• Fondements moraux de la Bioéthique

     

    Les fondements moraux de la bioéthique

    NICOLAS JOURNET

    La recherche en biologie humaine et la pratique médicale sont aujourd'hui suspectées d'entretenir des risques considérables pour les individus et le devenir de l'humanité. En réponse, on assiste au développement de règles et de doctrines formant la bioéthique. Mais prévention des risques et réflexion morale n'appartiennent pas tout à fait au même univers.

    La bioéthique est-elle destinée à prévenir les « risques biologiques » ? Pour aborder cette question, il faut d'abord se laisser porter par le sens commun. Un risque biologique, ou « biorisque », peut servir, de manière très large, à qualifier tous les dangers que des organismes vivants, allant des prédateurs aux bactéries et virus, peuvent faire peser sur d'autres organismes vivants. A cet égard, la médecine, l'hygiène, la chirurgie et toutes les mesures de protection sont des moyens de lutter contre les biorisques. Mais dans le contexte moderne, la notion se réfère aussi à tous les dommages qu'à travers ces activités de nature biologique, l'homme fait peser sur d'autres hommes. La conscience aiguë de ce que, par le développement de ces techniques, la biologie et la médecine modernes sont capables de causer comme dommages, volontaires ou involontaires, mais en tout cas spécifiques, est à l'origine du développement d'un souci éthique croissant. Beaucoup de domaines sont visés : toutes les expérimentations sur l'être humain, les transferts d'organes et de cellules, les interventions dans la procréation, les manipulations sur la personnalité et les interventions sur le cerveau. Certains le sont tout particulièrement, parce qu'ils ont à voir avec des interventions où le risque est inconnu ou tout bonnement dépourvu de mesure : ce sont toutes les interventions sur le génome humain, sur le naître (ou ne pas naître) et le mourir.

    Quelle différence y a-t-il entre la maîtrise d'un risque et son examen éthique ? C'est très clair si l'on prend en compte la pratique des experts. Un risque, pour un médecin comme le docteur Claude Got, spécialiste bien connu en santé publique, est « une probabilité de dommage par exposition à un danger ». Le maîtriser, c'est calculer son occurrence probable. Autrement dit, un risque connu s'énonce sur le modèle suivant : si vous fumez plus de quinze cigarettes par jour pendant plus de dix ans, vous avez un risque sur deux de mourir à cause du tabac. La question éthique commence à se poser lorsqu'une responsabilité humaine est évoquée : votre médecin n'est-il pas tenu de vous avertir de ce risque ? Ou, mieux encore, l'industriel qui fabrique les cigarettes... ?

    La réflexion bioéthique a donc pour ambition d'édicter les normes de conduite à tenir face aux risques liés à des décisions humaines. Or, en matière de conduites humaines, les critères de jugement ne reposent pas seulement sur l'évaluation de leurs conséquences connues ou simplement possibles, mais sur quantités d'autres données : intentions de l'acteur, liberté laissée au sujet, honnêteté de l'information, acceptabilité sociale et morale d'un acte, conformité au droit, etc.

    Un exemple permettra facilement de le comprendre. Lorsqu'en 1997, les Etats membres du Conseil de l'Europe adoptent une convention de bioéthique bannissant la sélection du sexe d'un embryon, ils écartent une perspective inquiétante : celle de familles ou de nations entières qui, pour des raisons de préférences culturelles, modifieraient de manière importante le sex ratio de leur population. Cependant, ce n'est pas sur cet argument que la résolution s'appuie, mais sur un principe moral, celui du « respect de la personne humaine » : être l'objet d'un choix préalable à sa naissance porte, selon les commentateurs du texte, préjudice à l'autonomie de l'homme ou de la femme à naître, et constitue donc une atteinte à sa dignité. On peut discuter ce raisonnement, tout en reconnaissant le caractère néfaste de la sélection prénatale : on se trouve bien en face d'une mesure utile à la prévention d'un danger biologique (d'ailleurs difficilement calculable), mais fondée sur de pures considérations morales.

    Répondre à des choix cornéliens

    Le souci de moraliser l'expérimentation sur l'être humain remonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et a trouvé sa réponse dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), qui bannit l'instrumentalisation de la personne humaine. Mais la bioéthique ne s'est constituée en discipline autonome que dans les années 70, en réponse au développement de pratiques médicales posant des problèmes inédits. La mise au point de technologies avancées comme l'assistance respiratoire, la dialyse rénale, les transplantations d'organes, la contraception, les méthodes de soins intensifs, ont placé les équipes médicales devant des choix cornéliens : fallait-il accepter toutes les demandes ? Quels critères retenir pour décider qu'une personne était morte ? Comment répartir justement ces ressources chères, et donc rares ? La réflexion développée dans ces équipes, puis par des spécialistes, s'est donné pour objet de trouver des principes et des normes d'application capables de répondre à ces questions en dehors de tout cadre culturel ou religieux particulier.

