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Le vrai probleme de la Casbah .Les Habous Partie 2
Huile .Tolba.Mohamed Aib.santodji bologhine saint eugene tchalba arapede
« Le habous, le domaine public et le trust »
Article paru dans la REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ N° 2-2005
INTRODUCTION
Les biens habous ou wakfs constituent une institution tout à fait originale, inventée par le droit islamique[2]. Même si aujourd'hui ces biens connaissent un net déclin, à cause surtout de leur détournement à des fins privées, de leur déprédation, de leur mauvaise gestion et d'entretien et on s'en préoccupe très peu, de nombreuses études[3] leur sont consacrées soit directement, soit sous des aspects qui les recoupent. Mais ces écrits, dont l'éclairage est sans doute significatif, se bornent très souvent à exposer l'économie générale du habous et les principes qui le sous-tendent, tels que prévus par la chari'a (droit) islamique,[4] sans s'interroger sur sa portée réelle et ses limites. Inutile donc d'insister outre mesure sur ces principes qui apparaissent, somme toute, largement traités. Le problème du habous ne se poserait donc pas en termes nouveaux si le législateur algérien n'avait pas eu la curieuse idée de lier, pour le meilleur et pour le pire, le sort des biens habous à celui du domaine public ; ce qui ouvre ainsi la voie à une conception de ce dernier tout à fait inédite. C'est bien pourquoi la question du habous, avec pour toile de fond le domaine public, ne manque pas d'intérêt et mérite de retenir l'attention.
Une lecture sommaire des textes relatifs aux biens publics, promulgués de l'indépendance à nos jours, montre, en effet, que les biens habous ont constamment été protégés par les attributs de la domanialité publique et, particulièrement, par la règle bien connue d'inaliénabilité. Pourtant, bien que le habous public ait toujours constitué une dépendance domaniale en droit positif et que des ressemblances entre les deux institutions rapprochent, en effet, l'une de l'autre, elles ne sauraient se confondre tant que des différences de fond les distinguent. Une analyse plus rigoureuse n'aura, sans doute, pas beaucoup de peine à établir que le habous s'écarte sur nombre d'aspects du domaine public. Ce dernier, issu des systèmes romano-germaniques, s'éloigne du habous qui est l'œuvre d'un tout autre système juridique qu'est le droit islamique. Le habous présente suffisamment de traits propres qui laissent plutôt à penser qu'on est en présence d'une institution sui generis, plus proche de la notion anglaise de « trust » ou de la notion allemande de « Stiftung », c'est-à-dire de la fondation en droit français, que du domaine public.
I/ Le habous : une institution domaniale
De l'examen à la fois des dispositions statutaires relatives au habous, de son régime juridique et de certains écrits qui lui sont consacrés, on s'aperçoit, en effet, que les arguments ne manquent pas à l'appui de la thèse de la nature domaniale de cette institution. Mais avant d'aborder cet aspect peu exploré de la problématique du habous, il importe d'abord d'évoquer brièvement la signification de ce concept.
A/ La signification du Habous
L'institution juridique que l'on qualifie de biens wakfs, principalement dans les législations du Moyen-Orient et de biens habous dans les États du Maghreb[5], trouve son origine dans un hadith[6] du prophète rapportant une directive qui prévoit l'immobilisation d'un fonds de sorte qu'il ne soit ni donné ni vendu, et que ses revenus reviennent à l'aumône. Autrement dit, il s'agit d'un bien placé hors de la sphère du commerce et à l'abri de toute aliénation en raison de sa finalité d'intérêt général. Avant d'analyser son régime juridique, encore faut-il auparavant tenter de saisir les principes servant à le définir (1) et les éléments qui le composent (2), indispensables à la compréhension de ce concept.
1/ la définition du habous
Tout d'abord une remarque préalable s'impose quant au fondement du habous : contrairement à une idée répandue selon laquelle ce dernier prend sa source dans les préceptes révélés, recueillis par le livre sacré (Coran), cette institution singulière du droit islamique est l'œuvre du fiqh[7] dont le caractère est très largement doctrinal, et non révélé. En effet, une grande partie des règles du fiqh, à l'exemple justement de celles du habous, ne résultent pas de la parole même de Dieu, mais plutôt des interprétations diverses que les exégètes de l'islam en ont tirées pendant les premiers siècles de l'hégire. Dans le cas particulier du habous, on ne lui trouve, il est vrai, nulle trace dans le texte sacré pour la simple raison qu'il est issu, ainsi que rappelé ci-dessus, d'un hadith qui autorise l'affectation à perpétuité d'un bien mobilier ou immobilier à une œuvre pieuse ou d'utilité publique.
