• Le terrorisme de l'État culturel

    Le terrorisme de l'État culturel

    Par Marc Fumaroli

    de l'Académie française

     

    « Nous subventionnons de préférence les espaces alternatifs, les friches, les squats artistiques, les projets pluridisciplinaires, un laboratoire de l'émergence d'un nouveau rapport entre l'art et la société. Ces mutations répondent aux attentes et au désir d'art des populations exclues de la culture. »

     A ce compte, Ben Laden et Etat culturel, même combat. Pour faire accéder à « la culture » les populations qui en sont exclues, il faut créer à leur usage des no man's land répondant à leur « attente » et appeler « art » ce qui peut un peu plus les ensauvager et déboussoler ! Ce genre d'éructation officielle est du même tonneau que le raisonnement pseudo-sociologique par lequel on a, dans les années qui précédèrent 68, stigmatisé l'efficace ascenseur social et intégrateur de l'Education nationale, en le qualifiant de « reproduction », quitte à le remplacer au plus vite par une « créativité » pédagogique tous azimuts propre à enfoncer un peu plus dans la « misère du monde » les enfants défavorisés qui désespèrent de s'en sortir. Ce féroce paralogisme, qui cache un hautain mépris sous la plus démagogique compassion, inspire depuis des décennies en France les réformes incessantes et destructrices de l'enseignement public et l'« action culturelle » envahissante de l'Etat.

     Soyons honnêtes envers nous-mêmes. L'agit-prop substituée à l'éducation, l'agit-cult substituée à l'art ne sont pas des inventions originales du génie français, mais sévissent aujourd'hui par génération spontanée dans tous les pays « avancés ». Partout, à Los Angeles et à Tokyo comme à Paris, on rencontre de riches snobs, économiquement de droite et sentimentalement de gauche, qui éprouvent un besoin irrésistible de financer des « espaces alternatifs » et des « friches » coûteuses, déployant au moins autant de zèle que notre secrétaire d'Etat communiste au Patrimoine. Avec un instinct très sûr dans les deux cas, les snobs de tous pays, amateurs d'« avant-garde » nihiliste et coûteuse, se précipitent vers ce qui leur assure, croient-ils, « distinction » dans leur propre milieu nouveau riche, tandis que nos hauts fonctionnaires culturels, à la remorque de ces mêmes snobs et emballés pour la même « avant-garde » de champ d'épandage, s'assurent par là une supériorité imaginaire sur leurs petits camarades débranchés.

     L'histoire n'est pas nouvelle. Toute son équivoque tient à la confusion entre « art moderne » et « art contemporain ». L'art moderne, en concurrence avec un art réaliste et un impressionnisme bien vivants, est apparu à Paris entre 1905 et 1910. Paris est resté sa Mecque et la capitale mondiale de ses artistes jusqu'en 1960 environ. En revanche, sa publicité globale et sa montée en Bourse ont été organisées par le Museum of Modern Art de New York, créé en 1920 sous l'impulsion et avec l'argent personnel de Mrs Abby Aldrich Rockefeller, épouse du richissime John D. Rockefeller et fille d'un autre tycoon, Nelson W. Aldrich. Elle fut secondée par Stephen C. Clark, de la famille propriétaire des machines à coudre Singer, et par Frank Crowninshield, rédacteur en chef du newsmagazine Vanity Fair. Trinité efficace pour l'avenir de l'art moderne parisien, mais dont l'horizon n'avait rien de commun avec celui de la Revue blanche ni avec celui du Minotaure.

    A partir de 1960, Manhattan, devenu le centre commercial de l'art moderne, franchit un nouveau pas. Ses « very rich » de la dernière couvée se convertissent à l'anti-art et aux practical jokes dont l'humoriste et dandy français Marcel Duchamp avait été l'évangéliste aux Etats-Unis depuis 1916. New York se pique alors d'être devenue la Mecque de l'« anti-art » contemporain, un tout et un n'importe quoi tellement plus excitants pour la spéculation de nouveaux riches que Picasso, Matisse, Balthus, Henri Laurens, Germaine Richier, Jean Bazaine, Roger Vieillard et autres maîtres incontestés de la tradition parisienne de l'art moderne !

