Le Moyen-Orient, le cœur pétrolier du monde (© Areion/Capri)

Par Christophe-Alexandre Paillard (octobre 2010)
Maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheur associé de l’université Bernardo O’Higgins de Santiago (Chili)

Avec près des deux tiers des réserves pétrolières conventionnelles mondiales estimées (754,2 milliards de barils, selon la BP Statistical Review of World Energy de 2010) et 40 % des réserves gazières aujourd’hui connues (76,18 trillions de mètres cubes), le Moyen-Orient était, demeure et restera pour encore quelques décennies un lieu majeur de production couvrant une part essentielle des besoins énergétiques des pays développés comme des pays émergents.
Il n’est pas d’événement géopolitique, religieux ou social intervenant dans cette région qui n’ait un impact sur les grands équilibres économiques et politiques de notre planète. Une telle situation ne peut que susciter l’intérêt croissant des grandes puissances consommatrices pour ces hydrocarbures, dans un contexte de tensions croissantes sur l’offre à plus long terme, si aucune révolution énergétique et technologique d’envergure ne se produit dans les prochaines années pour réduire ou changer les besoins énergétiques présents et à venir.
L’importance des réserves pétrolières et gazières du Moyen-Orient est un facteur clé de compréhension pour tout ce qui touche aux grands équilibres géopolitiques de cette région. Certes, le Moyen-Orient est un carrefour stratégique majeur depuis la plus haute Antiquité ; il est aussi le berceau de nombreuses et grandes civilisations et reste le foyer d’origine des trois grandes religions monothéistes. Mais si ces affirmations sont essentielles pour comprendre son histoire et sa sociologie, le Moyen-Orient, héritier d’un miracle géologique, est d’abord et reste pour nos sociétés contemporaines le lieu majeur de production du pétrole et du gaz dont nos pays ont toujours besoin pour vivre, croître et répondre aux demandes sans cesse accrues d’une modernité en quête de confort, de sécurité et de loisirs. Le nucléaire et les énergies renouvelables ne sont toujours que des énergies d’appoint dans le bilan énergétique mondial face à l’ampleur des ressources en hydrocarbures. Le monde consomme en priorité quotidiennement, pour environ 60 % de ses besoins énergétiques, du pétrole et du gaz et ceux-ci viendront en quantités de plus en plus massives du Moyen-Orient, malgré l’importance de la diversification géographique de la production mondiale d’hydrocarbures, qu’il s’agisse des sites de pétrole offshore du Brésil ou des ressources présumées de l’Arctique.

Peut-on se passer des ressources du Moyen-Orient ?
Aujourd’hui, se passer des hydrocarbures du Moyen-Orient reviendrait à supprimer du jour au lendemain 40 % des ressources pétrolières quotidiennes qu’utilise notre planète (10 % de ces besoins sont assurés par la seule Arabie saoudite), 11,5 % de nos ressources gazières (1) et plus de 20 % de la valeur du commerce échangé quotidiennement sur les marchés internationaux. Difficile dans de telles conditions d’ignorer une telle région. D’une certaine manière, tout problème sur les hydrocarbures du Moyen-Orient permet d’illustrer la réalité pratique de l’effet papillon sur les équilibres politico-économiques de notre monde (2). D’ailleurs, avec l’augmentation de la part du gaz naturel liquéfié dans le bilan énergétique mondial et le recul de la production d’anciennes régions productrices de pétrole, comme la mer du Nord, la part des hydrocarbures du Moyen-Orient devrait continuer de croître dans les prochaines années (3).Il est donc vain de préciser qu’une fermeture temporaire du détroit d’Ormuz, quelles qu’en soient les raisons, se traduirait immédiatement par une mobilisation mondiale autour de l’enjeu de sa réouverture. Les récentes déclarations iraniennes sur la mise en service de nouveaux sous-marins de poche sont un sujet de préoccupation de plus pour la région, mais leur utilisation à des fins de blocage des échanges énergétiques conduirait à pousser les plus grands États consommateurs à intervenir dans la zone dans les meilleurs délais, à commencer par certains pays d’Asie comme l’Inde ou la Chine, et plus seulement les États-Unis et leurs alliés européens.
La géopolitique des hydrocarbures au Moyen-Orient ne se limite toutefois pas à ce seul aspect d’une politique de préservation du bon fonctionnement des grands flux énergétiques de cette région vers le reste du monde. Elle est aussi et avant tout une question de niveau de production, d’investissement et de stratégies financières destinées à assurer à plus long terme un écoulement optimal et cohérent des productions pétrolières et gazières vers les grandes régions de consommation qui se livrent depuis les premières découvertes du début du XXe siècle en Iran une féroce concurrence pour capter ces ressources.