On raconte que Omar Ibn El Khettab[8] aurait demandé au prophète ce qu'il pouvait faire de sa terre pour être agréable à Dieu. Le prophète aurait répondu : « Immobilises là de façon à ce qu'elle ne puisse être ni vendue, ni donnée, ni transmise en héritage et distribues en les revenus aux pauvres »[9]. C'est par la suite que cette directive du prophète a été développée et systématisée par le fiqh au 2e siècle de l'hégire. Conformément à l'interprétation - ayant une valeur normative en droit islamique - que les grands maîtres de l'islam ont donnée à ce hadith, le bien désigné doit être consacré à une œuvre pieuse ou à une fondation d'intérêt général, sans limitation de durée. Mais il est admis que l'on garde le droit d'attribuer l'usage (ou seulement l'usufruit) de ce bien aux personnes de son choix, et éventuellement à soi-même selon la doctrine hanéfite[10]. Les modalités particulières de son fonctionnement ont été codifiées en Égypte, à la fin du XIXe siècle, par Mohammed Kadri Pacha, sous le titre de Code du Wakf.
Le habous, contrairement à ce que sa qualification peut faire croire, n'est pas uniforme ; on distingue deux sortes de habous : l'un est public et l'autre est privé[11]. Lorsque le donataire du bien est une fondation pieuse ou d'intérêt général (confrérie religieuse, mosquée, école, cimetière...) et qu'il y a coïncidence entre le moment de la donation et le moment de l'appréhension du bien, on est en présence d'un habous public (Kheiri). En revanche, il y a habous privé, appelé aussi habous de famille (Ahli), lorsque la donation est faite alors que l'appréhension est retardée en raison de l'existence d'héritiers ; la donation est soumise dans ce cas à une condition suspensive. Le transfert de propriété du bien habous n'aura lieu qu'a l'extinction des dévolutaires intermédiaires. Le habous devient, dès lors, public et est administré par un mandataire appelé Nadhir. Le donateur se dessaisit alors tant du droit de propriété que de l'usufruit, car le bien est aussitôt frappé d'une insaisissabilité et d'une inaliénabilité, sauf en cas d'indigence du dévolutaire intermédiaire ou lorsque le bien ne répond plus au but de son affectation.
En Algérie, l'institution wakf ou habous existait depuis fort longtemps ; elle était déjà bien connue du temps de la régence turque, de la colonisation française, et surtout depuis l'indépendance, puisqu'elle fait régulièrement, à partir de 1962, l'objet d'une réglementation[12]. Loin de disparaître, cette institution se trouve aujourd'hui bien renforcée, étant donné que, d'un côté, l'actuel gouvernement comprend bien un Ministère des affaires religieuses et des biens habous[13]. De l'autre, celui-ci puise son fondement directement de la loi fondamentale « Les biens "wakf" et les fondations sont reconnus ; leur destination est protégée par la loi »[14]. Sa définition en droit positif ne diffère pas de l'interprétation dominante donnée par le fiqh, c'est-à-dire l'acte par lequel « est rendue impossible l'appropriation d'un bien de façon perpétuelle pour en attribuer l'usufruit aux nécessiteux ou à des œuvres de bienfaisance »[15].
2/ L'étendue du Habous
terres cultivables ressortissait aussi au habous. De même qu'en Tunisie, en 1883, les biens habous représentaient le tiers des surfaces agricoles[16]. À en croire Youcef Djebari, l'Egypte et la Tunisie étaient même arrivées, à un moment, à être constituées essentiellement en habous[17]. Le secret de ce succès par une utilisation abondante du habous paraît fort simple : son utilité sociale était alors évidente, en ce sens qu'il avait longtemps permis aux citoyens de combler le déficit des services publics en matière d'édifices religieux, d'établissements scolaires, de bienfaisance... Dans les sociétés du monde musulman du VIIe siècle et des siècles suivants où les services publics et, plus généralement, l'administration, étaient encore très peu développés, on imagine aisément ce que le habous a pu fournir alors comme prestations[18] : enseignement, santé, agriculture, culte, adductions d'eau, fontaines, abreuvoirs...
Ces différents services, mis à la disposition des populations grâce au habous, ont été rendus possibles parce que ce dernier était constitué d'une quantité de biens aussi variée que nombreuse. En effet, le habous recouvrait un nombre important de biens, comme les lieux de cultes, les cimetières et mausolées, les meubles et les immeubles dépendant des lieux de culte, les biens constitués en biens habous au profit des associations religieuses, des institutions et des œuvres religieuses, les habous privés dont le dévolutaire n'est pas connu[19]... De même qu'il s'était étendu aux maisons, jardins, arbres (palmiers), parcelles de terre avec les bâtiments, animaux et récoltes sur pied qui s'y trouvent, mais également des biens meubles (livres pour une mosquée ou une école, sommes d'argent, dons en tous genres pour le djihad etc.).