     

    Le Paris des gogos officiels ne tarda pas à donner dans le panneau. Rallié furieusement à l'« art contemporain », dont Niki de Saint-Phalle était alors la muse française, il n'eut de cesse d'humilier la dernière génération d'artistes modernes, qualifiés désormais avec mépris d'« Ecole de Paris ». Le New York d'Andy Warhol et des « installations » avait gagné sa bataille. Plus de rot, mais de la fumée vantée à coups de pub et vendue très cher sous le nom ambigu d'« art moderne et contemporain ». Cet habile label confond fructueusement dans le même sac « culturel » les effets du merchandising et les oeuvres reconnues des maîtres de l'art moderne. High et Low, or et assignats, montent et descendent désormais à égalité, selon l'humeur de la Bourse, sous le marteau du commissaire-priseur.

     Le drame en France, c'est que le nihilisme culturel et l'ardeur pour les « squats artistiques » modernes et contemporains ne sont pas, comme en Amérique ou au Japon, cantonnés dans des coteries riches regroupées autour de musées privés, dont l'empire ne s'étend guère au-delà du milieu fortuné de leurs trustees et des belles adresses de chaque grande cité. Tandis que, chez nous, la frénésie des salles de ventes et des openings branchés est devenue une idéologie à prétentions sociales, qui inspire un ministère tentaculaire ayant la volonté et les moyens, depuis sa création à la fin des années 60, non seulement d'imposer au nom de la République et au moyen des subventions un « goût » unique et officiel, mais encore de corrompre ou d'intimider dans ses propres murs les anciennes et saines administrations patrimoniales qui lui ont été léguées par un Etat traditionnellement modeste, mais ayant une tout autre idée de ses responsabilités envers la nation et l'éducation de ses mandants. L'Etat culturel a adopté le nihilisme esthétique mondain comme un impératif démocratique, tout en se targuant d'une exception culturelle expurgée de son sens - car ce nihilisme culturel, par définition mondial, est à la globalisation ce que le vert-de-gris est au cuivre. Telle est l'une des singularités françaises actuelles les plus caractéristiques et les plus acharnées. Elle consiste à affirmer à cor et à cri une identité nationale que l'on a pris soin au préalable de vider de son contenu.  Exagération ? Polémiques ? Allez donc visiter au Palais de Tokyo, comme je l'ai fait l'autre jour, l'Espace de création contemporaine que notre ministre de la Culture a récemment inauguré ! Vous aurez, comme moi, le frisson de « Ground zero » en apercevant, étalé au sol, un mannequin féminin hyperréaliste en polystyrène nageant dans une feinte flaque de sang, évocation hideuse des malheureux pressés par l'enfer de feu, dans les plus hauts étages du World Trade Center, et qui se sont jetés en grand nombre dans le vide. Vous saurez ce qu'entend le secrétaire d'Etat au Patrimoine par la « nouvelle fonction sociale de l'art » et les « espaces alternatifs » répondant au désir des « populations exclues de la culture ». Les magnifiques volumes, éclairés par de vastes verrières, de l'aile droite du Palais de Tokyo ont été à grands frais transformés en zone ravagée, ses murs dénudés ont été d'avance parsemés de tags et de dazibaos débiles, et dans cette ruine artificielle ont été exposés des détritus baptisés « installations » et des écrans dévidant d'insipides vidéos. Pour obtenir ce paysage de banlieue de « non-droit », il a fallu démolir coûteusement les amorces dans ces mêmes lieux d'un Centre du cinéma, qui trouvera abri dans d'autres ruines qui restent à restaurer, celles du mini-musée de Bilbao construit naguère par Frank Gehry en face de la BNF et destiné à un American Cultural Center privé qui a sombré dans la faillite.

