• Incontournable Al Ghazali

    Al-Ghazâlî

    Par Florian Besson

    Abû Hamid Muhammad al-Ghazâlî est un soufi musulman du XIème siècle, qui incarne un soufisme extrêmement savant et raffiné.
    Immense intellectuel, il est célèbre notamment pour s’être radicalement opposé à la philosophie « gréco-arabe ».

    Les voyages forment la jeunesse

    Al-Ghazâlî naît en 1058 dans la ville de Tûs, dans le Khorasan, en Perse (Iran actuel). On a peu d’informations sur son enfance, mais il est toutefois possible de reconstituer un parcours cohérent. On sait ainsi que lorsque son père mourut, il était déjà imam, alors même qu’il était mineur : cela indique à la fois de grandes capacités intellectuelles (il faut notamment être capable de réciter de tête l’intégralité du Coran sans faire de faute pour être imam), mais aussi, très probablement, qu’il appartenait à une famille aisée. On sait aussi qu’il est allé un temps étudier à Jurjan, une véritable ville universitaire située à 150 kilomètres de Tûs, pour étudier le droit coranique (le fiqh) auprès de l’imam al’Isma’îlî, ou encore à Naysabur (Nishâpur). C’est là une tradition de l’islam : il s’agit pour le jeune étudiant de voyager pour aller chercher le savoir auprès de grands maîtres du moment. Le voyage est doublement pensé comme un voyage d’apprentissage. Après la mort de son père, il part s’installer à Jardjâne, une grande ville du sud de la Perse, et c’est là qu’il achève sa formation intellectuelle : il passait pour un érudit dans toutes les sciences de l’islam. Il y suit notamment l’enseignement du grand juriste al-Djûwayni.

    A la mort de celui-ci, al-Ghazâlî reprend son itinérance, et part cette fois en Irak, probablement dans le but de faire le pèlerinage à La Mecque (le hajj). Mais sa réputation a déjà franchi les frontières : le vizir Nizâm al-Mulk, lui-même immense intellectuel, au service des sultans seldjoukides (et notamment du sultan Alp Arslan, celui qui écrasera les Byzantins à la bataille de Mantzikert en 1071), s’attache les services de al-Ghazâlî. Il lui confie notamment un poste dans l’une des madrasas les plus réputées de Bagdad, alors même que al-Ghazâlî est encore jeune (il n’a que 34 ans). Le savant persan, qui reçoit à cette occasion le titre de « Lumière de la Religion », occupera ce poste pendant près de quatre ans ; il évolue aussi au plus près des milieux du pouvoir, côtoyant le vizir al-Mulk, qui rédige à la même époque un Traité de Gouvernement, le Siyasât Nameh, ouvrage de philosophie politique qui est aussi l’une des œuvres importantes de la renaissance de la langue persane. Al-Ghazâlî rédige lui-même plusieurs traités de jurisprudence (il est de rite chaféite) et de logique, et participe aux combats politiques et aux joutes savantes, défendant son « patron » Nizâm al-Mulk.

    Il est même largement « mobilisé » par un Etat que al-Mulk réorganise en profondeur. En effet, l’affrontement intellectuel entre sunnisme et chiisme atteint alors son paroxysme, tout comme l’affrontement militaire entre le califat abbasside, revivifié par l’arrivée des Turcs Seldjoukides [1], et le califat fatimide du Caire, qui s’allie aux pouvoirs du Maghreb pour rivaliser avec son concurrent. Dans ce contexte, les savants sont d’un côté comme de l’autre mobilisés : al-Ghazâlî rédige ainsi un ouvrage intitulé Les vices de l’ésotérisme, dans lequel il dénonce fortement les doctrines chiites (et notamment la place prééminente donnée à l’imam, ou encore l’approche ésotérique du texte coranique, dans le but d’en dévoiler le sens caché). Il s’oppose aussi fortement au malékisme, branche du droit la plus pratiquée dans l’Occident musulman, ce qui vaudra d’ailleurs à ses ouvrages d’être interdits et brûlés par les Almoravides, à l’autre bout du Dar al-Islam. Cela nous montre la cohérence d’un monde musulman dans lequel les livres et les idées circulent de la Perse à l’Espagne, mais aussi les ruptures, politiques comme intellectuelles, qui fracturent en profondeur ce monde qui, au XIème siècle, ne peut plus se conjuguer qu’au pluriel.