En Algérie, en plus des édifices du culte, de nombreuses terres, comme certaines qui ont été nationalisées pendant la décennie soixante-dix dans le cadre de la révolution agraire, appartenaient, à en croire le Ministre des affaires religieuses,[20] au habous. Le ministre précise que 50 % du vieil Alger revient en principe au domaine habous[21], et sur tout le territoire il estime à près de 10 000 biens immobiliers appartenant au habous[22].
Cette affirmation peut paraître excessive, mais elle se trouve bien confirmée par l'étude de Abdeldjelil Temimi sur les biens habous « au nom de la grande Mosquée d'Alger » [23]. La recherche en question s'appuie sur un inventaire des biens habous dressé par l'administration française. Quelques années après la colonisation, l'administration a chargé Mohamed Khoudja de recenser tous les biens appartenant au habous de la grande mosquée d'Alger durant la période qui va de 1540 à 1841 en vue de les affecter à l'administration du domaine. La décision d'annexer ces biens par l'État français était prise, semble-t-il, pour sanctionner le recteur de cette mosquée, Mustapha Ben El-Kebabti, soupçonné de mener des activités subversives contre la présence française en Algérie[24].
Si l'on devait se fier à cette étude, le habous occupait à cette époque une place de premier choix dans le système de propriété dans la région d'Alger ; et rien, a priori, n'autorise à penser que les choses se présentaient différemment dans les autres régions du pays. D'après ce rapport la grande mosquée d'Alger détenait en habous 125 maisons, 3 fours de boulangers, 107 viagers, 39 boutiques et 19 vergers[25]... Les revenus que lui procuraient ces biens étaient très élevés et viennent juste après ceux de la Mecque et de Médine ; ils permettaient ainsi de prendre en charge nombre de professeurs, instituteurs, étudiants, muftis et cadis ainsi que de nombreux fonctionnaires. C'est donc leurs utilités financières fort importantes qui étaient, en réalité, à l'origine de leur annexion par l'administration française. Par l'arrêté du 8 septembre 1830 du maréchal Clauzel, les biens habous ainsi que les biens beylick, les biens du Dey...ont été affectés au domaine de l'État[26]. Pourtant la convention du 5 juillet 1830 imposait à la France de respecter la religion musulmane et par conséquent le statut des biens et des personnes qui lui est lié. Tel n'était manifestement pas le cas.
En tout état de cause, c'est bien cet arrêté qui a inauguré, en quelque sorte, la politique de « domanialisation » du habous qui va s'étaler sur toute la période coloniale et qui ne sera pas interrompue à l'indépendance, puisque les biens habous ont toujours constitué, jusqu'ici, une dépendance du domaine public en droit algérien. Mais la réforme de décembre 1990[27] semble, cette fois-ci, vouloir prendre ses distances vis-à-vis de ces biens, puisque la loi domaniale n'y a fait aucune allusion, alors qu'ils ont bien fait l'objet d'une disposition dans le code du domaine de 1984. Ce dernier les a d'ailleurs rangés dans le domaine public artificiel : « Relèvent du domaine public artificiel notamment (...) les édifices du culte et leurs dépendances ainsi que les biens déclarés habous publics »[28]. Alors faut-il en déduire que ces biens ne constituent plus une dépendance du domaine public, du fait qu'on n'en trouve plus de trace dans la récente loi domaniale ?
B/ Le fondement domanial du habous
Pour vraisemblable qu'elle soit, cette hypothèse repose cependant sur des déductions un peu hypothétiques, puisqu'elle se limite aux seules dispositions de la loi domaniale sans aller au-delà, et elle conduit de ce fait à évacuer trop rapidement le problème. Au moins trois arguments, tant sur le plan du droit positif (1) que sur les plans doctrinal (2) et domanial (3), peuvent être avancés pour écarter cette hypothèse.
1/ l'argument positiviste
Par l'argument positiviste, il convient d'entendre l'identification des dispositions juridiques consignées dans plusieurs textes qui traitent des biens habous en leur assurant une protection analogue à celle concédée aux biens du domaine public.
Tout d'abord, bien que le législateur n'ait pas jugé utile d'insérer les biens habous dans la loi domaniale de décembre 1990, ils ont pourtant bien fait l'objet d'une réglementation sui generis. La loi égyptienne de 1946 sur le wakf a servi, en la matière, de modèle à de nombreuses législations des pays arabes, comme la loi libanaise de 1947 sur le wakf ou la loi syrienne de 1949... Au même titre que certaines dépendances du domaine public, comme les ressources hydrauliques, les hydrocarbures ou encore les sites historiques, archéologiques..., les biens wakfs sont régis par des textes qui leur sont spécialement consacrés[29] et d'autres qui les abordent simplement par ricochet[30].
