• La resilience ,Résistance aux traumatismes

    Même s'ils en gardent des cicatrices, les humains peuvent dépasser des traumatismes graves. Telle est l'encourageante conclusion à laquelle aboutissent les travaux sur la résilience. Les spécialistes du domaine s'intéressent particulièrement aux facteurs de protection, au premier rang desquels se situent les relations affectives avec les proches.

    Comment survivre au malheur ? C'est l'inévitable question à laquelle doivent répondre très concrètement toutes les personnes qui passent ou sont passées par une situation particulièrement traumatisante, qu'il s'agisse de victimes d'attentats, d'enfants maltraités, de rescapés des camps de concentration, ou encore de patients atteints de maladies graves.

    Pendant de longues années, les spécialistes avaient tendance à estimer qu'un drame personnel conduisait très souvent à une psychopathologie. Par exemple, un enfant maltraité devenait presque nécessairement un délinquant, puis un parent maltraitant, voire un criminel. Mais les faits sont venus contredire ce regard pessimiste, et aujourd'hui, des chercheurs de plus en plus nombreux s'intéressent aux processus qui permettent à quelqu'un de mener une existence relativement normale malgré des traumatismes importants. Le terme de résilience, encore peu connu, désigne ainsi l'aptitude à survivre à des événements particulièrement douloureux. Mais cela est plus qu'une simple capacité de résistance, c'est également une dynamique qui permet à la personne de réagir positivement, de construire une existence relativement satisfaisante. Comme le dit Boris Cyrulnik, qui vient de consacrer à ce phénomène un récent ouvrage, la résilience est caractéristique d'une « personnalité blessée mais résistante, souffrante mais heureuse d'espérer quand même »(1).

    Une découverte inattendue

    La majeure partie des travaux sur la résilience porte sur des enfants. L'utilisation de ce terme en psychologie remonte au milieu des années 60, lorsque des chercheurs s'étonnent de constater que des enfants grandissant dans des conditions particulièrement difficiles se développent normalement (2).

    Au départ, les chercheurs avaient décidé de suivre sur plusieurs dizaines d'années le vécu de tous les enfants nés en 1955 sur l'île Hauai, dans l'archipel des îles Hawaï. Sur 698 enfants, 201 présentaient un risque élevé de développer des troubles (en cumulant au moins quatre sources de stress, tels qu'une naissance difficile, une pauvreté chronique, ou encore un environnement familial marqué par les disputes, le divorce, l'alcoolisme ou la maladie mentale). De fait, presque les 2/3 de ces enfants ont eu de sérieuses difficultés d'apprentissage à 10 ans, et d'autres problèmes, comme la délinquance, à 18 ans. Mais les autres se sont bien développés, sachant « tirer avantage de toute occasion pour s'améliorer ».

    Ces personnes présentaient certaines caractéristiques : elles étaient issues de familles peu nombreuses, avec des naissances espacées, et avaient bénéficié de l'attention d'une personne bienveillante, « qui les acceptait inconditionnellement ». Elles avaient ainsi pu donner un sens à leur vie et contrôler leur destin. A l'âge adulte, ceux et celles qui étaient mariés entretenaient des relations étroites avec leur conjoint(e) et nombre d'entre eux avaient une foi religieuse profonde.

    Par ailleurs, un grand nombre des enfants à haut risque qui avaient eu des problèmes à l'adolescence rebondissaient à l'âge adulte. Les principaux aspects qui avaient déterminé ce changement étaient le service militaire, le mariage, le soutien de personnes proches, le fait d'être parent et la participation à un groupe religieux.