     Un vandalisme d'Etat est donc parvenu à creuser en plein Paris un « Ground zero » de pacotille, conçu et voulu par la délégation aux Arts plastiques de la Rue de Valois : « Détruire », dit-elle. Mis à part le luxueux saccage d'une architecture de grand style, le contenu de cette zone artificielle ne diffère en rien de ce que l'on peut voir un peu partout dans le monde, à Beaubourg, au Moma, dans les biennales et les galeries qui se spécialisent dans cet « art contemporain » qu'il faudrait plutôt nommer ennemi juré de tous les arts. Dans la librairie de l'Espace est exposée une sélection de coffee-table books, parmi les plus funk et junk de la planète. On a le réconfort ambigu d'y trouver un épais catalogue de l'Académie de France à Rome, préfacé par son directeur, Bruno Racine. C'est l'épave imprimée serré d'une exposition de « troisième type » qui fut généreusement offerte aux populations romaines « exclues de la culture » par le génie « culturel » français, dans le cadre d'une Villa Médicis où achevèrent de se former, pendant près de trois siècles, quelques-uns des plus grands peintres, sculpteurs, graveurs et architectes du monde. Mais j'ai cherché en vain le fameux catalogue illisible, préfacé par MM. Aillagon et Spies, qui nivelait les reproductions de chefs-d'oeuvre du musée d'Art moderne dans les couleurs électriques du kitsch warholien : ce monument de mépris pour le public a été, je le crains, mis au pilon.

    Je vous l'accorde, rien n'oblige à visiter l'Espace du Palais de Tokyo. Avec un peu de flair et de doigté, on peut à Paris, pour nourrir fructueusement ses loisirs, découvrir et goûter des merveilles de talent et de goût. Dans ces derniers mois, le « Neveu de Rameau » avec Nicolas Vaude au Ranelagh, la « Rodelinda » de Haendel au Théâtre du Châtelet, « Le triomphe de l'amour » de Marivaux au Studio-Théâtre d'Asnières, le désopilant « Frou-Frou les Bains » du Théâtre Daunou ont été des chefs-d'oeuvre, chacun dans son ordre, au moins comparables au superbe « Ruy Blas » de la très officielle Comédie-Française. Gratis, on peut admirer dans une petite galerie privée, 56, rue de Verneuil, de sublimes photographies de Carlos Freire. Les expositions du musée Guimet, du musée Picasso, du Grand Palais et du Louvre ne déçoivent que rarement. Et j'en passe. Paris reste une fête. L'amour du travail bien fait et la passion de la beauté, ancienne et moderne, y sont trop profondément enracinés pour se soumettre volontiers aux bûcherons de la forêt de Gastine. Mais ces joies, pourtant à la portée de tous, ne sont pas patronnées volontiers par le ministère de la Culture, ni « trompettées » par les médias à son écoute. L'esprit de suite du nihilisme officiel, irrité par cette résistance incontrôlée, s'emploie avec d'autant plus d'obstination à multiplier le désert des « Espaces » et des « Centres » partout où il en a le pouvoir. Ce n'est pas peu dire.

     M. Jacques Renard, directeur de la Caisse nationale des monuments historiques (rebaptisée par lui « Centre des monuments nationaux »), a pu vandaliser à grands frais l'Hôtel de Sully, siège du « Centre » restauré naguère avec soin et décoré en style Louis XIII par Jacques Dupont. Il avait d'emblée traité de « vieilleries » les tapisseries d'après Simon Vouet, les portraits de rois et de ministres que le grand décorateur avait réussi à réunir. Sous les plafonds armoriés, les « vieilleries » ont donc été évacuées, et un bastringue des années 50, conçu par un ancien « beaubourgeois » de Support-Surface, a surgi dans les murs du noble hôtel du Marais. Quand ce vandalisme actif n'est pas de mise, les nihilistes officiels recourent au vandalisme passif. On laisse ainsi se dégrader le musée des Monuments français, fermé depuis de longues années au public. Ce trésor scientifique cette merveille authentiquement éducative, que la IIIe République, fidèle à la leçon du jacobin Alexandre Lenoir, avait installé au large dans le Palais de Chaillot, est devenu une ruine, et par cette méthode il est à craindre qu'il ne devienne tôt ou tard un « squat » pour « exclus de la culture ». L'Ecole des beaux-arts, dont les cours intérieures ressemblent à des décharges publiques, a renoncé depuis longtemps à enseigner autre chose que « l'art vivant », c'est-à-dire à désapprendre toute discipline artistique et toute mémoire des chefs-d'oeuvre anciens ou modernes. On n'y enseigne plus la gravure, cet art austère dont Paris avait conquis et conservé le privilège depuis quatre siècles. Schizophrène, l'Ecole, qui a formé jusqu'en 1969 de grands artistes et architectes pour le monde entier, continue d'abriter une riche bibliothèque, un fonds de manuscrits et de dessins de maîtres à rendre jaloux le futur Institut national d'histoire de l'art, enclavé, selon un provisoire et un contentieux qui perdurent, dans une partie des locaux de l'ancienne Bibliothèque nationale. Il y a fort à parier que, si ses programmateurs l'avaient intitulé « Espace » ou « Centre de créativité postmoderne », il occuperait déjà tout le bâtiment, et même tout le quartier.

