• Le vrai probleme de La Casbah .3eme Partie (suite).

     

    Par M.Tahar Khalfoune

    2/ Une propriété de personne

    En tant qu'institution dérivant de la chari'a islamique, le habous est indissociable de la conception que la première se fait du droit de propriété. Quand bien même des similitudes rapprochent la propriété privée dans l'islam de la conception romano-germanique de la propriété, la première n'est, cependant, pas clairement établie et ne dispose pas, non plus, de tous les attributs de la propriété, au sens du droit romain et du code civil français, en raison notamment de la précarité du statut des propriétaires[75]. Joseph Schacht saisit très bien ce phénomène d'incertitude du droit de propriété en islam lorsqu'il écrit : « Le droit islamique ne définit pas de façon stricte le bien de propriété comme une chose tangible (res) »[76].

    Même si le Coran est peu prolixe sur la question de la propriété, on sait que le  fondement de cette dernière dans l'islam est d'origine divine  ; elle appartient  ad vitam aeternam à Dieu, et c'est dans ce sens qu'il convient d'entendre les versets coraniques « À Allah appartiennent ciel et terre » et « La terre est à Allah et il en fait hériter qui il veut parmi ses serviteurs ». Les humains ne disposeraient donc que d'un droit de jouissance. Quant à la protection de la propriété, l'exhortation des musulmans à s'abstenir de toute attitude de nature à porter atteinte à la propriété d'autrui, relève plus d'un fondement moral que juridique[77], à l'image de tout le droit islamique qui reste largement imprégné de morale religieuse. 

    Or, la notion de propriété dans la conception occidentale est très affermie  ; d'abord par le droit romain, qui lui a donné une certaine pérennité, quel que soit l'usage que le possesseur en fait. C'est une situation fondée en droit qui reconnaît à son titulaire un vrai pouvoir,  c'est-à-dire la trilogie des attributs du droit de propriété (usus, fructus, abusus). Dans un contexte plus récent ensuite, la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 a érigé la propriété en droit « inviolable et sacré ». Enfin, elle a été hissée par le code civil, dans son article 544, au rang de propriété absolue, c'est-à-dire un droit de jouir et de disposer de la manière la plus absolue. Autrement dit, la propriété n'est pas seulement le droit d'user ou de jouir d'une chose ; c'est aussi celui d'en disposer, de l'échanger contre une autre, bref de l'aliéner. Le Doyen Carbonnier pouvait dire en parlant de propriété que « ce fut l'une des idées forces de la révolution que de construire la propriété comme une garantie des libertés »[78]. La propriété en droit français, que ce soit d'ailleurs sur les meubles ou immeubles, revêt donc un caractère à la fois unitaire et absolutiste.

    Tout autre est le statut de la propriété en droit islamique qui présente cette particularité d'être précaire ; le droit de propriété n'existe, en réalité, que s'il s'agit d'une vivification d'une terre morte. Parfois même la mise en valeur d'une terre ne donne lieu qu'à une concession, moyennant paiement d'une rente fixe appelée « Djabr », quel que soit du reste le résultat de la récolte. Quant à la propriété collective, elle est considérée, notamment par le rite chafîîte[79], comme un patrimoine appartenant à la communauté musulmane et sur laquelle l'État ne dispose que d'un droit de conservation, et non de propriété. Néanmoins, la thèse de la précarité du droit de propriété privée n'est exacte qu'en ce qui concerne la terre, car un examen plus minutieux montre que les meubles sont soumis à une appropriation individuelle : il y aurait donc pluralité des types de propriété, selon l'objet auquel s'applique le droit.

    Mais là n'est pas la moindre des dissemblances que présente le habous ; quand on l'appréhende sous l'angle de sa finalité d'intérêt général, on peut se rendre vite compte qu'elle n'a pas en fait la rigueur de son énoncé initial. 