    La bioéthique est en principe un cadre de référence laïque, culturellement neutre et à vocation universelle. En matière de pratique médicale et de recherche, son premier mode d'expression a été l'énumération de principes, proposés au titre de charte, de convention ou de code juridique. Ainsi, aux Etats-Unis, c'est le rapport Belmont (1978) et quelques autres textes qui font autorité : il énonce quatre principes de base _ respect des personnes, non-malfaisance, bienfaisance et justice (voir l'encadré, p. 42) _, auxquels certains auteurs ont ajouté l'obligation de confidentialité, la franchise, la fidélité. En France, le Comité consultatif national d'éthique, formé en 1983, a émis, dans les années 80, des recommandations de même nature, très inspirées par la morale kantienne : universalité, respect de la personne et de sa liberté, recherche du moindre mal et du plus grand bien, auxquelles s'ajoutent une exigence de compétence et un devoir de recherche qui sont autant de marques de confiance envers les sciences.

    Cette façon de procéder par principes (dite « canonique ») a été touchée cependant par des critiques émanant de deux sortes d'acteurs du champ de la bioéthique. Ce sont d'abord, aux Etats-Unis, les groupes praticiens travaillant au contact des patients et ayant à résoudre des dilemmes concrets. Ils ne voyaient pas en quoi ces principes pouvaient leur être utiles et suffisants pour résoudre les questions qui se posaient chaque fois de manière particulière. C'est pourquoi des alternatives pratiques sont apparues, fondées sur la casuistique, le sens de l'écoute et du dialogue, la prise en compte beaucoup plus forte des demandes, des désirs et des choix des sujets concernés par la médecine.

    A un autre niveau, les réflexions des bioéthiciens connaissent aujourd'hui un développement et une publicité accrus, liés à l'importance prise par des questions qui ne concernent pas seulement la relation thérapeutique, mais aussi l'utilisation à venir ou en cours de biotechnologies ayant des conséquences sociales, comme la génétique et la procréatique humaines. Que faut-il penser de l'eugénisme, du clonage et des manipulations du génome humain ? Telles sont quelques-unes des questions fort mal balisées par la science qu'il leur faut examiner. Lorsqu'un comité national ou professionnel d'éthique de la recherche est en quête d'un accord, il s'appuie en général sur des arguments qui appartiennent à un corps doctrinal plus ou moins constitué, fondé sur des références philosophiques et/ou juridiques reconnues.

    Là aussi, différentes sensibilités existent. Ainsi, à l'intérieur même de l'enveloppe de la philosophie des Lumières et de sa traduction juridique (les droits de l'homme), la hiérarchie des valeurs véhiculées par ce corpus doctrinal peut être appréciée de manière différente et soulever des divergences. Par exemple, il existe une tension souvent soulignée entre les principes d'autonomie du sujet et de bien commun. Dans les pays anglo-saxons, très attachés à la liberté de l'individu, le diagnostic prénatal, la pratique des mères porteuses et la fécondation de mères célibataires ne font pas l'objet de condamnations de principe aussi claires qu'en France (sauf lorsque des considérations religieuses interviennent). Il en résulte que, dans l'optique anglo-saxonne, l'information du sujet sur les risques encourus et les alternatives possibles est cruciale, car c'est sur cette base que le consentement éclairé de la personne peut être obtenu. Mais la décision pourra être différemment traitée dans chaque cas et le souci d'égalité de traitement n'est pas crucial.

    En France, en revanche, les avis du Comité national d'éthique s'appuient volontiers sur des principes plus substantiels. En l'occurrence, le rejet du diagnostic prénatal s'est fondé sur la « protection de l'enfant contre le désir des parents d'avoir un enfant parfait ». Le souhait des parents, assimilé à une pulsion eugéniste, n'est donc pas recevable. Il en résulte, bien évidemment, que c'est au praticien de faire appliquer cette règle. Le cas du clonage humain reproductif en est l'illustration encore plus claire : s'agissant d'une technique virtuelle, ses risques sont rigoureusement inconnus. Néanmoins, en France et dans plusieurs pays d'Europe l'expérimentation a été rapidement condamnée, en 1997, au nom du principe de dignité de la personne. Aux Etats-Unis, les débats sont tels que seule la recherche publique a été bannie, car certains experts défendent l'idée que le clonage peut répondre à un désir légitime de reproduction.

    Quand les arguments scientifiques perdent du poids

    Une seconde ligne de partage existe parallèlement parmi les avocats d'une plus grande démocratisation de la production des normes éthiques. En effet, que ce soit à travers le recours aux consultants, aux comités de sages ou aux comités de praticiens, l'élaboration de la réflexion éthique reste généralement le fait d'experts autodésignés ou choisis par les autorités. Cette situation apparaît de plus en plus anormale dans une société qui, par ailleurs, soumet à la discussion publique des sujets de moins grande importance. L'idée d'élargir le cercle des intervenants anime, par exemple, le courant philosophique dit « procédural ». Il s'agit, selon les philosophes Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel, d'obtenir « des règles acceptées sans contrainte par toutes les personnes concernées », et il n'existe pas d'autre moyen d'y parvenir que la discussion et le consensus. L'essentiel donc est de mettre sur pied une « procédure » correcte qui permette à l'ensemble des acteurs concernés (experts, juristes, scientifiques, mais aussi toute la société civile) de donner leur point de vue.