     De leur côté, tout aussi mal nommées et mal-aimées, les Archives nationales sont en état de crise aiguë. « Otez ce sein d'érudition que je ne saurais voir ! » Il est donc question de les déporter, comme les Archives du Quai d'Orsay, dans une autre monumentale BNF éloignée des quartiers anciens, et décourageante pour les derniers étrangers qui songeaient encore, pauvres ringards, à étudier l'histoire de France.

     Certes, le Centre Pompidou, avec ses rides et sa rouille prématurées effacées à grande dépense, bénéficie de divines protections qui le garantissent, au moins en apparence, contre tout chagrin. Il peut continuer à faire coexister dans ses tubulures sa « pluridisciplinarité contemporaine » favorite et le musée d'Art moderne qui lui sert de caution bourgeoise : « Je suis oiseau, voyez mes ailes ; je suis souris, vivent les rats ! » Les chefs-d'oeuvre accumulés par ce musée-otage ne peuvent être exposés que très partiellement. A ce prix, le Centre peut poser orgueilleusement pour le vaisseau amiral des « Espaces d'Etat ».

     Mais le Louvre et Versailles, regardés de haut par les dieux de droite et les idéologues de gauche, restent incurablement, en dépit des pétards mouillés sous pyramide de M. Régis Michel (« La peinture comme crime ! »), à contre-courant du torrent « contemporain » de la déséducation et de l'anti-art. Les experts cherchent les causes « structurelles » des maux dont souffrent ces musées et ils en trouvent, car il y en a. Mais la cause des causes est l'irritation diffuse dans les hauteurs et les profondeurs du ministère de la Culture, et de l'énarchie qui le colonise, contre ce qu'on y qualifie de « vaches sacrées » de la conservation patrimoniale. Tel de ces puissants personnages (de ceux qui roulent « à droite ») ne cache pas son intention, au cas où il deviendrait ou redeviendrait ministre français de la Culture, de mettre fin à la notion de « patrimoine national inaliénable » et d'alimenter abondamment son budget d'action culturelle par la vente sur le marché international, comme en Union soviétique au temps de la NEP, des trésors des Musées nationaux. Christie's et Sotheby's verraient alors leurs bénéfices monter au ciel. Ce serait la foire de Cocagne, un second Nasdaq, tout « français » celui-là. Gageons que la gauche « culturelle », qui fraternise si volontiers avec les « héritiers » branchés dans les cocktails, applaudirait des deux mains à cet assèchement radical et rapide de la souche-mère des « inégalités culturelles ».

     En attendant cette décisive « avancée » de droite dans l'« émergence d'un nouveau rapport entre l'art et la société », un début de cette maladie à la mort qui a frappé le musée des Monuments français et son voisin, le musée de l'Homme, tourmente déjà le Louvre et Versailles. Une notable partie des salles du Louvre reste fermée pendant de longs intervalles ; la galerie des Batailles de Versailles et son riche musée des Portraits - conçus avec soin sous Louis-Philippe pour enseigner l'histoire de leur pays aux jeunes Français, et qui seraient aujourd'hui, si l'on se souciait d'eux, une révélation pour les enfants d'immigrés - restent à demeure inaccessibles au public. Ils ne sont pas seuls dans ce cas. Il est peu de musées en France dont toutes les salles soient ouvertes. Le musée d'Art moderne enclavé dans le Centre Pompidou ne montre qu'une anthologie. La fuite en avant dans la diffusion de la « culture » aboutit à une rétraction sans précédent des voies d'accès du public aux chefs-d'oeuvre des arts.