    Des critiques méthodologiques

    Un autre élément a favorisé le développement des études sur la résilience : des critiques méthodologiques se sont élevées, à partir des années 70-80, à l'encontre de diverses études diffusant l'idée de « transmission intergénérationnelle » de la maltraitance (3). En fait, beaucoup de chercheurs ont fait quasiment la même erreur que nombre de travailleurs sociaux, celle que B. Cyrulnik appelle le biais du professionnalisme : ils ne repèrent que les personnes qui répètent la maltraitance. Dès lors, celle-ci semble bien plus importante qu'elle ne l'est en réalité. En effet, si l'on examine les origines familiales d'un enfant maltraité, on constate que dans la grande majorité des cas, ses parents ont eux-mêmes été maltraités. D'où l'idée que la maltraitance se transmet de génération en génération. C'est d'ailleurs la conclusion de diverses études utilisant cette approche dite rétrospective.

    Or, il s'agit là d'une erreur de perspective. En effet, si l'on prend le processus dans le bon sens chronologique, c'est-à-dire si l'on étudie ce que deviennent des enfants maltraités une fois devenus adultes, on constate que seule une faible proportion devient délinquante et/ou maltraitante. Cette méthodologie, dite prospective ou longitudinale, est plus lourde et donc plus coûteuse et plus rarement utilisée, mais fournit une image bien plus juste de la réalité.

    Pour illustrer cette différence, observons les chiffres obtenus par deux enquêtes françaises sur les enfants placés par les services d'aide à l'enfance. Marie Anaut, maître de conférences à l'université Lyon-II, a étudié l'origine d'un groupe de 56 enfants placés en famille d'accueil (4). Environ la moitié des mères de ces enfants avaient elles-mêmes été placées quand elles étaient enfants. Elle estime que ces mères n'ont pas eu de modèle parental solide, qui aurait fourni la base sur laquelle fonder leur propre vécu de parent. Elles sont donc incapables de s'occuper correctement de leurs enfants, lesquels se trouvent placés, soit volontairement par la mère, soit autoritairement par les instances judiciaires.

    M. Anaut en conclut que « les carences familiales semblent se transmettre de génération en génération comme un "héritage relationnel". »

    Or, le tableau est beaucoup moins sombre dans l'étude réalisée par Michel Duyme, chercheur au CNRS, et ses collègues, menée auprès de 563 sujets ayant été placés pendant leur enfance (5). Elle montre que seulement 5 à 6 % des ex-placés reproduisent ce comportement. Si l'on compare ce taux de placement avec celui de la population française générale (1%) et plus encore avec celui de la strate sociologique de l'étude (en l'occurrence la classe ouvrière, qui présente un taux de 2 %), on constate qu'il y a un risque plus élevé de répétition du placement, mais seulement dans une faible proportion.

    Mais comment se fait-il que l'usage de méthodologies différentes puisse conduire à des résultats aussi divergents ? Une autre étude peut faciliter la compréhension, car elle permet précisément de repérer simultanément les deux types de pourcentage (6). A partir des mêmes données factuelles, le taux de transmission de la maltraitance est soit de 90 %, soit de 18 %, selon l'approche adoptée ! Rosemary S. Hunter et Nancy Kilstrom ont interviewé 282 parents d'enfants admis dans un service de soins intensifs, ce qui leur a permis de constater que 49 de ces parents avaient été maltraités durant leur enfance. Un an plus tard, on constate que 10 enfants ont été maltraités, dont 9 étaient issus de parents anciennement maltraités eux-mêmes.

    On peut en conclure, soit que la transmission est de 90 %, puisque 9 enfants maltraités sur 10 sont issus de parents ex-maltraités ; soit que la transmission est de 18 %, puisque 9 enfants ont été maltraités, à partir d'une population de 49 parents ex-maltraités. Or, c'est bien le second taux qui est à retenir. Ainsi, comme le souligne B. Cyrulnik, « la résilience est donc la règle, (...) mais c'est la première fois qu'on y réfléchit ».

    Un ressort invisible

    La résilience ne concerne pas que les enfants, mais également les personnes qui subissent un traumatisme à l'âge adulte. Gustave-Nicolas Fischer, professeur de psychologie sociale à l'université de Metz, a enquêté avec ses étudiants auprès de personnes ayant souffert de situations extrêmes de quatre types : une maladie mortelle (cancer, sida), la guerre, le camp de concentration, la perte d'un être cher (7).