Produire au Moyen-Orient, nécessité du monde hydrocarboné (4)
Selon les scénarios les plus crédibles, entre autres présentés par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le pétrole et le gaz devraient représenter respectivement au moins 32 % et 21 % des besoins énergétiques mondiaux en 2015 (5). Certains États restent des producteurs majeurs, en particulier l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar ou les Émirats arabes unis (ÉAU). D’autres, tributaires de fortes contingences politiques, voient leur production d’hydrocarbures stagner ou reculer, en particulier l’Iran et l’Irak, mais conservent un potentiel de production tout à fait majeur.
En matière d’hydrocarbures, le Moyen-Orient reste la région de tous les superlatifs. C’est en Arabie saoudite qu’on rencontre le plus grand champ pétrolier du monde, celui de Ghawar.
C’est dans le golfe Persique que se trouve le plus grand champ gazier mondial. Ce dernier, partagé entre le Qatar (North Field) et l’Iran (South Pars), abriterait à lui seul environ 20 % des réserves gazières mondiales. Le Moyen-Orient héberge aussi des terminaux pétroliers et gaziers majeurs pour l’industrie mondiale des hydrocarbures. Le plus grand, le site saoudien de Ras Tanura, possède une capacité de raffinage de plus de 30 millions de tonnes par an (à titre de comparaison, la première raffinerie de France, située à Gonfreville-l’Orcher, près du Havre, a une capacité annuelle de raffinage de 15 millions de tonnes). Au-delà de ces références aux réserves et aux infrastructures de la région s’imposent toutefois deux questions clés pour l’évolution de nos pratiques énergétiques et de notre approche de la zone : nos technologies nous permettent-elles d’imaginer nous passer en plus grandes quantités des hydrocarbures du Moyen-Orient à un horizon connu et économiquement pertinent ? Les récentes découvertes et les régions aux plus forts potentiels extérieures au Moyen-Orient peuvent-elles fournir une alternative crédible en matière d’hydrocarbures à ceux qui pourraient être produits autour du golfe Persique ?
Ces deux questions sont en effet au cœur de la problématique des hydrocarbures du Moyen-Orient. Les grands pays développés et les plus grands pays émergents sont à la recherche d’alternatives multiples aux hydrocarbures et pas seulement à ceux du Moyen-Orient. On peut citer pêle-mêle la construction de « bâtiments intelligents » dotés de nouvelles normes thermiques et environnementales destinés à réduire la consommation d’énergie, la croissance des agrocarburants en Amérique latine et aux États-Unis, la multiplication des éoliennes en Europe, la généralisation des ampoules basse consommation, la mise au point de moteurs économes, le recours au nucléaire pour de nombreux pays européens et les États-Unis, ou des idées d’atteindre un objectif de croissance zéro en énergie pour les sociétés s’estimant les plus avancées techniquement.
Les négociations de Copenhague de décembre 2009 ont montré que la crainte du changement climatique faisait de la réduction des gaz à effet de serre un impératif politique de première ampleur. Or ces gaz sont très largement nés de la consommation d’hydrocarbures. Pourtant, quoi qu’on pense des hydrocarbures et de leurs effets avérés sur le réchauffement climatique, nos sociétés vont demeurer pour trente ans au minimum, ce qui reste l’horizon temporel le plus lointain pour faire des prévisions crédibles en ce domaine, encore très dépendantes de ces fameux hydrocarbures. Mais, une fois de plus, ces réserves se trouvent majoritairement au Moyen-Orient et nos technologies ne nous permettent pas de faire sans.
Deuxième question clé, aucune région au monde ne constitue une alternative crédible aux hydrocarbures du Moyen-Orient pour trois raisons : il n’existe aucun champ pétrolier ou gazier (à l’exception de ceux de la Russie pour le gaz) qui puisse représenter une concurrence sérieuse pour cette région. Les dernières découvertes au Brésil et ce qu’il est envisagé de produire en Arctique ne représentent au mieux que 10 % de ce qui existe au Moyen-Orient, y compris bien évidemment le potentiel inexploité d’États comme l’Iran ou l’Irak. De même, l’exploitation de ces ressources ne présente pas le même attrait financier ou technique. D’une certaine manière, le pétrole et le gaz affleurent au Moyen-Orient ; ce qui est fort loin d’être le cas dans le golfe du Mexique, comme l’a montré le récent accident de la plate-forme Deepwater Horizon de BP au printemps 2010 ou celui au large du Brésil en 2001 : dans ces régions, le pétrole ne se trouve qu’aux grandes profondeurs. Les conditions d’exploitation ne sont absolument pas les mêmes et l’impact financier de l’investissement sur un champ pétrolier offshore au Brésil n’est en aucun cas comparable à celui d’un champ terrestre ou même offshore au Moyen-Orient. Enfin, les hydrocarbures non conventionnels du Nouveau Monde se présentent en quantités abondantes au Canada, aux États-Unis et au Venezuela, mais leur impact environnemental et leurs coûts d’exploitation sont tels qu’il ne paraît guère crédible de les comparer, en matière de réserves, aux réserves gazières et pétrolières du Moyen-Orient.
Abondants, peu chers, facilement accessibles, moins polluants que les hydrocarbures non conventionnels, ces hydrocarbures ne souffrent en réalité que de deux contraintes, néanmoins structurantes pour cette activité économique : la stabilité géopolitique de la région et la volonté réelle des États détenteurs de réserves pétrolières et gazières de produire plus dans les années à venir.