     La « culture » ne supposant aucune formation, cette « jivarisation » se communique à l'enseignement des arts. Le ministère de la Culture a eu beau récupérer celui de l'architecture, qui naguère était parti au ministère de l'Equipement, on n'étudie plus en France l'histoire de l'architecture dans les écoles où se forment les futurs architectes. Où est le temps, qui a duré près d'un siècle, où il ne se construisait pas d'édifice important en Amérique qui ne fût conçu dans le style Beaux-Arts par des architectes locaux, mais longuement formés à dure école à Paris ? Aujourd'hui, les futurs architectes formés en France potassent les sciences sociales, ils ont désappris à dessiner et leur mémoire ne remonte pas au-delà de Le Corbusier. Ce déni d'éducation va dans le même sens que l'abandon du musée des Monuments français et l'extrême rareté à Paris d'expositions relatives à l'architecture. Elles risqueraient sans doute d'éduquer l'oeil critique du public.

     On m'objectera le soin et la dépense consacrés par l'Etat à la restauration du vaste parc des grands monuments classés lui appartenant, et notamment des cathédrales auxquelles le romantisme a définitivement attaché le coeur du public français et international. C'est là en effet que la tradition inaugurée par la monarchie de Juillet est la plus tenace. Elle trace nettement la différence entre le bien commun (et même l'intérêt général, qui bénéficie du tourisme) dont l'Etat se tient pour responsable dans les pays d'antique civilisation comme la France et les autres nations européennes et la conception étroite que peut s'en faire le gouvernement fédéral américain. L'ex-président Bill Clinton a pu déclarer, peu avant de quitter la Maison-Blanche : « Tant que nous préférerons l'ambition de l'avenir à l'attachement au passé, nous serons la plus puissante nation du monde. » En Europe, et notamment en France, l'attachement au passé, inséparable de l'ambition de l'avenir, devrait retenir celle-ci sur la pente de la mégalomanie et de la paranoïa.

    Dans les arts européens, la mémoire de l'ancienne beauté a toujours orienté l'invention des beautés neuves. L'exception culturelle, ce devrait être l'exemple donné en France d'un retour de l'Etat à ses responsabilités véritables et à la modestie.

    Les impressionnantes restaurations patronnées par le service public des monuments historiques seraient toutefois moins coûteuses si elles intervenaient moins souvent par brusques à-coups, faute d'entretien suivi et de crédits judicieusement répartis pour l'assurer régulièrement. A elles seules, d'ailleurs, elles ne peuvent tenir lieu d'éducation architecturale et paysagère pour le public français. Or ce qui fait l'attrait et le charme, ressentis plus qu'analysés, des campagnes et des villages français et européens, c'est le beau bâti ancien, châteaux, parcs, manoirs, fermes et maisons. Il est en mains privées, mais tout passant, piéton ou automobiliste, indigène ou touriste, en profite, sans toujours mesurer le prix de ce qu'il voit ou entrevoit, ni soupçonner les menaces invisibles qui guettent ces beaux amis inconnus.

    Dans cet immense domaine d'intérêt public, mais dont il n'a pas la propriété, l'Etat rechigne à intervenir. S'il s'agit de bâtiments protégés, les propriétaires privés ont pour recours de s'en remettre, en vue de chiches subventions, à l'autorité sans réplique de deux grands corps, les architectes en chef des Monuments historiques ou les architectes des Bâtiments de France, dont le trouble statut, profession libérale et monopole public incontrôlé, a été récemment épinglé par la Cour des comptes. Le cas des bâtiments non protégés, souvent non répertoriés, le bon grain de loin le plus répandu en France et non le moins fertile pour le regard, est tout simplement désespéré. Authentiques oeuvres d'art, ces bâtiments ne sont pourtant pas exonérés de l'impôt sur la fortune, et tout pousse, même le droit rural et les normes européennes, à leur démolition et à la vente de charpentes entières, de leurs tuiles anciennes et des pierres découpées avec art à des marchands d'« antiquités architecturales ». La Fondation du patrimoine, créée en principe pour remédier à ce vandalisme difficile à percevoir depuis Paris, a été très vite en haut lieu réduite à l'impuissance. On a pu au siècle dernier déménager outre-Atlantique des abbayes entières, pour en faire le beau musée des Cloisters au nord de Manhattan. Aujourd'hui, Rebuchon a pu transporter à Tokyo un château au complet pour y installer un restaurant de luxe.

     On aliène et on exporte en toute impunité de magnifiques étables, aussi nobles que des chapelles dans leurs proportions et leurs matériaux, et aussitôt remplacées par d'immenses hangars métalliques dont un seul suffit à tuer tout un site. Le silence de la Rue de Valois et de ses antennes « en région » est assourdissant. Le coeur n'y est pas. La question pourtant mériterait d'être posée à l'échelle européenne.