     

    C/ Le habous :

    Une utilisation détournée

     

    La raison d'être du habous est théoriquement la satisfaction d'un intérêt social. En réalité, l'intention du constituant n'est pas toujours celle qui est exprimée dans l'acte de constitution, c'est-à-dire un but pieux ou social : constitution de dotations qui permettent de secourir les pauvres et d'aider écoles et mosquées... Le recours au habous est parfois mû par d'autres considérations  ; il est utilisé par son fondateur, soit comme un moyen d'échapper à la confiscation de ses biens par le souverain (1), soit pour déshériter des membres de sa famille (2), notamment les filles.

     

    1/ Le habous :

    Procédé de contournement de la confiscation

     

    En effet, une analyse plus proche de l'observation empirique peut, sans peine, faire la démonstration que la finalité d'intérêt général, consubstantielle au habous, ne correspond pas, en fait, à ses apparences institutionnelles.

    Dans le premier cas, nombre de personnes y recourent dans la mesure où le habous garantit et protège les biens privés ainsi établis contre toute confiscation, puisqu'ils sont confiés à Dieu. L'essor qu'a connu le habous pendant la domination turque, en particulier, ne s'explique pas simplement par des considérations d'ordre religieux, de charité ou d'intérêt public  ; il s'agit surtout, pour de nombreux propriétaires, de mettre leurs biens à l'abri des confiscations et des aliénations arbitraires. Pour mettre un bien privé hors d'atteinte des convoitises des Turcs, souvent le propriétaire fait appel à l'institution du habous. Dans la mesure où le bien doté de ce statut est frappé, dès sa constitution, d'inaliénabilité, les Turcs se trouvent ainsi dans l'incapacité de s'en emparer[80]. Le statut juridique du habous protège donc les biens qui en bénéficient contre le risque d'une confiscation ou d'atteintes susceptibles d'être exercées par les Deys, les Beys et autres makhzéniens de l'État turc. Les pratiques néo-patrimoniales étaient, il est vrai, largement répandues sous la domination turque. L'accumulation des richesses dépendait alors étroitement, selon Lemnouer Merrouche, « de la détention d'un commandement politico-militaire. Ce lien entre pouvoir et grandes fortunes, précise-t-il, est un fait massif »[81]. Sous une apparence charitable, l'institution de certains immeubles en habous a ainsi obéi à une logique de préservation de ces derniers contre le risque de mainmise par l'État. C'est pour cela que le habous a connu à cette époque un net succès.

    Pour bien comprendre ce phénomène, un parallèle avec le Maroc est indispensable. Le habous au Maroc - pays appartenant à la même sphère culturelle que l'Algérie et la Tunisie -, n'a pourtant pas connu la même évolution. La raison tient précisément au fait que le premier n'a pas été soumis comme les seconds à l'empire Ottoman. Au Maroc, après avoir connu une période d'essor au 12e et 13e siècle au cours desquels plusieurs écoles, mosquées, hôpitaux, ponts, abreuvoirs... s'étaient édifiés grâce aux revenus du habous, celui-ci va connaître une longue période de reflux dont le point de départ fut, sans doute, l'avènement de la dynastie Saâdienne[82]. Suite à l'épuisement du négoce de l'or qui a entraîné un déficit net du budget, les biens habous faisaient clairement l'objet des convoitises de la monarchie[83]. En raison de la raréfaction des ressources, les biens habous étaient alors perçus comme une richesse patrimoniale à exploiter. Des droits de jouissance étaient ainsi accordés à des particuliers, sous forme de concessions immobilières, en échange de contributions versées au Beit-El-Mel (trésor public). Les utilisations privatives à des fins patrimoniales des biens habous ont pris dès lors largement le pas sur leur mission première d'intérêt public.

    La transformation du habous en espace marchand était fortement aggravée, semble-t-il, par la gestion des Nadhirs (administrateurs du habous) qui baissaient la valeur réelle des biens immobiliers. Selon Louis Milliot cette entreprise de déprédation du habous a entraîné son morcellement en raison des nombreux droits de jouissance concédés aux particuliers. Certains biens ont même fini par faire l'objet d'une appropriation par leurs bénéficiaires. Le habous s'était donc réduit en peau de chagrin, puisque la constitution de biens en habous public avait quasiment cessé[84]. La décadence de l'institution du habous était ainsi bien avancée  ; son  point d'orgue fut sans doute la vente, à la veille du protectorat français (1912), des biens habous en pleine propriété par les sultans Moulay Abdelaziz et Moulay Hafid pour procurer des fonds aux caisses de l'État[85]. Cette comparaison avec un pays voisin - le Maroc -  éclaire d'un jour nouveau comment le habous a été détourné de sa véritable finalité.