Or, il en ressort que cette catégorie particulière de biens est protégée par les attributs de la domanialité publique et, particulièrement, par la règle d'inaliénabilité. Ce principe, fort bien connu du régime de la domanialité publique, était déjà établi dès la promulgation du premier texte relatif au habous, datant de 1964, qui dispose clairement : « Les biens habous ou wakfs sont des biens inaliénables mis hors du commerce par la volonté du constituant, et dont les revenus sont affectés irrévocablement à une œuvre charitable ou d'intérêt social »[31]. La loi d'avril 1991 sur les biens wakfs abonde dans le même sens et confirme parfaitement l'inaliénabilité de ces biens « Nul ne peut aliéner l'essence du wakf, objet de jouissance, de quelque manière que ce soit : vente donation ou désistement au profit d'une tierce personne »[32] ou encore « Le wakf est l'acte par lequel est rendue impossible l'appropriation d'un bien en son essence, pour toute personne, de façon perpétuelle... »[33].
C'est là une définition qui ne diffère pas de celle livrée par le code de la famille qui confirme, par la même, le caractère inaliénable du wakf « La constitution d'un bien de mainmorte ( wakf) est le gel de propriété d'un bien au profit de toute personne à perpétuité et sa donation »[34]. L'incessibilité des biens habous est encore réaffirmée par la loi d'orientation foncière de 1990 qui énonce que « les biens rendus inaliénables par la volonté de leurs propriétaires pour en affecter la jouissance à titre perpétuel au profit d'une œuvre pieuse ou d'utilité générale, immédiatement ou à l'extinction des dévolutaires intermédiaires qu'il désigne, constituent des biens wakfs »[35]. Si l'argumentation conduite jusque-là sur de simples arguments de textes paraît tout à fait convaincante, elle trouve dans la doctrine d'indéniables points d'appui.
2/ l'argument doctrinal
La thèse de la nature domaniale des biens habous a rallié les suffrages d'un important courant de la doctrine ; ce courant a convoqué quasiment les mêmes arguments, qui gravitent tous autour de la finalité d'intérêt général du habous, pour en apporter la preuve. De Ahmed Rahmani à Ghaouti Benmelha, en passant par Hélène Vandevelde et Abdelfattah Eddahbi, tous ont observé que les biens en question bénéficient bien de la protection par la puissante règle de l'inaliénabilité, pour la simple raison qu'ils poursuivent un objectif d'intérêt public. Sans être la propriété de l'État, les biens habous, en raison de leur affectation à une œuvre pieuse ou d'intérêt social, sont soumis aux règles de la domanialité publique, explique Ahmed Rahmani[36]. Au tour de Ghaouti Benmelha d'affirmer que les biens habous sont « inaliénables, imprescriptibles et échappent au gage des créanciers futurs et même présents... »[37]. Le terme habous ou wakf désigne en droit islamique, selon Hélène Vandevelde, les biens immobilisés, c'est-à-dire rendus inaliénables par la volonté du donateur au profit de fondations pieuses ou d'utilité publique[38].
À l'instar de la Tunisie qui a aboli les wakfs publics et privés, dès 1956[39], et a classé leur patrimoine parmi les biens de l'État, en Algérie les biens wakfs ont fait l'objet de mesures de nationalisation dès les premières années de l'indépendance. Le patrimoine wakf a été rangé, selon Ramdane Babadji,[40] dans la masse des biens domaniaux. Abdelfattah Eddahbi n'en pense pas moins lorsqu'il souligne que la nature domaniale du habous, au Maroc, pendant la domination française ne fait pas de doute ; il considère que ces biens sont protégés, au même titre que les biens du domaine public, par les règles d'inaliénabilité, d'insaisissabilité et d'imprescriptibilité[41].
Dans le même ordre d'idées, Pesle Octave faisait remarquer, dès 1958, à propos du habous en droit marocain, que son fondateur « concède en quelque sorte cette mosquée, ce pont... au domaine public »[42]. C'est en effet le dahir[43] de 1912 - coïncidant avec le début du protectorat français sur ce pays - qui a marqué la doctrine marocaine en l'espèce consistant à classer désormais le habous public dans les dépendances du domaine public. « ... toutes les mosquées, koubba, medersa, ayant un caractère habous public, précise ce texte, seront inaliénables et imprescriptibles... »[44].
Enfin, compte tenu de l'affectation perpétuelle à un but pieux ou d'intérêt général, qui est l'essence même du habous et qui lui est concédé dès sa constitution, celui-ci est immuable et devient par conséquent inaliénable, insaisissable et imprescriptible.