     L'exemple a fait école dans d'autres ministères. L'Imprimerie nationale, avec son patrimoine typographique unique au monde, a été privatisée par le ministère des Finances dont elle dépendait, et elle va être délocalisée hors de Paris. Ses agents n'en restent pas moins fonctionnaires publics, et nul ne sait ce qu'il adviendra de leur savoir-faire, qui fait partie lui aussi du patrimoine national inaliénable. Nul ne semble s'aviser au ministère de la Culture que les imposants bâtiments du XIXe siècle de l'ex-Imprimerie nationale, à vendre dans le 15e arrondissement, pourraient abriter le trop-plein des Archives nationales plutôt que de lancer un nouveau « grand projet » ruineux à ériger dans quelque désert. Le sublime et immense Palais de la Monnaie, qui dépend toujours du puissant ministère des Finances, avec son décor Louis XV, sa riche bibliothèque, ses archives, ses collections, connaîtra-t-il le sort des étables du Nivernais ? La principale tâche d'avenir pour un ministère des Lettres et des Arts serait de convaincre le Quai de Bercy que son seul idéal n'est pas la justice sociale imposée par l'impôt, mais le souci de donner toutes leurs chances aux choses de l'esprit. Rien dans cet ordre n'importe davantage en France que de modifier l'actuelle législation léonine et dissuasive relative aux fondations privées, et d'encourager par de substantielles déductions fiscales le mécénat privé envers les enseignements de qualité et les activités artistiques d'intérêt public.

    De nombreux, grands et beaux repères parisiens, qui étaient aussi des lobes du cerveau de la France, se délitent avant d'être dispersés. L'attentisme calculé de l'Etat culturel a les mêmes conséquences à long terme sur la vie morale de Paris que la fureur immobilière privée qui a évidé impunément des arrondissements entiers de leur population pour la remplacer par des kilomètres carrés de bureaux à louer, et qui a transformé le Quartier latin, vidé de ses librairies et bientôt peut-être de ses étudiants, en vitrine vulgaire de marchands de fripes. Le désert gagne, et Ben Laden avec lui. Allez vous promener dans les villes de province, où l'on n'a pas perdu l'habitude d'imiter en toutes choses, et même en le caricaturant, l'exemple de la capitale : la « décentralisation » a créé à la fois d'énormes palais de région flambant neufs et hideux, et une constellation de « Centres » et d'« Espaces » aussi inféconds qu'à Paris.

    Il était à peu près certain que la « culture » ne jouerait aucun rôle dans le duel de la présidentielle. Des deux côtés du pré, les politiques sont dressés sur leurs ergots, mais les hiérarques « culturels » de droite et de gauche se tenaient cois. Leurs intérêts sont communs, leur programme est semblable, leurs langues de bois copulent, leurs clientèles se recoupent. L'important pour eux est de persévérer dans le non-être conquérant. Ils sont convaincus que les questions posées par leur activisme de néant et par ses conséquences sur le bien commun n'intéressent pas les médias, et passent par-dessus la tête de l'électorat. Tout peut donc tourner doucement en rond, dans le « domaine réservé » d'un très petit milieu complice, mondano-politico-culturel, assorti de rares journalistes spécialisés, eux-mêmes exercés à la loi des demi-silences.

    Soudain, au grand émoi des Raminagrobis, d'étranges et sévères rapports de la Cour des comptes et de l'inspection des Finances, non publiés, mais qui circulent dans les hautes sphères du ministère de la Culture, déclenchent un éclat inattendu. La conspiration du silence est rompue.

    Le nouveau président du Louvre, M. Henri Loyrette, vient de découvrir à quel point le plus grand musée du monde ne marche plus qu'avec difficulté. Irrité à bon droit par des titres de presse faisant état tout uniment de la « mauvaise gestion » de son musée, il se défend et il défend ses collaborateurs, en termes nets mais modérés, dans une interview au Monde. Sa ministre, Mme Catherine Tasca, au lieu de le faire tancer, si besoin était, par son directeur de cabinet, le prend à partie elle-même dans un article envoyé au Monde, sans daigner répondre à ses arguments. Veut-elle le pousser à la démission ? A-t-elle trouvé le prétexte pour mettre à la tête du Louvre, comme elle l'a fait pour l'ex-Caisse des monuments historiques, un énarque décidé à introduire à haute dose au Louvre l'« art vivant » ? Bon apôtre, le président du Centre Pompidou saisit l'occasion de s'interposer dans Le Figaro, promettant la main sur le coeur à chacun son dû, pour peu qu'on lui confie les commandes.