     

    2/ Le habous :

    Artifice pour l'EXHÉRÉDATION de la femme

     

    Sa constitution vise, dans le second cas, à soustraire le bien aux lois successorales ; le habous est souvent utilisé - pas seulement en Algérie mais dans tout le Maghreb - comme artifice juridique pour l'exhérédation de la femme,[86] en contournant légalement les prescriptions coraniques qui, au contraire, reconnaissent à la femme le droit à l'héritage dans certaines proportions, soit la moitié d'une part d'un mâle. C'est sans doute la raison pour laquelle Henri de Waël a considéré que le habous a été la cause de l'émergence de règles liées aux subterfuges juridiques[87]. La technique consiste souvent à constituer soit un bien immobilier, soit tout le patrimoine familial en biens habous au bénéfice d'une fondation pieuse (école, mosquée, zaouia...) à l'extinction du lignage. Les fondateurs du habous conservent pour eux-mêmes et leurs futurs descendants agnatiques (mâles) l'usufruit des biens habous. Ce processus entraîne à terme une exhérédation absolue de la femme.

    Mohamed El Hadi Chérif saisit, à son tour, très bien ce phénomène de détournement de finalité lorsqu'il précise que « Parfois les juristes du droit musulman ont recouru à certaines ruses pour exhéréder les femmes et protéger le patrimoine de l'émiettement et des intrusions étrangères au lignage patrilinéaire. C'est ainsi que la vulnérable institution du wakf a été détournée de sa finalité première en réservant l'usufruit du bien "haboussé" à la descendance mâle du fondateur »[88]. En effet, le rite hanéfite[89], contrairement au rite malékite[90], reconnaît au constituant le droit de se désigner lui-même, d'écarter les filles, etc. Or, bien que, dans les pays d'Afrique du Nord, le habous excluant les filles soit, en principe, prohibé, puisque c'est bien le rite malékite qui est majoritairement adopté, pour ce faire les constituants prennent le soin de se réclamer des règles du rite hanéfite.

    C'est ainsi qu'on aboutit à exhéréder les filles pour empêcher que les biens de la famille passent par héritage dans celle du mari[91]. D'après Charles Raymond, le habous est utilisé, en revanche, dans certaines régions (Kabylie) pour faire bénéficier les femmes de la succession et contourner ainsi le droit coutumier qui les exclut[92]. Sur cette question, le droit coutumier se distingue, en effet, du droit islamique en ce que ce dernier reconnaît à la femme le droit d'hériter ab intestat, c'est-à-dire sans testament, alors que le premier interdit à la femme d'hériter au nom du principe patriarcal selon lequel la vocation successorale est un droit exclusif des mâles[93]

    Selon Pierre Bourdieu, les tribus en Kabylie ont renoncé, depuis 1748, aux prescriptions de la loi coranique en matière d'héritage, pour adopter le droit coutumier qui exhérède les femmes[94].  Ainsi un habous privé peut être constitué au profit d'une femme  ; il s'agit en quelque sorte d'une donation d'usufruit, étant donné que le habous, qu'il soit privé ou public, demeure toujours inaliénable. À la mort de l'usufruitière, le habous privé revient aux héritiers mâles[95]. Aussi, Jean Paul Charnay pouvait-il remarquer en traitant du habous « qu'il est de plus en plus employé en Kabylie pour corriger la barbarie des coutumes qui déshéritent la femme...»[96]. C'est bien pourquoi, les habous privés sont plus répandus en Kabylie et dans les régions du sud et notamment dans le M'zab. Toutes proportions gardées, le habous n'est pas sans rappeler la fiducie[97], qui est, semble-t-il, utilisée en France parfois pour des raisons d'ordre fiscal  ; elle permet d'échapper à certains frais de transmission des patrimoines[98].