    Pour surmonter cette épreuve, ces personnes ont dû puiser au fond d'elles-mêmes des ressources latentes, mais jusqu'alors insoupçonnées, d'où le titre de l'ouvrage, Le Ressort invisible. Ce ressort leur a permis de transformer l'obstacle en tremplin, la fragilité en richesse. « Paradoxalement donc, écrit G.-N. Fischer, c'est lorsqu'on doit affronter la mort que l'on apprend à vivre. » L'individu qui est passé par une situation extrême en éprouve certes les stigmates, mais est en même temps transformé par elle. Il en vient notamment à se demander s'il a des raisons de se battre, ce qu'il n'a pas l'occasion de faire habituellement.

    Une situation extrême entraîne généralement chez la plupart des personnes un véritable changement de personnalité, une métamorphose intérieure. Il peut y avoir blindage émotionnel et repli sur soi, mais aussi élargissement du regard, en particulier chez les personnes atteintes de maladie grave. Un homme s'exprime ainsi après une rechute cancéreuse : « Après ce genre d'épreuve, on prête moins d'attention aux petites misères de la vie, on relativise les choses et puis on adopte aussi une autre philosophie de la vie : on se dit qu'après tout on est déjà sursitaire et, de ce fait-là, on a tendance à beaucoup plus apprécier les bienfaits de la vie. »

    Ces personnes soulignent généralement que se sentir aimé par leurs proches constitue un soutien essentiel. Ainsi, une femme de 49 ans, atteinte du cancer, déclare : « Mon mari et mes enfants ont été très près de moi, l'amour qu'ils m'ont donné est un don inestimable. Leur affection et leur soutien m'ont permis de prendre conscience de la valeur et de la présence que je représentais pour eux. Ils ont donné un sens à ma vie. »

    Une autre encore affirme : « Avant d'être malade, je me disais quelquefois, suite à de gros problèmes : la vie ne vaut pas le coup d'être vécue. Maintenant, j'ai envie de vivre. Je suis plus tolérante avec tout le monde. J'essaie de comprendre le comportement des gens, je vais plus au fond des choses. »

    Pour G.-N. Fischer, ces personnes sont certes devenues des êtres vulnérables, meurtris dans leur corps et leur âme, mais c'est précisément l'expérience de leur vulnérabilité qui a été au coeur de leur survie.

    Les bienfaits des relations humaines

    Constatant qu'il n'y a pas nécessairement de rapport mécanique entre un traumatisme et des troubles psychologiques, les spécialistes de la résilience se sont intéressés aux facteurs de protection, qu'on peut schématiquement classer en trois catégories : les facteurs affectifs, cognitifs et conatifs. Précisons toutefois que les limites de ces trois catégories ne sont pas toujours nettes.

    Les facteurs affectifs concernent essentiellement les relations chaleureuses que l'individu résilient entretient avec des proches. Nous avons pu noter leur importance pour les personnes gravement malades. Mais l'affection des proches est une ressource utile dans toutes sortes de situations extrêmes. Comme le souligne Antoine Guédeney, pédopsychiatre et membre de l'Institut de psychanalyse de Paris, « on n'est pas résilient tout seul, sans être en relation » (8). Ainsi, nombreux sont les prisonniers de camps de concentration ou les personnes retenues plusieurs années comme otages qui ont ensuite déclaré avoir tenu le coup parce qu'ils savaient que leur famille les attendait et s'inquiétait de leur sort. De même, plusieurs études montrent que ceux qui ont, en tant que parents, brisé le cercle vicieux de la maltraitance dont ils avaient été victimes, vivent généralement une relation de couple stable et épanouissante, au point que l'on constate parfois une stabilité conjugale supérieure à celle qui a cours dans la population générale.