Si l'hypothèse du caractère domanial du habous est établie aussi bien par les textes que par la doctrine, elle est largement confirmée par des références propres à la domanialité publique.
3/ L'argument domanial
Pour fonder cet argument, les éléments, là aussi, ne manquent pas, et nous retiendrons plus particulièrement deux principes fondamentaux de la domanialité qui convergent pour conférer au habous un caractère foncièrement domanial.
Le premier tient au critère jurisprudentiel général de la domanialité : l'affectation. La notion de domanialité publique, c'est-à-dire le régime juridique indispensable à la protection d'une partie des biens publics, est indissociable de celle d'affectation à l'usage de tous, qui constitue le critère moderne et fondamental de définition du domaine public. Certes, la personne publique propriétaire du domaine demeure un critère incontournable de la domanialité publique, mais celui-ci est très insuffisant s'il n'est pas associé au critère objectif d'affectation, parce que les propriétés publiques ne sont pas toutes, forcément, des propriétés affectées, comme en témoignent les biens du domaine privé. La protection du domaine public ne résulte pas de la qualité du propriétaire, mais elle est bien la conséquence de l'affectation. Les biens du domaine public ne sont inaliénables que le temps que dure leur affectation ; sitôt déclassés, ils retombent sous l'empire du droit de propriété.
Sur cet aspect précisément, le habous correspond fort bien au domaine public, puisque l'affectation à l'intérêt général constitue, sans aucun doute, sa raison d'être même. À l'instar du domaine public, l'affectation est le fondement du habous dans la mesure où l'élément finaliste domine très largement son régime, c'est-à-dire la constitution du habous répond exclusivement à un but d'intérêt général ou à l'accomplissement d'une œuvre charitable. Il s'agit bien d'une chose affectée, et dès lors que l'affectation cesse, l'institution wakf s'éteint ipso facto. Si pour une raison quelconque le projet pour lequel le habous est constitué (construction d'une école...) n'a pas été réalisé, celui-ci est considéré comme nul et de nul effet. Le habous ne devient donc caduc qu'autant que l'affectation est impossible
à réaliser ; de même que la perte ou la destruction de la chose affectée au habous emporte sa caducité. Ce trait particulier fait la démonstration que l'inaliénabilité du habous protège, non pas le propriétaire, mais bien l'affectation.
Le second a trait justement à la protection du habous par la règle d'inaliénabilité ; s'il y a bien un principe qui symbolise, à lui seul, tout le régime de la domanialité publique, c'est indéniablement l'inaliénabilité. Avant de montrer comment le habous est fortement protégé par ce principe bien connu de la domanialité publique, il nous a paru utile de remonter d'abord à son origine et de préciser ensuite sa signification actuelle.
Comme tout phénomène juridique, l'inaliénabilité n'est jamais mieux connue que lorsqu'on l'aperçoit dès son origine. Initialement donc, l'inaliénabilité[45] ne s'appliquait qu'au domaine de la Couronne en France. Ce principe était consacré par l'édit de Moulins en 1566, dont l'objectif était la protection du patrimoine du royaume, composé d'un grand nombre de biens productifs de revenus affectés aux dépenses publiques, contre d'éventuelles dilapidations. Après avoir connu une éclipse pendant la Révolution, parce qu'il a été jugé inutile avec l'avènement de la souveraineté nationale en remplacement de la souveraineté royale, il réapparaît au XIXe siècle à l'initiative de la doctrine[46], avec cependant un contenu nouveau. L'inaliénabilité répondait, en effet, à une toute autre préoccupation ; il s'agissait, comme l'a si bien montré Victor Proudhon, de faire en sorte que certains biens puissent toujours être maintenus à la disposition du public. Autrement dit, l'inaliénabilité sert désormais à protéger l'affectation des dépendances domaniales[47].
Aujourd'hui, l'inaliénabilité est considérée comme le principe de base de la domanialité publique, si bien que, pour certains auteurs, il se confond totalement avec la notion de domaine public[48]. On est donc en présence d'un domaine public dès lors que des dépendances domaniales se trouvent protégées par la règle d'inaliénabilité. Or, est-il besoin de rappeler que cette dernière est consubstantielle au habous ; il s'agit effectivement d'une règle sans cesse rappelée aussi bien par les jurisconsultes de l'islam que par le droit positif[49]. Effectivement, le habous est toujours défini comme un bien mis à l'abri de toute aliénation en raison de sa finalité d'intérêt général.
Selon Ahmed Rahmani, l'inaliénabilité du habous est opposable même au souverain[50]. Par conséquent, on peut en conclure que l'inaliénabilité qui protège le habous est absolue[51], tandis que l'inaliénabilité inhérente au domaine public est relative, étant donné que celui-ci est susceptible de faire l'objet d'une mesure d'aliénation, après désaffectation et déclassement, lorsque l'intérêt général ne s'y justifie plus ou que des considérations d'ordre économique l'exigent.