    Tout bien considéré, il ressort nettement de l'examen des deux cas suscités que l'écart qui sépare la finalité théorique du habous et l'usage qui en est fait concrètement est considérable.  Le concept de habous relève en définitive de l'artifice, étant donné que, souvent, il n'est sollicité que pour la protection d'un bien en éludant légalement les commandements du texte sacré. Il traduit ainsi une réalité qui singularise notamment le droit islamique où l'on a plutôt tendance à considérer le droit comme idéal. Autrement dit, si le droit s'entend en principe comme l'expression des structures et rapports sociaux prévalants dans une société,  en droit islamique c'est cette dernière qui est invitée instamment à se conformer aux principes à dominante théorique de la chari'a islamique.

             Mais si les deux institutions - le domaine public et le habous - sont si éloignées l'une de l'autre, n'est-on pas fondé à s'interroger sur les raisons de leur fusion ? En vérité, l'alliance entre le domaine public et le habous n'est pas fortuite  ; des motivations d'ordre historique, économique et culturel en sont à l'origine. 

             La raison historique d'abord. Si étrange que cela puisse paraître, c'est pourtant bien la France qui est l'artisan de l'annexion du habous par le domaine  ; le habous, en tant que mode d'organisation des biens publics, parmi bien d'autres modes, ne lui est pas étranger. C'est une institution qu'elle a explorée pendant la colonisation de l'Algérie, et que l'administration du domaine a annexée au début de XIXe siècle. C'est par un arrêté du 8 septembre 1830 du maréchal Clauzel, nous l'avons vu, que les biens habous publics, ainsi que d'autres biens publics, étaient déclarés réunis au domaine. De 1830 à 1870, les habous publics ont été peu à peu tous rangés dans le domaine de l'État, alors que l'inaliénabilité des habous privés a été abolie en 1851 et 1858, pour favoriser l'extension de la propriété coloniale[99]. Se posait alors la question de la prise en charge financière du culte qui était assurée jusque-là par les revenus du habous.

             Désormais, depuis le rattachement de ce dernier au domaine, ce fut l'État qui en assura les frais, même après la promulgation de la loi sur la laïcité qui sépare en principe le culte de l'État. En rattachant le habous public au domaine de l'État, l'arrêté du maréchal Clauzel peut être considéré comme le point de départ d'un processus ininterrompu de « domanialisation » du habous, puisqu'il dépendra dès lors régulièrement de la direction du domaine[100]. Même la loi du 20 septembre 1947 relative au statut de l'Algérie qui a pourtant bien prévu la restitution des biens habous aux Algériens n'a pas été suivie d'effet. À l'indépendance, l'Algérie n'a pas renoncé, non plus, à la politique de « domanialisation » du habous, comme on pouvait s'y attendre  ; elle sera au contraire prolongée, mais pour d'autres considérations qui seront ci-après évoquées.

    La raison économique ensuite. Au nom de l'idéal collectiviste et de l'ambitieux projet de développement économique de la double décennie soixante et soixante-dix, la doctrine officielle a fait de l'État et de la propriété étatique la base du développement économique et social[101]. Pour les besoins de ce projet en faveur duquel tous les moyens, toutes les énergies et potentialités du pays doivent être mobilisés, la propriété publique, protégée par les attributs de la domanialité publique, en est conçue comme le fer de lance. Dans les régimes socialistes, la propriété publique est l'une des pierres angulaires du développement économique. La domanialité publique, confondue avec propriété publique, s'étend ainsi sur une masse importante de biens en tous genres qui dépasse très largement la masse de biens qu'implique habituellement le régime de la domanialité publique[102]. C'est bien pourquoi, le habous a toujours constitué une dépendance du domaine public. Comme le fait observer à juste titre Philippe Godfrin, « un État libéral se contentera d'un domaine public restreint dans son étendue mais fortement protégé en raison de son affectation à l'usage de tous. Un État interventionniste fera de son domaine un instrument de développement économique, ce qui le conduira à l'accroître... »[103].