    L'affection joue évidemment aussi un grand rôle dans l'enfance. Dans la plupart des cas d'enfants résilients suite à la maltraitance, on constate que ceux-ci ont bénéficié du soutien affectueux d'un proche, que ce soit l'un des deux parents, ou bien un oncle ou une grand-mère. Par exemple, B. Cyrulnik raconte l'histoire de Maurice, qui a passé les dix premières années de sa vie auprès de parents alcooliques qui se battaient quotidiennement (9). A 10 ans, il est placé dans une institution où il fait la connaissance d'un jardinier avec lequel il discute un peu chaque jour. L'enfant est émerveillé car c'est la première fois de sa vie qu'on lui parle gentiment et qu'il entend de belles histoires de fleurs. Aujourd'hui, Maurice est universitaire et garde toujours une profonde reconnaissance envers cet homme qui a illuminé son existence.

    Charles Baddoura, professeur de psychiatrie, souligne qu'au cours de la guerre du Liban, qui a duré plus de seize ans entrecoupée d'accalmies, les réactions ont été très différentes d'un enfant à l'autre, certains ayant souffert de troubles dépressifs alors que d'autres se portaient bien (10). Or, ces différences dépendaient de l'atmosphère régnant dans l'environnement proche de l'enfant plus que du niveau d'exposition au stress. Par exemple, les enfants déprimés avaient généralement une mère qui n'arrivait pas à maîtriser ses angoisses face au stress, ce qui se traduisait par une attitude hyperprotectrice ou inversement trop absente.

    Une comparaison des propos tenus par deux mères est à cet égard révélateur. La mère d'Ali, 8 ans, psychologiquement perturbé, déclare : « Durant ma grossesse, il y avait des obus. J'avais peur, très peur. A la fin, mes nerfs ont lâché, on m'a donné des tranquillisants. Lorsque j'ai accouché, j'ai beaucoup souffert et j'ai fait une dépression. Par la suite de l'accouchement, nous avons déménagé plusieurs fois. Cela m'a rendue très faible et Ali a eu très peur. Il a toujours très peur. Il ne dort qu'à côté de moi la nuit. Je le sens et le veux très proche de moi, parce qu'il ne peut pas se débrouiller seul. »

    Quant à la mère de Walid, 10 ans et bien équilibré, elle affirme : « La grossesse s'est déroulée dans de très bonnes conditions bien que les obus se soient abattus tout près d'ici. Par la suite, le quartier a pas mal subi, mais on n'a jamais fait sentir l'angoisse aux enfants. Nous parlions, nous discutions beaucoup ensemble de ce qui se passait. J'essayais énormément de me maîtriser, de ne pas crier, d'être calme. »

    Trouver un sens à l'existence

    A côté des facteurs affectifs, agissent également les aptitudes cognitives. Les personnes résilientes sont capables de se fixer des objectifs et d'élaborer une stratégie pour y parvenir. De plus, elles analysent leur situation, ce qui leur permet de prendre des distances d'avec une souffrance qui risquerait autrement de les submerger. Dans son ouvrage, B. Cyrulnik insiste longuement sur l'aptitude de certains enfants à faire de leur expérience personnelle un récit. Il souligne que la mise en mot d'une souffrance respecte presque toujours les règles du bon théâtre : l'identité narrative de l'auteur, l'action, le but, la scène, l'instrument. Au point parfois de reconstruire le passé : « Quand on raconte son passé, on ne le revit pas, on le reconstruit. Ce qui ne veut pas dire qu'on l'invente. Ce n'est pas un mensonge. Mais tout ne fait pas événement dans une vie. On ne met en mémoire que ce à quoi on a été rendu sensible. »

    Le psychiatre Victor Frankl a pour sa part élaboré une forme de psychothérapie, la logothérapie, entièrement fondée sur la nécessité de trouver un sens à l'existence (11). Pour lui, de nombreuses névroses sont « noogènes », c'est-à-dire liées à l'absence de sens ressentie par les individus. Et c'est essentiellement le passage en camp de concentration qui l'a conduit à une telle réflexion.