    Toutefois, un problème apparaît aussitôt. Les questions de bioéthique sont souvent techniques : elles exigent d'évaluer des risques réels, de connaître les pratiques et leurs conséquences. Parfois, le point de vue du scientifique est assez éloigné de la perception commune. Ainsi, Michel Morange, biologiste, conteste que le diagnostic prénatal ait des effets eugéniques : à l'inverse, selon lui, sa généralisation permettrait à des parents - qui autrefois se seraient abstenus - d'avoir des enfants, eux-mêmes souvent porteurs de formes géniques pathogènes. Qui d'autre qu'un biologiste peut tenir ce raisonnement ? A-t-il pour autant le dernier mot ? Faut-il admettre que des arguments religieux, politiques ou simplement des préférences idéologiques aient autant de poids que des arguments scientifiques ? Doit-on, comme l'affirme la Déclaration des droits de l'homme, « protéger la famille » contre des modes inédits de procréation ?

    Dans l'optique procédurale de J. Habermas, la discussion doit se tenir à l'écart des principes mais dans les limites de la rationalité, c'est-à-dire dans le respect des connaissances, avec toujours un objectif d'universalité et d'impartialité. Pour le philosophe Tristram Engelhardt, en revanche, c'est l'accord final qui compte. D'autre part, comme il l'écrit, la question est de « faire aux autres le bien qu'ils aimeraient qu'on leur fasse », et non celui qu'on juge bon de leur faire. Selon lui, la discussion de morale est une négociation, où l'on peut imaginer d'échanger un droit contre un autre, ou de faire valoir un argument irrationnel, exprimant le point de vue d'une culture ou d'un groupe social particulier. Bref, à ses yeux, l'éthique est résolument un domaine propre, où la raison scientifique n'a pas de position privilégiée. Ce qui, à propos de certaines questions, correspond à peu près à la situation présente : en matière de clonage humain, d'euthanasie, de recherche sur l'embryon, ni les interdictions ni les encouragements n'ont de fondement scientifique solide. Les premières, parce qu'elle s'appuient sur des convictions morales, et les seconds, parce que les enjeux et les risques réels de ces pratiques sont inconnus ou incommensurables.

    En France, les médecins qui, par conviction, s'y opposent, ne sont pas tenus de pratiquer des avortements volontaires. Dans la perspective où la bioéthique devrait faire l'objet d'un consensus, et donc être le fruit d'une discussion plus ouverte à la société civile, d'autres discours que celui de la raison scientifique sont inévitablement destinés à recevoir une attention aussi grande que celui des scientifiques.

    Aucune de ces doctrines en tout cas ne semble décidée à imposer, dans les domaines les plus inquiétants de la biomédecine que sont la génétique et la reproduction, un principe de précaution radical, ni une « éthique de la non-recherche » telle que demandée par le biologiste Jacques Testart. La morale des droits de l'homme n'a pas mis le risque zéro parmi ses principes. Mais les morales de la discussion, qui se préoccupent surtout des conditions dans lesquelles les risques sont acceptés par un maximum de personnes concernées, comportent l'éventualité de voir s'imposer un « principe de précaution » contre l'avis et le désir des scientifiques.

    Le calcul des risques, lorsqu'il est possible, est donc un élément important de la réflexion bioéthique, mais parmi bien d'autres, psychologiques, moraux, sociaux et politiques. Dans la pratique médicale, passer d'un type de raisonnement fondé sur le risque à un autre fondé sur l'éthique a des conséquences bien concrètes. Parmi les enfants qui naissent en France chaque année, environ 3 % doivent être mis immédiatement sous assistance respiratoire ou autre. Environ la moitié de ceux qui ne survivent pas décèdent à la suite d'une décision de non-réanimation. Sept cents nouveau-nés, jugés non-viables, font donc l'objet d'une mesure de « non-vie ». Il y a dix ans encore, cette mesure était prise par l'équipe soignante, sur la base du pronostic vital. Aujourd'hui, l'implication des parents dans la décision est jugée « capitale », sans être obligatoire : il s'ensuit que l'argumentation médicale ne suffit plus et que le « droit de donner la mort », l'évaluation de la « qualité d'une vie » font partie des questions qu'un médecin ou un anesthésiste doit pouvoir argumenter.

    A l'échelle de la pratique quotidienne, les problèmes de la biomédecine ne peuvent plus être réduits à une confrontation entre le point de vue de la science et les grands principes de la morale de l'autre : pratiquer la transparence, accueillir des arguments étrangers à toute expertise et fonctionner par consensus local sont des manières de faire qui, à leur manière, relèvent aussi du souci exprimé par le « principe de bienfaisance ».


    Source : http://www.scienceshumaines.com 

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