    La raison culturelle enfin. L'Algérie est marquée par un syncrétisme juridique[104] qui fusionne plusieurs éléments culturels hétérogènes (la chari'a islamique, le droit coutumier, le droit socialiste, le droit français...). La pratique législative et réglementaire combine parfois ces trois composantes, et l'accent est mis, selon les cas, sur les unes ou sur les autres[105]. Mais, si cette influence se traduit souvent en termes de zones ou de secteurs (statut personnel, droit économique, droit administratif, droit constitutionnel...) et que dans chaque zone intervient presque exclusivement, soit le droit français, soit le droit islamique ou le droit socialiste, l'impact des trois systèmes juridiques se répercute parfois à l'intérieur d'une même et seule notion. Cette hypothèse de travail se vérifie parfaitement en ce qui concerne le concept de domaine public qui subit l'influence de trois conceptions des biens publics.

    Le domaine public obéit donc à une construction syncrétique[106], parce qu'il est recueilli dans une société, un pays, une culture marqués tout à la fois par des éléments de droit français classique, des principes du droit socialiste, principalement soviétique et yougoslave autogestionnaire, et des principes du droit islamique malékite, mais sans qu'il y ait une articulation cohérente entre ces différents apports[107]. Recueilli au lendemain de l'indépendance,[108] le domaine public est réinterprété en fonction du contexte d'accueil en recouvrant un contenu nouveau. Il s'agit, pourrait-on dire, d'un concept classique, mais à portée nouvelle. C'est ainsi qu'il se construit, d'une part, sur la base des biens du domaine public traditionnel, (les voies publiques, les plages, les sites archéologiques, les halles...). D'autre part, il se reconstruit à la fois sur des biens économiques « ressources et richesses naturelles du sol et du sous-sol » et les biens habous.

    Autrement dit, il s'est emparé de l'armature du domaine public classique sans recouvrir tout à fait le même contenu. Il s'est transformé, pourrait-on dire, en un concept juridique un peu particulier, à cheval entre le domaine public traditionnel défini par l'affectation et soumis au droit de la domanialité classique, le domaine public des richesses et ressources naturelles, indissociable du projet de développement, est dominé par des éléments de la domanialité socialiste et, enfin, le domaine public des habous, d'intention pieuse, assujetti, quant à lui, totalement aux principes du droit islamique. C'est pourquoi, derrière la catégorie conceptuelle de domaine public d'une cohérence apparente se dissimule en réalité une pluralité de domaines. Par conséquent, on peut, sans forcer le trait, dire qu'il est davantage un contenant qu'un contenu ; il est en mesure d'intégrer toutes sortes de biens dont le lien avec la domanialité publique est parfois fort douteux. Il y a de la part du législateur une volonté d'embrasser une diversité insaisissable de biens dans une notion « unificatrice ». Or, on chercherait en vain une caractéristique commune intrinsèque à tous ces biens.

    Au vu de tout ce qui précède, même si le habous n'est pas si étranger qu'il ne paraît au droit français et, plus particulièrement, à la domanialité française, puisque, d'un côté, le premier a subi pendant plus d'un siècle la domination du second. Et, de l'autre, c'est bien la société des habous, fondée en 1917, qui est à l'origine de la construction de l'Institut Musulman de la grande mosquée de Paris en l'honneur des musulmans d'Afrique du nord tués durant la première guerre mondiale[109], il est difficilement assimilable au domaine public. Ce dernier, produit des systèmes romano-germaniques, est tout à fait étranger à la notion de habous. Les biens habous, qu'ils soient publics, c'est-à-dire affectés au fonctionnement d'une œuvre d'intérêt général (mosquée, hôpital, université... ), qu'ils soient privés, c'est-à-dire destinés à des bénéficiaires intermédiaires, personnes physiques, qui en jouiront leur vie durant, et qui seront ensuite mis à la disposition d'une œuvre pieuse, sont plus proches de la notion anglaise de « Trust » et, plus précisément, de celle des « charitable trusts ».