    Les années d’errance

    Ce contact avec les hommes politiques et les membres du gouvernement a-t-il dégoûté al-Ghazâlî des affaires du monde ? En tout cas, il traverse en 1095 une très grave crise spirituelle, perdant l’usage de la parole, et donc sa capacité d’enseigner : en 1096, il renonce à son poste, abandonne sa fortune, et quitte Bagdad, effectuant le pèlerinage à La Mecque, s’engageant aussi dans une démarche mystique très poussée. S’il avait déjà étudié le soufisme d’un point de vue théorique, ce n’est qu’alors qu’il s’engage vraiment sur une « voie » soufie (une tariqât), qui conjugue errance géographique, dans des conditions de pauvreté et de solitude, et cheminement spirituel. Pendant près d’un an, il voyage ainsi entre Bagdad et Damas, puis entre Damas et La Mecque. C’est à cette époque qu’il commence à écrire l’un de ses ouvrages majeurs, Revivification des sciences de la religion (Ihya’ ulum al-Dîn), un ouvrage qui résume l’essentiel de la religion musulmane en rappelant les pratiques du culte, les vices, et les vertus. La prose de al-Ghazâlî, contrairement à celle de plusieurs mystiques soufis comme al-Hallâj, est extrêmement claire (ce qui est probablement à relier à son activité professorale), et ses ouvrages sont relativement courts (la Revivification ne fait que 1 500 pages). Cela explique en grande partie leur succès et leur influence.

    Sur le chemin du retour, il s’arrête à Jérusalem, où il réside pendant plusieurs mois. Même si les détails de la chronologie ne sont pas bien connus, l’enchaînement des faits nous amène donc en 1098 : al-Ghazâlî quitte Jérusalem à cette date, fuyant probablement l’avancée des croisés, qui, menés par Godefroy de Bouillon, vont reprendre la Ville Sainte en juillet 1099. Paradoxe, pour un homme qui, tout à sa quête mystique, se désintéresse des intérêts terrestres, que de se retrouver ainsi au cœur du plus grand bouleversement géopolitique du Proche-Orient de ces années-là ! Al-Ghazâlî s’installe à Alexandrie et y vit un certain temps, ayant accepté de reprendre un poste d’enseignant, mais résidant surtout dans les ribât [2] soufis. A partir de ce moment, considéré comme un cheikh, un maître, il est lui-même entouré d’étudiants qui viennent suivre son enseignement. Ecrivant sur l’éducation, sur le mariage, sur la mort, il devient vite l’un des penseurs les plus célèbres du temps.

    Au début du XIIème siècle, profitant du retour d’une certaine stabilité dans un Proche-Orient désormais conquis par les Francs et lentement organisés par eux, al-Ghazâlî retourne dans sa ville natale de Tûs, où il terminera sa vie. Il écrit plusieurs ouvrages mystiques (L’Epitre des oiseaux, L’alchimie du bonheur,…), opposant le « savoir » que l’on acquiert par l’enseignement et l’éducation, et qui souvent ne fait qu’éloigner de Dieu, et la « conscience », qui rapproche du divin et qu’on ne peut trouver qu’en renonçant aux biens de son monde. C’est l’uzla, la réclusion, qui correspond à peu près à l’érémitisme développé à la même époque en Occident par un Saint Bruno. Cela ne l’empêche pas de retrouver à nouveau un poste de professeur à Naysabûr, grâce à Fakhr al-Mulk, le fils du vizir qui avait précédemment employé al-Ghazâlî et qui avait été assassiné en 1092 à l’occasion d’une tentative de coup d’Etat. Il s’agit pour le fils de s’inscrire dans les traces de son père en employant le même savant que lui : cela permet à al-Ghazâlî de finir sa vie dans un confort relatif. Il fait construire un khânqâh, lieu d’accueil pour les pèlerins soufis, et rédige pendant ses dernières années La voie de la dévotion (un petit texte qui décrit sa vie et celle de ses disciples, faite de prières et d’actions pieuses dans un climat de renoncement au monde d’ici-bas) ou encore une autobiographie intitulée Délivrance de l’erreur, qui retrace son parcours spirituel. Il meurt en 1111, à l’âge de 53 ans.

    Un soufi contre les philosophes

    Les premiers contacts de al-Ghazâlî avec le soufisme remontent probablement à son enfance, puisque la Perse est alors travaillée en profondeur par des mouvements soufis. Plusieurs membres de la famille de al-Ghazâlî, comme son oncle maternel ou son frère aîné, auraient été eux-mêmes engagés dans une démarche soufie, mais il est difficile de savoir si cela a eu une réelle influence sur le jeune savant. En tout cas, lors de son séjour Jardjâne, il étudie auprès du cheikh soufi al-Farmadhi. Durant ses années à Bagdad, il étudie la philosophie grecque, en particulier celle d’Aristote et de Platon, ainsi que la relecture qu’en ont proposé al-Farabi et Avicenne/Ibn Sina. Il connaît bien l’œuvre de Ibn Sina : son ouvrage majeur, la Philosophie orientale, qui rassemblait pas moins de 28 000 réponses à des questions philosophiques, avait été dispersé au moment du sac d’Ispahan en 1034 : mais des fragments ou des copies partielles circulaient sûrement dans la Perse des années 1070. Al-Ghazâlî se confronte donc au même problème que Ibn Sina : comment concilier la philosophie de l’Antiquité et la révélation coranique ? Comment résoudre les contradictions, par exemple sur la création du monde, la relation entre l’homme et le divin, la cosmologie ? Al-Ghazâlî propose une solution radicale : la philosophie n’est dans le vrai que lorsqu’elle s’accorde avec la religion – ce qui, pour al-Ghazâlî, est rare. Cela le conduit donc à radicaliser peu à peu sa position, et à attaquer de plus en plus la philosophie gréco-arabe, coupable, à ses yeux, de blasphème. Là où Ibn Sina croisait philosophie grecque et religion musulmane, Al-Ghazâlî veut désormais filtrer la première par la seconde.