Mais l'inaliénabilité du habous n'est-elle pas sans risque de donner lieu à une interprétation rattachant cette règle, non pas à la domanialité, comme on peut logiquement s'y attendre, mais à la propriété privée ? Ceci est d'autant plus plausible que, d'un côté, l'origine du habous est privative dans la grande majorité des cas[52] et, de l'autre, la domanialité et la propriété ont, dans une certaine mesure, une identité commune, puisqu'elles partagent un certain nombre de règles, comme l'inaliénabilité qui est à la fois l'un des fondements de la domanialité publique et un moyen de protection de la propriété privée. Deux raisons au moins nous paraissent de nature à écarter le risque de confusion et à soutenir in fine l'idée que l'inaliénabilité du habous est entendue, ici, non pas dans son acception patrimoniale, mais au sens domanial.
Tout d'abord, si le raisonnement visant à amarrer l'inaliénabilité à la propriété privée est tout à fait recevable en ce qui concerne le habous privé, puisque la propriété et la jouissance demeurent privatives jusqu'à l'extinction des dévolutaires intermédiaires, il en va autrement pour le habous public dont la destination, la propriété et la jouissance ne correspondent plus à celles de la propriété privée. Le habous public cesse d'être une propriété privée dès sa constitution ; ce qui écarte du coup le risque de l'identifier à la propriété privée grevée d'affectation publique que l'on trouve dans le droit anglais de la propriété et dans les conceptions de René Capitant. Les mosquées, les hôpitaux ou les écoles... constitués en habous public perdent le statut de propriété privée et poursuivent, à l'évidence, une finalité publique. De même que le risque de le confondre avec la propriété publique est, là aussi, à exclure, puisque le habous, nous le
verrons, n'est pas la propriété des personnes publiques ; il n'appartient à personne en particulier[53].
Ensuite, l'inaliénabilité du habous est attachée, non pas à la patrimonialité, mais à la domanialité ; elle est une conséquence directe de l'affectation. Le habous cesse d'exister dès lors que son affectation à une œuvre pieuse ou d'utilité publique prend fin. À supposer que le bien habous soit affecté à la construction d'une mosquée ou d'un hôpital, mais dont la réalisation s'avère impossible, l'institution est frappée de caducité et le bien fera aussitôt retour au constituant ou à ses héritiers. En effet, l'inaliénabilité ne peut en aucun cas renvoyer ici à la même règle dont la propriété privée peut bénéficier dans certains cas, comme les biens dotaux et les majorats[54]..., qui sont, il est vrai, frappés d'inaliénabilité[55] en France. Au demeurant, une précision supplémentaire mérite d'être apportée pour étayer cet argument : l'inaliénabilité s'est imposée « à titre de principe dans le cas du domaine public et d'exception dans le cas de la propriété privée », comme le souligne à juste titre Hervé Moysan[56]. Précision qui éloigne un peu plus le risque de confusion.
Enfin, les ressemblances ne s'arrêtent pas là ; le habous est justiciable quasiment des mêmes griefs que ceux dont le domaine public est accusé aujourd'hui ; ce sont précisément les règles d'affectation perpétuelle et d'inaliénabilité des biens habous qui sont particulièrement ciblées. L'école hanéfite s'était montrée, à ses débuts, clairement hostile à l'institution du habous ; au soutien de sa position, elle invoquait la rigidité de son régime juridique qu'elle considérait en porte-à-faux avec certains principes de l'islam, notamment la libre circulation des biens. Cette raison, conjuguée à leur mauvaise gestion, n'est pas étrangère à la suppression du habous dans nombre de pays : la Turquie a procédé à partir de 1924 à la vente au profit des communes de nombreux biens habous[57], la Tunisie a adopté une position radicale en interdisant purement et simplement le habous public en 1956 et le habous privé en 1958. Quant à l'Egypte, elle n'a proscrit que le habous privé en 1952[58]. Hormis les mosquées, les cimetières et les mausolées, l'inaliénabilité des autres biens habous ( meubles, immeubles...) s'accommode mal, en effet, d'une masse de biens soustraite aux règles du marché et dont la gestion est, de surcroît, parfois énigmatique. N'est-ce pas au non des lois du marché et de leur corollaire la libre circulation des biens que le domaine public est à son tour contesté ?