Produire plus au Moyen-Orient : quelles stratégies adopter ?
Les ressources en hydrocarbures du Moyen-Orient sont en quasi-totalité entre les mains d’États producteurs et de compagnies nationales nées du refus des États de la région de voir les pays consommateurs exploiter à leur seul profit des ressources naturelles qu’ils estimaient leurs (6). Ainsi se sont créées les compagnies nationales géantes telles qu’Aramco (Arabian American Oil Company) pour l’Arabie saoudite, KPC (Kuwait Petroleum Corporation) pour le Koweït ou la NIOC (National Iranian Oil Company) pour l’Iran. Les plus grands fonds souverains de la planète s’appuient sur ces richesses géologiques et sur ces entreprises énergétiques pour partir à la conquête des marchés boursiers du monde développé en quête de capitaux et de stabilité après la tempête financière de 2008.
Le développement de l’exploration/production dans la région du Moyen-Orient dépend donc en tout premier lieu de la volonté des États d’autoriser leurs entreprises nationales à produire plus pour faire face aux besoins croissants en énergie des pays émergents, en particulier la Chine. Or, vu les politiques énergétiques engagées dans de nombreux pays consommateurs pour faire face à leurs contraintes environnementales, les pays producteurs du Moyen-Orient s’estiment légitimes à limiter leurs productions en l’absence de vraies garanties des consommateurs leur permettant de maintenir leurs revenus à plus long terme. Plus de 95 % des revenus des États producteurs du Moyen-Orient viennent des hydrocarbures : leur stabilité politique en dépend, mais aussi leur capacité à se doter et à maintenir un appareil militaire défensif dissuasif dans une région traversée par de multiples convulsions politiques, idéologiques et militaires. La ressource pétrolière ou gazière présente peu de solutions de remplacement économiques et budgétaires, malgré une indéniable diversification vers le tourisme et les services financiers d’États comme Bahreïn, le Qatar ou les Émirats arabes unis.
Le vrai défi pour les États du Moyen-Orient comme pour les grands pays consommateurs, au premier rang desquels se trouvent la Chine et les États-Unis, consiste à trouver un équilibre à plus long terme entre les besoins politiques et économiques des producteurs et ceux des consommateurs. La recherche du juste prix d’équilibre est d’ailleurs une constante de l’Arabie saoudite et de ses alliés du Conseil de coopération du Golfe au sein de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), tout comme des ÉAU et du Qatar au sein du Forum des pays exportateurs de gaz, face à des États plus boutefeux comme l’Iran.
Conduire l’Irak ou l’Iran à produire plus suppose aussi, au-delà du seul problème de confiance entre producteurs et consommateurs, que certaines situations géopolitiques se débloquent pour permettre une reprise de l’investissement et celle de la production ; ce qui n’est guère envisageable à ce stade de l’évolution du débat sur le nucléaire iranien. En effet, l’Iran dispose d’un potentiel de production considérable : ce pays produisait 6 millions de barils de pétrole par jour en 1979 contre environ 4,2 millions aujourd’hui, dont seuls 2,4 millions sont exportés. L’Iran possède également 15 % des réserves gazières mondiales mais n’exporte pas de gaz, couvrant à peine ses besoins gaziers intérieurs. L’Irak produit 2,4 millions de barils par jour, dont 2 millions sont exportés, mais ce pays a le potentiel de produire 12 millions de barils par jour. La politique belliciste de Saddam Hussein, les deux guerres du Golfe et l’intervention américaine de 2003 ont contribué, chacune à leur manière, à limiter drastiquement le niveau de production de l’Irak pour une durée à ce jour encore indéterminée (7).
L’enjeu pour les hydrocarbures du Moyen-Orient est donc bien de trouver les voies et les moyens d’une relance de la production de gaz et de pétrole dans un monde où les besoins énergétiques vont rester croissants, même si les nécessités d’une réduction des émissions des gaz à effet de serre limitent ces besoins.