    D’où son ouvrage le plus célèbre et le plus important, L’incohérence des philosophes (Tahafut al-Falasifa) [3], rédigé en 1095. Dans cet ouvrage assez court, et qui aura pour cette raison une large diffusion, Al-Ghazâlî dénonce « l’orgueil » des philosophes qui prétendent « réécrire le Coran » à travers Platon et Aristote. Leur erreur est avant tout une erreur logique, comme l’indique le titre même de l’ouvrage qui souligne leur « incohérence » : ils veulent compléter le Coran par la philosophie grecque alors que le Coran vient après dans l’histoire et n’a donc nul besoin d’être complété. Il promeut donc une approche beaucoup plus littérale du texte coranique, alors que Ibn Sina en défendait, prudemment il est vrai, une approche métaphorique : al-Ghazâlî réaffirme ainsi, par exemple, que la Création du monde et de l’homme est récente. Cette position philosophique va profondément influencer sa façon de vivre le soufisme : loin des extases mystiques d’un al-Hallâj, al-Ghazâlî défend au contraire un soufisme humble, modéré, contrôlé, qui passe par la pauvreté et par l’errance et qui vise moins la fusion de l’âme en Dieu que l’abaissement quotidien du corps du croyant. Il construit donc un soufisme pleinement orthodoxe, suivant la charia, à une époque où les pouvoirs temporels sont inquiets des dérives souvent associées à cette démarche mystique.

    Cette posture aura une grande influence dans le monde musulman – et même au-delà, puisque al-Ghazâlî est traduit en Occident sous le nom de Algazel, et cité par Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique. Il influence également les milieux juifs : le Guide des égarés de Maïmonide est clairement marqué par les écrits de al-Ghazâlî ; au XIIIème siècle, un philosophe juif castillan, Isaac Albalag, traduit en hébreu et annote les ouvrages de al-Ghazâlî [4], en en proposant une version très personnelle et marquée par l’averroïsme. Surnommé le « rénovateur » (des sciences de la religion), al-Ghazâlî laisse une empreinte extrêmement profonde dans la sphère intellectuelle, jusqu’au XIXème siècle au moins. De plus, les difficultés du monde musulman au XIIème siècle, dues notamment à l’irruption des croisés, avant le choc mongol du XIIIème siècle, se traduisent aussi par une nette diminution de la production intellectuelle en général et des traductions en particulier, en sorte que la pensée de al-Ghazâlî reste particulièrement vivante dans le siècle suivant. En comparaison, la doctrine élaborée par Ibn Arabî, bien plus difficile d’accès car plus absconse et ésotérique, passera presque inaperçue. Sa réfutation viendra significativement de l’autre bout du monde musulman, sous la plume du philosophe andalou Ibn Rushd/Averroès, qui rédigera un traité intitulé L’incohérence de l’incohérence (Tahafut al-Tahafut). Mais, malgré les efforts de celui-ci pour tenter de renouer religion et philosophie, la pensée de al-Ghazâlî provoque un net déclin de la philosophie gréco-arabe. En particulier, le néoplatonisme musulman qui était né à l’époque des premiers califes abbassides ne se relèvera jamais de la critique que lui porta al-Ghazâlî.

    Conclusion

    Destin paradoxal que celui de al-Ghazâlî : un homme évoluant entre les milieux du pouvoir et la solitude de l’errance, un grand intellectuel qui consacra sa vie à s’opposer à la philosophie, un soufi qui inscrivit son évolution spirituelle dans la plus stricte orthodoxie sunnite alors que le soufisme s’était originellement construit comme une force, sinon hérétique, du moins dissidente.

    Lire également :
    Averroès et al-Ghazâlî, une controverse entre philosophie et théologie

    Bibliographie :
    - S.H. Nasr et O. Leaman, History of Islamic Philosophy, chapitre sur al-Ghazâli rédigé par M. Campanini.
    - A.J. Wensick, La pensée de Ghazâlî, 1940.

    Notes :

    [1] Ceux-ci ont pris Bagdad en 1055 et ont mis le calife abbasside sous leur tutelle, se plaçant officiellement sous son autorité, mais exerçant en fait le pouvoir.

    [2] Maisons d’accueil réservées aux soufis, généralement dirigées par un cheikh. Au Maghreb, elles servent également d’établissements défensifs, et donnent leur nom aux Almoravides, à l’origine les « Al-mûrabîtun ».

    [3] Que l’on peut aussi traduire par La destruction des philosophes.

    [4] Voir G. Vadja, Isaac Albalag, averroïste juif, traducteur et annotateur d’Al-Ghazâlî, Paris, 1960.

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