     Un autre rapport, émanant de l'inspection des Finances, allume un autre feu de presse, mettant en cause cette fois la gestion en « économie mixte » de la RMN, l'indispensable mutuelle des Musées nationaux. Cela concerne aussi le Louvre, qui doit verser 45 % de ses recettes d'entrées dans la caisse commune, alors que son budget de fonctionnement ne lui permet pas un service normal.

     On conçoit que le public ait du mal à entrer dans les aspects techniques, financiers, juridiques, syndicaux de cette querelle, à la fois violente et feutrée, dont les enjeux visibles sont sans doute la santé et le prestige du Louvre, mais dont les enjeux invisibles touchent à la bonne marche des musées nationaux en général. Cette guérilla administrative, son arrière-plan de pénurie budgétaire, ses liens avec l'application à la fonction publique de la funeste loi des 35 heures, cachent eux-mêmes un dilemme de première grandeur, et dont la nature et la solution ne sont pas techniques, mais politiques. Ce dilemme, longtemps obscurci par des compromis de fortune, se pose aujourd'hui dans des termes qui ne supportent plus les synthèses bâtardes. Le conservatisme évaporé d'une bureaucratie d'« avant-garde » n'est plus de saison.

    Ce n'est pas par hasard si le Louvre, dont François Mitterrand avait fait l'un des joyaux de sa couronne, est aujourd'hui en difficulté, tandis que le Centre Pompidou, protégé par l'Elysée, peut faire semblant de rester au-dessus de la mêlée. De surcroît, pour avoir résisté à l'introduction dans ses murs d'une antenne du futur musée des Arts premiers, quai Branly, « Grand Travail » unique et chéri de Jacques Chirac, le Louvre s'est attiré l'agacement du président de la République. Le mal du « premier musée du monde » vient pourtant de plus loin. Il a beau pouvoir se réclamer d'origines jacobines, avoir été modernisé par un architecte on ne peut plus contemporain et avoir été rhabillé en établissement public, tous ses titres révolutionnaires et ses rajeunissements ne peuvent faire oublier qu'il est en quelque sorte le roi du Patrimoine, le vaisseau amiral d'une flotte de Musées et de Monuments nationaux symbolisant au nom de tous les autres la mémoire des arts et sa fonction dans l'identité nationale. Cela ne pardonne pas.

    S'il y a un lieu en France où le patrimoine national est inaliénable et sacré, c'est bien au Louvre. Maintenant que l'Ecole des beaux-arts et l'Académie de France à Rome ont renié leur vocation éducative, s'il y a un lieu en France où la tradition des arts français reste insolemment exposée dans toute son incomparable continuité, leçon pour les touristes mais d'abord pour les jeunes générations françaises, c'est encore le Louvre. Le Louvre est l'héritier par excellence de l'ancienne tradition française de l'Etat cultivé et éducatif, modeste dans ses ambitions de dicter à tous les Français le même goût, mais ambitieux dans sa volonté de fonder le goût des Français (et l'invention de leurs artistes) sur un patrimoine de beauté mis à la disposition de tous.

    J'irai plus loin. Un peu comme le Collège de France symbolise l'Enseignement public des lettres et des sciences, le Louvre est l'emblème aux yeux de tous de la France des arts. Sa vitalité, sa fécondité ou son déclin donnent en quelque sorte la mesure d'une nation qui, réduite matériellement aux seconds rôles, peut ou non retrouver son autorité spirituelle selon qu'elle aura choisi entre la « culture », au sens dé-constructeur et niais que l'on a donné mondialement à ce mot-valise, et la qualité de l'éducation, la transmission des savoir-faire, le talent et l'intelligence.