En effet, la critique adressée, aujourd'hui, au domaine public n'est plus justifiée par des motifs strictement juridiques ; c'est essentiellement pour des considérations d'ordre économique et financier que la domanialité publique est contestée. La protection spéciale que la domanialité publique assure à une catégorie de biens publics est jugée incompatible avec une meilleure exploitation desdits biens dont certains présentent, dit-on, une très grande valeur économique, comme les infrastructures portuaires, aéroportuaires, routières et ferroviaires[59], la frange littorale... L'absence sur ces dépendances d'investissements lourds, consentis par des acteurs privés, résulte de la rigidité du régime de la domanialité publique, qui est, pour certains[60], une preuve de son inadaptation au contexte ambiant de l'économie néo-libérale. Alors même que toutes les apparences semblent vouloir confirmer l'existence d'une parfaite identité entre le domaine public et le habous, la réalité de celui-ci ne correspond pas, en fait, à ses aspects institutionnels.
II/ le habous :
Une institution sui generis
Bien que le habous présente certaines affinités électives, comme l'affectation, la finalité d'intérêt général, l'inaliénabilité, l'imprescriptibilité... qui le rapprochent du régime juridique du domaine public, les ressemblances ne sont en fait qu'une apparence qui masque d'importants éléments de différenciation. Les deux institutions ne sauraient se confondre tant que des différences de fond distinguent l'une de l'autre, aussi bien du point de vue de leur régime juridique (A) et de leur appartenance (B) que de la réalité de leur finalité (C).
a/ Le habous :
Un régime de droit privé
Avant d'aborder la question du régime juridique, un des traits saillants du habous mérite d'emblée d'être relevé. Il s'agit de son essence fortement religieuse, même si on ne lui trouve nulle trace dans le livre sacré. À l'instar de l'ensemble des normes du droit islamique, le habous s'appuie sur un fondement religieux. Il ne peut en aucun cas échapper à l'influence de l'islam, parce que la chari'a islamique est parcourue tout entière par l'idéal religieux : chaque transaction, chaque obligation est comparée aux normes de règles religieuses ou morales. Le domaine public s'en écarte sensiblement ; son fondement relève au contraire du politico-juridique. La révolution française lui a fait subir une double rupture : depuis 1790, il ne relève, désormais, ni de la sphère privée, ni du domaine du sacré. La métaphore du mariage symbolique[61] de la dot et de l'inaliénabilité du domaine a été sécularisée par la révolution française qui a transféré, en vertu du décret du 22 novembre et du 1er décembre 1790, le domaine de la couronne à la nation, et c'est ainsi qu'il est désigné depuis sous le vocable de « domaine national ».
Quant à son régime juridique, il est foncièrement de droit privé. Selon une jurisprudence qui ne s'est jamais démentie, le habous est une institution constamment rattachée au statut successoral[62]. C'est là un fait tout à fait logique, et il n'y a à cela rien d'étonnant lorsque l'on sait que dans la science du droit islamique (fiqh), le droit public, n'ayant fait l'objet que de quelques versets coraniques, est considéré comme essentiellement technique. C'est la raison pour laquelle les juristes musulmans accordent clairement plus d'importance au droit privé et, en particulier, au statut personnel (droit de la famille, successions, filiation...) qu'au droit public. En effet, le droit islamique présente cette caractéristique d'être un droit privé et personnel fort bien marqué[63]. Ainsi donc, même si son annexion par l'État demeure une attitude quasi constante, le habous porte l'empreinte de sa filiation naturelle qui le rattache à la famille. Le habous reste très marqué par le droit de la famille, c'est-à-dire une institution soumise à la chari'a islamique qui régit directement, surtout depuis 1984, le statut personnel, les biens de la famille et les successions, alors que le domaine public n'a ni la même origine, ni le même cheminement historique. L'analyse du domaine public n'est intelligible que dans le rapport, non pas à la famille, mais à l'État[64].
Le régime juridique et contentieux du domaine public est, en règle générale, un régime de droit public, relevant de la compétence de la juridiction administrative, notamment lorsqu'il s'agit de déterminer si un bien fait partie ou non du domaine public[65]. Suivant la formule jurisprudentielle consacrée en la matière : « Il n'appartient qu'à la juridiction administrative de se prononcer sur l'existence, l'étendue et les limites du domaine public » et « en cas de contestation sérieuse à ce sujet, les tribunaux de l'ordre judiciaire doivent surseoir à statuer jusqu'à ce que soit tranchée par la juridiction administrative la question préjudicielle de l'appartenance d'un bien au domaine public »[66]. Ces formules jurisprudentielles courantes confirment, si besoin est, que la juridiction administrative dispose bien de la qualité de gardienne du domaine public[67].