    De cette expérience douloureuse, il a retiré la conviction que l'être humain peut supporter une souffrance inévitable, à condition qu'il lui trouve un sens. V. Frankl décrit notamment un entretien avec l'un de ses patients, profondément déprimé depuis la mort de sa femme survenue deux ans auparavant. A un certain moment, il demande à cet homme :

    « - Et si vous étiez mort le premier et que votre femme ait eu à surmonter le chagrin provoqué par votre décès ?

    - Oh ! pour elle, ç'aurait été affreux ; comme elle aurait souffert !

    - Eh bien, cette souffrance lui a été épargnée, et ce, grâce à vous. Certes, vous en payez le prix puisque c'est vous qui la pleurez. »

    Ce propos a permis à l'homme de voir la situation sous un autre angle et de lui fournir une certaine consolation.

    Il y a enfin un troisième groupe de facteurs de protection, les processus conatifs, terme qui renvoie à la volonté de l'individu, à ses motivations.

    Plusieurs rescapés des camps de la mort ont souligné qu'il était essentiel de conserver sa dignité morale. Le psychanalyste Bruno Bettelheim, qui a lui-même été interné, note que pour survivre, il fallait obéir à des ordres avilissants, mais ne le faire qu'en se rappelant que c'était pour rester en vie et inchangé en tant que personne (12). « Les prisonniers qui ne faisaient pas taire la voix du coeur et de la raison (...) se rendaient compte (...) qu'ils conservaient la dernière, sinon la plus grande des libertés : choisir leur attitude dans n'importe quelle circonstance. »

    De même, Nathan Chtcharanski, l'un des plus célèbres dissidents soviétiques, explique que pour résister aux brimades de ses geôliers, il lui fallut d'abord apprendre à ne pas se mépriser pour ce qu'il subissait. Sa survie était intimement liée au respect de lui-même (13). « Une fois que j'eus compris cela, rien de ce qu'ils pouvaient faire ne parvint à m'humilier. Moi seul pouvais m'humilier en commettant quelque acte dont je pourrais rougir par la suite. (...) Je me répétais inlassablement cette phrase, jusqu'à ce qu'elle fût profondément ancrée en moi : "Rien de ce qu'ils peuvent me faire ne saurait m'humilier." Quand j'eus assimilé ce principe, rien, ni les fouilles, ni les punitions, ni même, cinq ans plus tard, plusieurs tentatives de me nourrir de force par le rectum lors d'une grève de la faim prolongée, ne parvint à me faire perdre le respect de moi-même. »

    (Ré)apprendre à aimer

    L'impact de la détermination personnelle se retrouve également chez les enfants maltraités. Une différence essentielle distingue généralement ceux qui reproduisent ce comportement parental et ceux qui brisent le cercle vicieux. Les premiers ont tendance à minimiser, voire à nier la violence dont ils ont été victimes (par exemple : « C'est vrai, mon père me tapait, mais c'est normal, c'est parce que j'étais méchant »). A l'inverse, ceux qui ressentent ce comportement comme une injustice grave, comme quelque chose d'anormal, prennent généralement la ferme décision de ne pas l'imiter et y parviennent souvent.

    Dans son ouvrage au titre significatif Des hommes qui aiment, Susan Edwards, psychologue clinicienne, rapporte plusieurs exemples d'hommes privés d'amour dans leur enfance et qui ont dû apprendre à aimer (14). Elle rapporte les propos de Shawn, 35 ans : « Comment pourrais-je faire un bon père, me disais-je, si je n'en ai jamais eu moi-même ? J'ai observé comment mon beau-père et mes trois beaux-frères se comportaient avec leurs enfants, et j'ai beaucoup appris. On choisit d'être un bon père. J'aime tendrement mes enfants, car je me souviens de ma propre jeunesse. Maintenant, je sais que l'ombre d'un père sans amour ne détermine pas ma vie. Tout ce que j'avais à faire était de renoncer au passé pour construire l'avenir. » Pour certains chercheurs, la meilleure preuve de la résilience chez les individus anciennement maltraités réside précisément dans leur comportement affectueux auprès de leurs enfants.