     On peut être en effet une puissance secondaire, une des composantes parmi d'autres de l'Union européenne, et cependant briller dans tous les ordres où le service public, recentré sur l'essentiel, peut et doit exercer en amont son rôle : des institutions exemplaires d'éducation et de mémoire dans toutes les disciplines, et des bourses pour y faire venir les jeunes Français défavorisés et les étrangers, l'entretien probe du patrimoine commun bâti et paysager, l'enrichissement des collections nationales de tous ordres, la mise en oeuvre scientifique et éducative de ce fonds encyclopédique en mouvement : All that only money cannot buy (« Tout ce que l'argent seul ne peut pas acheter »). L'identité et l'exemplarité de la France, diminuées peut-être sur d'autres terrains, ne peuvent être ressaisies que là où son passé fait attendre d'elle qu'elle montre la voie : la civilisation des moeurs, l'amour du travail bien fait et l'exercice des choses de l'esprit. Cela suppose que l'Etat, redevenu impartial, recentré sur le bien commun, désenclavé des coteries mondaines, laisse au jeu du marché et au plébiscite du public le soin de décider ce qui, dans les engouements de l'instant, vivra, croîtra ou s'évanouira rapidement.

     Il est évident que, bien au-delà de la querelle, apparemment obscure et mineure, dont le Louvre est l'enjeu, se profile l'éventualité, même improbable, à laquelle les gens en place résistent des quatre fers, d'une politique patrimoniale populaire et moderne, étendue à l'ensemble du territoire et dont l'Etat, parfaitement au clair des mérites mais aussi des dérives de la modernité, se donnerait la volonté et les moyens, tout en se ménageant le concours abondant de la fortune privée.

     On comprend que ce « futurible », comme l'oeil qui regardait Caïn, déchaîne l'hostilité sourde, à droite et à gauche, de tous les gens en place qui, sous couleur de « générosité », poussent à durcir à leur profit un choix politique opposé, dont pourtant les effets nocifs sont de plus en plus voyants. C'est le choix hypocrite de l'amnésie et de la « déséducation », présentées comme les solutions miracles pour donner satisfaction aux « exclus de la culture », mais en fait propices à la massification générale des esprits et des sensibilités, et au renforcement des privilèges et du pouvoir de coteries rivales et solidaires. Le projet de substituer au patrimoine des « friches » offertes à la « créativité » de populations qu'on invite à s'« artistifier » convient parfaitement à une nomenklatura culturelle tout à la fois néolibérale et néogauchiste, antiaméricaine en surface et provincialement américanisée en profondeur.

    C'est cette dernière contradiction qui rend très équivoque l'attachement à l'« exception culturelle » vociféré par le milieu cinématographique français. Sans doute le système français d'avances sur recettes et son mode de financement, qui datent de 1948, sont-ils en leur principe des chefs-d'oeuvre d'astuce, qu'on souhaiterait voir imités dans tous les domaines patrimoniaux, et adoptés par l'ensemble de l'Union européenne. Mais comment et par qui est distribuée cette manne ? Le public français déconcerté constate qu'elle encourage trop souvent des amateurs à se faire plaisir, sans risque, sur pellicule, ou qu'elle favorise des réalisateurs qui, à l'instar de Jean-Marie Messier-Citizen Kane, ne rêvent que de conquérir le public d'outre-Atlantique par des clones de la production hollywoodienne, titrés en américain et sous-titrés en français. Les André Téchiné et les Eric Rohmer sont rares, les Luc Besson pullulent.

    Au principe de tant de gâchis qui, pour la première fois dans notre histoire, nous rendent ridicules, on retrouve toujours l'arrivisme et la prétention de coteries qui jouissent de monopoles ou qui y prétendent avec hauteur. Le fantasme de leurs héros américains, que Ridley Scott a représenté naguère dans la fable de « Blade Runner », c'est d'exercer le pouvoir confortablement au sommet d'une tour high-tech surprotégée, cependant que sous le nom généreux de démocratie les populations nivelées et hébétées dans un quart-monde globalisé se prêteraient docilement, dans leurs favelas, à un mécénat culturel pluridisciplinaire : carnaval, théâtre et fêtes de rue, « arts vivants », artisanats ethniques, raves, duels de gangs et trafic de drogue. La langue américaine dispose de trois mots tranchants pour cette humanité réduite à son plus petit dénominateur par une oligarchie de faux dieux : garbage, trash et radical chic

    source : http://www.catallaxia.org/wiki/Marc_Fumaroli:Le_terrorisme_de_l%27%C3%89tat_culturel
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