Or, hormis certains édifices, comme les mosquées, les cimetières, les confréries religieuses, les mausolées ... qui, en raison du caractère de bienfaisance qui leur est attaché, sont exempts de la taxe d'enregistrement, des impôts et de toute autre taxe,[68] le principe d'une gestion en exploitation du habous est admis sans réserve en droit islamique. Les terres cultivables, les immeubles et autres biens immobiliers, terrains avec leurs constructions, machines..., sont gérés conformément aux dispositions du code du commerce et des lois en vigueur, ainsi que l'indique la loi de 1991 relative aux biens wakfs. Il est bien question de leur « mise en valeur selon le vœu du constituant, et conformément à l'esprit de la chariâ islamique »[69]. En droit islamique, la rentabilité financière constitue le fondement du domaine, alors qu'en droit français l'affectation empêche, en principe, l'utilisation d'un bien du domaine public, à titre principal, à des fins patrimoniales.
B/ Le habous :
Une approche antipropriétariste
Aussi, et contrairement au domaine public, le habous existe par lui-même, puisque, légalement, il n'appartient ni aux particuliers, ni aux personnes publiques. Deux facteurs complémentaires semblent être à l'origine de la conception antipropriétariste qui caractérise particulièrement le habous ; d'un côté le droit positif lui reconnaît une existence juridique propre (1) et, de l'autre, en droit islamique la constitution d'un habous signifie qu'il est confié à Dieu, et il cesse dès lors d'appartenir à quiconque (2).
1/ une existence juridique propre
Le domaine public a été dominé pendant longtemps (du XIXe jusqu'au début du XXe siècle) par une approche antipropriétariste ; il était alors conçu comme un ensemble de biens, n'appartenant à personne, sur lesquels chacun, sans être propriétaire, a le droit d'en jouir[70]. L'État n'avait sur son domaine qu'un droit de garde, et non un droit de propriété[71]. Tel n'est plus aujourd'hui le cas ; depuis l'arrêt Piccioli, (C.E du 17 janvier 1923) le juge a admis sans ambiguïté que l'administration est véritablement propriétaire de son domaine. La notion de propriété s'est dès lors substituée à celle de garde ou de surintendance. À ceci s'ajoute un autre principe de la domanialité : un patrimoine ne saurait exister indépendamment de toute personne physique ou morale à laquelle il doit nécessairement être rattaché. Ce fondement de la domanialité s'inscrit dans le droit fil de la tradition juridique française qui a longtemps été hostile à l'attribution d'une autonomie, et encore moins d'une personnalité juridique, à une masse de biens.
L'agrément des personnes publiques à but non lucratif (associations, fondations...) est un phénomène récent en droit français. Dans l'ensemble leur régime juridique est plus sévère que celui des personnes à but lucratif en l'occurrence les sociétés. Hormis les cas expressément prévus par la loi, les fondations sont créées et disparaissent en droit sur la base d'un décret en Conseil d'État, pris sur le rapport du ministre de l'intérieur. La demande peut d'ailleurs être rejetée par ce dernier pour des raisons à la fois d'opportunité et de droit, sans qu'il soit tenu de s'en expliquer. Selon Jean Rivero, cette méfiance à des causes lointaines : elles sont d'ordre à la fois politique et économique. Sur le plan politique d'abord, l'individualisme révolutionnaire se méfie des regroupements et craint que la liberté d'association ne profite aux opposants. Sur le plan économique ensuite, le libéralisme est hostile au phénomène de la mainmorte, étant donné que les personnes morales désintéressées bénéficient très souvent de dons qui accroissent leurs patrimoines. Mais la destination d'utilité publique irrévocable de ces derniers est forcément de nature à les soustraire aux circuits du commerce[72].
Or l'islam admet sans réticence la possibilité pour un musulman de constituer un patrimoine autonome, séparé de la propriété du constituant, dont le habous fournit un cas exemplaire. En effet, sur la question précise de l'appartenance, le habous se distingue nettement du domaine public. Etant confiés à Dieu, les biens habous ne sont la propriété de personne, ni même de l'État, puisque, d'un côté, ils cessent d'être une propriété privée dès leur constitution en habous : selon les jurisconsultes du droit islamique, la propriété du habous est entre les mains de Dieu. Et de l'autre, ils ne figurent pas en droit positif dans la liste des biens composant la propriété publique[73]. Pour s'en convaincre, il suffit de se rapporter aux dispositions statutaires qui indiquent clairement que « Le wakf n'est pas la propriété de personnes physiques ou morales. Il est doté de la personnalité morale ; l'État veille au respect de la volonté du constituant et à son accomplissement »[74]. C'est bien là une approche qui n'est pas sans évoquer, tel que rappelée ci-dessus, la conception antipropriétariste du domaine qui a prévalu au XIXe siècle.
Autrement dit, le habous a une existence juridique propre, indépendante des personnes bénéficiaires ou gestionnaires de ses biens ; il agit par ses représentants et la personnalité morale ne lui est reconnue que pour qu'il soit géré en vue d'une finalité d'intérêt général. À l'inverse, le domaine public
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