    Le trust, rappelons-le, est un concept propre au droit anglais, qui s'entend comme un bien confié par son propriétaire (Settlor) à une personne, appelée (trustee) pour que ce dernier assure sa gestion au profit d'une tierce personne qui est le bénéficiaire. Il peut, certes, être rapproché du habous, mais il ne peut être identifier à lui ; on ne saurait déduire des ressemblances la présence d'une quelconque synonymie tant les deux institutions sont le  produit de contextes culturels et de traditions juridiques forcément différents dont la formation est sous-tendue, à l'évidence, par un processus historique propre à chaque système juridique.  

    Tout d'abord, il existe un contraste saisissant entre le déclin que connaît le habous depuis longtemps en pays d'islam et le rayonnement du trust en Angleterre, et dont l'utilisation peut revêtir d'ailleurs une grande variété de formes. « Quiconque désire connaître l'Angleterre, avisait le grand historien du droit anglais F. W. Maitland, doit savoir quelque chose du trust »[110]. Malgré cette différence de taille en termes d'utilisation, le habous et le trust s'appuient quasiment sur un même fondement religieux : l'islam pour le premier et le christianisme pour le second. À l'instar du trust qui prend sa source dans la morale chrétienne commentée par les chanceliers qui étaient, dans une large mesure, des ecclésiastiques[111], le habous prend racine dans la religion musulmane et, plus précisément, tel que rappelé ci-dessus, dans un hadith du prophète.

    En tant qu'institution dérivant de l'Equity, la mise en œuvre du trust accorde au juge un rôle de premier rang ; de même que c'est le  cadi (juge) qui établit l'acte de constitution du habous et c'est lui qui est aussi chargé de le contrôler. Aussi, le trust, comme le habous ainsi qu'il a été mentionné plus haut, obéit-il à un régime de droit privé et il est également utilisé pour organiser la liquidation de la succession. En droit anglais, les biens de la femme sont affectés au patrimoine du mari  ; c'est grâce justement au trust, quand il est constitué, qu'elle acquiert finalement le droit de conserver les biens qui lui sont affectés. De même que le trust permet d'établir un testament sur un immeuble, alors qu'il était interdit par un principe remontant à l'époque féodale[112].

    Ensuite, à la différence du domaine public qui peut être aliéné par la personne publique propriétaire, la fonction du trustee, comme celle du Nadhir, se résume pour l'essentiel en une mission de conservation et de gestion du bien, sans possibilité de l'aliéner. Enfin, de la même manière que le habous, les charitable trusts sont en mesure de poursuivre plusieurs objectifs. Ainsi, ils peuvent avoir soit une finalité sociale lorsqu'ils sont conçus pour lutter contre la pauvreté ou mis à la disposition du public, soit une mission éducative quand ils sont constitués en vue d'encourager l'instruction, soit enfin un but pieux quand ils visent à servir la religion[113].

             Un tel régime n'est pas sans évoquer la fondation en droit français, bien que sa création soit soumise à des conditions draconiennes[114], sans commune mesure avec les conditions de constitution d'un habous ou d'un trust. La fondation se définit aussi comme une affectation irrévocable de biens, en vue de la réalisation d'une œuvre d'intérêt général et à but non lucratif[115] (hôpital, cité universitaire...). On trouve d'ailleurs l'ébauche d'une telle approche dans la Constitution algérienne de 1996 lorsqu'elle rapproche le wakf de la fondation « Les biens "wakf" et les fondations sont reconnus ; leur destination est protégée par la loi »[116]. Or la domanialité classique, et même la domanialité socialiste, n'est nullement une telle institution. Ce n'est donc pas sans raisons que la loi domaniale de 1990 a pris quelques distances avec la catégorie des biens habous. On peut cependant regretter que le législateur ne soit pas allé plus en avant dans cette direction en poussant cette logique jusqu'à provoquer une rupture définitive entre le domaine public et le habous. « Que chaque chose soit à sa place appropriée... », disait Georges Duhamel.

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