    Au final donc, ce que montrent les témoignages de victimes et les différents travaux sur la résilience, c'est qu'il existe au fond de l'être humain des ressources insoupçonnées, qui le rendent capable de dépasser de nombreuses épreuves apparemment insurmontables. -

     

    «Je devais survivre, accomplir une mission, devenir médecin »

    «S i j'ai voulu m'occuper d'adolescents, ce n'était pas pour voir comment se passait une adolescence ordinaire ; c'était pour tenter de me guérir, en donnant aux adolescents qui n'arrivaient pas à se dépatouiller de leur crise pubertaire l'aide dont j'aurais eu besoin et que personne ne m'a donnée. » Ainsi s'exprime, dans son dernier livre, Samuel Tomkiewicz, spécialiste internationalement reconnu de la psychiatrie de l'adolescent (1).

    Sa propre adolescence, il l'a passée derrière les murs rouges du ghetto de Varsovie, puis au milieu des barbelés du camp de Bergen-Belsen. Il s'est échappé d'un wagon qui l'emmenait, avec sa famille, vers une destination inconnue. Sa famille est morte et il éprouve toujours la souffrance d'avoir laissé ses proches dans le train.

    Hormis sa famille, qu'il décrit comme unie et qui lui a permis de se projeter dans l'avenir, un homme a joué un rôle essentiel dans son existence. Il s'agit d'un psychiatre qu'il a rencontré dans le ghetto après avoir tenté de se suicider. Cet homme lui affirme qu'il a confiance en lui, qu'il pense que ce jeune désespéré qu'il a devant lui est en fait bourré de capacités et qu'il se débrouillera très bien dans la vie, une fois la guerre terminée.

    Cette discussion suffit pour que le jeune Tomkiewicz retrouve le goût de vivre, et elle exercera plus tard une influence prépondérante sur son choix professionnel. « Si je suis devenu psychiatre moi-même, c'est aussi pour rendre aux autres ce que j'ai pris à cet homme ; c'est une des motivations les plus fortes que je me connaisse. J'avais une dette envers lui : il avait réinjecté le désir de vivre à l'adolescent perdu et suicidaire que j'étais. Je lui dois sans doute en partie mon invulnérabilité, par la suite, pendant la guerre : je devais survivre, accomplir une mission, devenir médecin. »

    Il a notamment travaillé pendant vingt-trois ans dans un centre d'accueil pour jeunes délinquants. Pour lui, le comportement de ces jeunes vient d'abord de ce qu'ils ne se respectent pas eux-mêmes, parce qu'ils n'ont pas été respectés. Il faut donc commencer par les aider à retrouver une image correcte d'eux-mêmes, en adoptant ce qu'il appelle une «Attitude authentiquement affective» (AAA). Ce qui implique de considérer que tout adolescent a une énergie créatrice potentielle, laquelle peut se développer s'il se sent aimé. Et pour Tomkiewicz, c'est sans conteste sa propre adolescence volée qui l'a conduit à adopter une telle attitude.

    NOTES
    1

    S. Tomkiewicz, L'Adolescence volée, Calmann-Lévy, 1999.

    «Personne ne battra jamais mon bébé comme j'ai été battue »

    Annie est une jeune mère de 16 ans, qui refuse de s'occuper de son fils Greg, 3 mois 1/2, et qui laisse son mari le faire. La famille d'Annie est connue depuis trois générations par les services sociaux ; son père est décédé lorsqu'elle avait 5 ans, et sa mère abandonnait régulièrement sa famille. Quant au beau-père, c'était un alcoolique qui frappait Annie avec une planche.