L’impact du nucléaire sur les équilibres énergétiques régionaux
Dernière question ayant un effet direct sur la géopolitique des hydrocarbures au Moyen-Orient, l’option nucléaire, militaire plus que civile, qui fait peser de nouvelles incertitudes sur la stabilité de cette région du monde. La construction de centrales nucléaires civiles aux ÉAU, en Iran et demain dans d’autres pays ne changera pas la donne pétrolière ou gazière pour la région, même si de nombreuses interrogations demeurent sur la maîtrise réelle de la filière, de l’amont à l’aval, sur le respect de normes de sûreté suffisantes ou le retraitement et le stockage des déchets.
La dimension militaire est tout autre. Il est assez probable que l’Iran va droit à la maîtrise de l’arme nucléaire ; il s’agit juste d’une question de temps. Les efforts déployés pour l’arrêter semblent vains et il est peu probable qu’un raid militaire, aux effets incertains, ait une chance d’aboutir à l’arrêt complet et définitif de la filière. La première région productrice d’hydrocarbures du monde va donc devoir vivre avec l’arme nucléaire, plus seulement à ses portes, mais, en dehors du cas très spécifique d’Israël, au cœur même de son espace géopolitique. Une telle configuration n’était évidemment pas souhaitable vu l’instabilité géopolitique chronique qui caractérise cette région, mais elle devient une réalité.
Faire cohabiter un marché des hydrocarbures efficace, répondant aux besoins du monde en énergie accessible et bon marché, avec un équilibre de la terreur qui ne sera pas sans rappeler la guerre froide, est le prochain défi que devra affronter le Moyen-Orient. Si un équilibre garantissant un minimum de stabilité n’est pas trouvé, le modèle énergétique mondial risque de trembler sur ses bases et de devoir faire face à une rupture dans la chaîne de ses approvisionnements et aux conséquences politiques, économiques et sociales d’une telle situation. La question nucléaire montre paradoxalement la nécessité de trouver des alternatives géographiques ou techniques crédibles aux hydrocarbures du Moyen-Orient, même si le coût extrêmement compétitif et la qualité géologique et chimique de ces ressources rendent cette quête particulièrement difficile.

Notes
(1) Ce chiffre tient compte de la production estimée de gaz en 2009 des pays suivants : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis, Irak, Iran, Jordanie, Qatar, Oman, Syrie, Turquie et Yémen.
(2) L’effet papillon fait référence à la conférence de 1972 du météorologue Edward Lorenz devant l’American Association for the Advancement of Science, intitulée « Predictability: does the flap of a butterfly’s wings in Brazil set off a tornado in Texas? » (« Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »).
(3) On peut se reporter à l’ouvrage sur cette question du recentrage des mondes pétroliers et gaziers sur le Moyen-Orient après 2015 : Oil and Régional Developments in the Gulf (collectif), Royal Institute for International Affairs, Londres, 1998, et en particulier le chapitre écrit par John Mitchell intitulé « Global Settings and Trends for Oil and Gas ».
(4) Référence à l’« âge de l’hydrocarbone » tirée du titre du chapitre IV de l’ouvrage de Daniel Yergin, The Prize, éditions Simon & Schuster, Londres, 1991.
(5) Voir le World Energy Outlook 2009, AIE.
(6) Voir notamment l’ouvrage coécrit avec Cédric de Lestrange et Pierre Zelenko, Géopolitique du pétrole, Éditions Technip, 2005, et l’article « Vers de nouvelles guerres de l’énergie ? La crise ne résout rien », in Géo-économie, numéro anniversaire « Les conflits de la mondialisation », Choiseul, août 2009.
(7) Voir « Au cœur des enjeux : le pétrole » et « Guerre et paix en Irak », inQuestions internationales (La documentation française), no 16, novembre/décembre 2005, p. 68-70.

Article extrait de Moyen-Orient n° 8, Octobre-Décembre 2010