliers de la marine.

    La conditions des esclaves vendus à des particuliers est beaucoup moins malheureuse. Quelquefois des chrétiens libres obtiennent, en consignant comme caution une certaine somme, la permission de prendre chez eux quelques esclaves dont ils font leurs domestiques. Ceux de ces domestiques qui ont de l’intelligence parviennent à amasser quelques fonds, au moyen desquels ils deviennent aubergistes ou marchands de vin ou d’eau-de-vie dans les villes, et finissent quelquefois par se faire une fortune assez considérable.

    Il est rare que les esclaves volontaires recouvrent leur liberté, à moins que le gouvernement de leur nation ne les rachète en masse. Ce fut ainsi qu’en 1784 celui de France délivra tous les esclaves français. Quelques-uns ont essayé de se soustraire à l’esclavage par la désertion ; mais il est presque sans exemple qu’aucune tentative de ce genre ait réussi.

    Au reste, le nombre des esclaves de toutes classes est aujourd'hui bien moins considérable à Alger qu’il ne l’était autrefois. En 1788, on n’y en comptait que 800 : il est vrai que 700 ou environ venaient de périr, à cette époque, victimes de la peste. (la suite dans une des prochaines feuilles).

     

    Suite des lettres d'un voyageur, sur les états d'Alger.

    Les juifs sont en assez grand nombre dans ce pays ; ils y vivent comme partout dans la plus profonde abjection. Pour les distinguer du reste des habitants, on exige que l'étoffe dont ils se revêtissent soit d'une couleur particulière, extrêmement foncée. Il leur est défendu de paraître à cheval dans les villes ; ils ne peuvent acquérir aucune propriété en terres. Un Maure peut impunément les maltraiter ; la loi leur interdit toute défense, à moins cependant qu'ils n'aient obtenu à prix d'argent la protection d'un naturel puissant du pays ou de quelque consul. Les affaires qui les concernent comme juifs, sont réglées par un magistrat choisi entre eux, qu'ils appellent roi.

    Ils ont un usage bien étrange relativement au mariage : les enfants sont promis par les parents, dès le berceau, et mariés à l'âge de quatre ou cinq ans ; trois ou quatre ans après, ils vivent ensemble comme époux.

    On compte aujourd'hui environ neuf à dix mille Turcs dans les domaines d'Alger ; ils sont les nobles du pays et possèdent toutes les charges. Aussi cherchent-ils à tenir les naturels dans un état d'ignorance et d'avilissement qui assure leur soumission. Pour être réputé Turc, il faut être né dans les états du grand-seigneur, de parents mahométans. Ceux qui sont déjà établis dans les états d'Alger cherchent à attirer le plus grand nombre possible de leurs compatriotes dans un pays où il leur est important d’être en force pour jouir plus sûrement des avantages immenses que la loi leur accorde. Ils ont à cet effet plusieurs places de recrutement : Smyrne et Alexandrie sont les principales. C’est là surtout que tous les autres moyens de séduction sont employés. Ceux qui y cèdent le plus communément n’y ont pas grand mérite, étant pour la plupart des hommes souillés de crimes; ces transfuges trouvent à leur arrivée que les effets ne répondent pas aux promesses qu’on leur a faites. Le plus grand nombre reste assez longtemps dans une position assez voisine de la misère. Ceux d’entre eux qui n’ont aucune industrie et qui ne veulent pas se contenter de la paie et de l’existence de soldat, se répandent dans les campagnes où ils exercent un brigandage sur lequel le gouvernement est forcé de fermer les yeux.

    Les Turcs se croient fort au-dessus des maures, des chrétiens et des juifs ; on ne peut cependant les accuser d'intolérance. Ils sont en général ignorants, paresseux, jaloux à l'excès, et surtout très adonnés au plaisir, mais en même temps pleins d'honneur, de courage et de loyauté ; l'inaction est pour eux le souverain bonheur. Étendus nonchalamment sur des tapis, ils y passent des journées entières dans la même position. Là, tout leur temps se partage entre le plaisir de fumer, de prendre du café, de parfumer leur barbe, et les délices d’un sommeil embelli de songes voluptueux, que leur procure l’usage de l’opium. Telles sont les jouissances du riche ; et celles du pauvre sont à peu près les mêmes : la seule différence est que l’un les trouve chez lui, et que l’autre va les acheter dans un café. Les plus actifs d’entre eux sont ceux qui, pour charmer leur inutilité, vont dans les rues, jouir du plaisir d’observer les passants. Leur amour pour les femmes tient de la fureur ; quand ils ne sont pas auprès d’elles, leur plus grand plaisir est d’en parler ; et la jalousie les porte souvent à commettre les plus grands crimes. Au reste, les moyens de vigueur qu’on leur suppose n’existent effectivement que chez quelques uns, mais à un degré en effet très remarquable ; mais cet avantage n’est pas de longue durée. Il est dans la nature d’abuser de la force, et en général les Turcs jouissent de trop bonne heure de tous les plaisirs pour en jouir bien longtemps .

    Une parcimonie qui tient de l'avarice, est le défaut le plus commun à ce peuple ; on doit l'attribuer à l'état de misère dans lequel les Turcs ont vécu d'abord. Une excessive économie leur devient dans la suite presque nécessaire. J'ai dit qu'ils étaient fort tolérants ; on a vu des maîtres exiger de leurs esclaves chrétiens la plus grande exactitude à remplir les devoirs de leur religion. Ils méprisent fort les renégats, qui sont ici en assez grand nombre.

    Il y en a ici de deux espèces, les chrétiens et les juifs. Les mahométans dévots pensent que ceux-ci feraient mieux, avant de se réunir à eux pour laver leur tâche originelle, d’embrasser préalablement le christianisme. Il y a en général parmi les juifs plus d’hommes que de femmes qui suivent leur religion : les motifs de ceux-ci sont le plus souvent l’ambition ou l’intérêt, rarement la persuasion : et en effet, ceux d’entre eux qui ont des talents et des moyens d’intrigue, finissent ordinairement par faire une fortune brillante. L’amiral actuel de la flotte algérienne est un renégat juif. Ceux de cette religion sont plus communs que les renégats chrétiens. Au reste, les uns et les autres deviennent tous les jours plus rares, les Turcs n’étant plus en général assez dévoués à leur religion pour lui faire le sacrifice de leur propriété, en rendant la liberté à leurs esclaves. D’ailleurs, ils commencent à se convaincre que rarement on renonce à sa religion par d’autre motif que l’intérêt.

    Source :http://www.1789-1815.com/alger.htm

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