    Une équipe de thérapeutes et chercheurs, travaillant pour le « Projet pour le développement de l'enfant », a souhaité apporter son aide à cette jeune femme (1). Annie refuse tout d'abord, mais une relation de confiance s'installe progressivement entre elle et la thérapeute. Après plusieurs visites de celle-ci au domicile d'Annie, la jeune femme raconte son histoire. C'est à cette occasion, alors que le bébé se met à pleurer, que la thérapeute voit pour la première fois Annie aller le prendre et le serrer fortement dans ses bras. Cependant, en le taquinant, elle lui dit : « Je vais te battre » et même « Quand tu seras grand, peut-être que je te tuerai ». La thérapeute en conclut que si Annie a si peur de se rapprocher de son bébé, c'est en fait par crainte de le détruire.

    Au cours des visites suivantes, Annie continue à parler de son histoire, et la thérapeute en profite pour établir discrètement un parallèle entre le besoin d'amour d'Annie et le besoin d'amour de son fils. Annie arrive progressivement à exprimer plus librement ses affects douloureux par rapport à ce qu'elle a vécu, et dit qu'on ne doit pas frapper un enfant. Au milieu de ses crises de larmes, elle va chercher son bébé et le prend dans ses bras. Selon l'équipe de chercheurs, c'est parce qu'Annie s'identifiait initialement à ceux qui l'avaient agressée qu'elle avait eu tendance à répéter la violence et la négligence envers Greg. Alors que maintenant, elle protège son enfant, au point de déclarer un jour : « Personne ne battra jamais mon bébé comme j'ai été battue ».

    NOTES
    1

    S. Fraiberg, E. Adelson et V. Shapiro, « Fantômes dans la chambre d'enfants ; une approche psychanalytique des problèmes qui entravent la relation mère-nourrisson », Psychiatrie de l'enfant, 1983, vol. 26, n° 1.

     

    Mots-clés :

     

    NOTES

    1.

    B. Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999.


    2.

    E.E. Werner, « Children of the garden island », Scientific American, avril 1989.


    3.

    Voir, entre autres, J. Kaufman et E. Zigler, « Do abused children become abusive parents? », American Journal of Orthopsychiatry, avril 1987, vol. 57, n° 2 ; C. Spatz Widom, « Does violence beget violence? A critical examination of the litterature », Psychological Bulletin, juillet 1989, vol. 106, n° 1 ; J.E. Oliver, « Intergenerational transmission of child abuse: Rates, research, and clinical implications », American Journal of Psychiatry, septembre 1993, vol. 150, n° 9.


    4.

    M. Anaut, Entre détresse et abandon : la répétition transgénérationnelle chez les enfants placés, Editions du CTNERHI, 1997.


    5.

    J.-P. Assailly, M. Corbillon et M. Duyme, « Transmission intergénérationnelle et comportement parental ; étude longitudinale d'enfants placés », Neuropsychiatrie de l'enfance, juillet 1989, vol. 37, n° 7.


    6.

    R.S. Hunter et N. Kilstrom, « Breaking the cycle in abusive families », American Journal of Psychiatry, octobre 1979, vol. 136, n° 10.


    7.

    G.-N. Fischer, Le Ressort invisible ; vivre l'extrême, Seuil, 1994.


    8.

    A. Guédeney, « Les déterminants précoces de la résilience », dans B. Cyrulnik (dir.), Ces enfants qui tiennent le coup, Hommes et perspectives, 1998.


    9.

    B. Cyrulnik, op. cit.


    10.

    C. Baddoura, « Traverser la guerre », dans B. Cyrulnik (dir.), Ces enfants qui tiennent le coup, op. cit.


    11.

    V. Frankl, Découvrir un sens à sa vie, Editions de l'homme/Actualisation, 1988.


    12.

    B. Bettelheim, Le Coeur conscient, Robert Laffont, 1972.


    13.

    N. Chtcharanski, Tu ne craindras pas le mal, Grasset, 1988.


    14.

    S. Edwards, Des hommes qui aiment, Bayard Editions, 1996.

    Source : http://www.scienceshumaines.com/la-resilience-resister-aux-traumatismes_fr_11193.html

     

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