• Etats-nations et régionalisme (3eme partie et fin)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Etats-nations et régionalisme

     

    Les leaders des luttes nationales de libération (Nasser, Bourguiba, Allal el Fassi, le FLN) ont constamment délivré le message de l'existence de leur pays avant la colonisation, de son histoire et de ses particularités : "L'Egypte fut celui des Etats musulmans qui recouvra le plus rapidement sa personnalité antique, qu'elle n'avait du reste jamais oubliée. L'histoire nous apprend qu'elle a opposé une résistance farouche aux Perses... qu'elle ne se soumit au pouvoir des Empires romains d'occident et d'orient que contrainte... et que son acceptation de la domination arabe ne fut pas exempte de rancœur, voire de résistance et de révoltes... elle ne commença à s'apaiser et avoir confiance qu'après avoir recouvré sa personnalité indépendante" 34.

    Nasser décrit "la doctrine des trois cercles" dans laquelle s'insère l'Egypte : "la zone arabe qui nous entoure et forme avec nous un bloc compact dont histoire et intérêts sont indiscutablement liés avec nous..., le monde musulman... et le monde africain" 35. Houari Boumédienne inscrivait de même l'Algérie dans deux cercles plus vastes : celui du Maghreb arabe "qui ne nous conduira pas pour autant au repli sur soi et à l'isolement" et le camp du tiers-monde, dont l'Algérie est un des leaders (Charte des non-alignés d'Alger, 1973).

    Depuis ces années, de nombreux conflits ont aggravé les relations inter-arabes36 mettant à jour des volontés de puissance régionale, mais surtout révélant trois faits majeurs.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Affirmation et contestation des frontières

     

    De brefs conflits ont marqué la nette volonté des Etats à confirmer les frontières nationales issues du découpage colonial : guerre des sables Algérie Maroc (1963), affaire des frontières maritimes entre la Libye et la Tunisie (1986), affrontement frontalier entre Egypte et Libye (1977), guerre Koweit-Irak (1990-1991).

    Des questions frontalières pendantes existent plutôt
    au Machrek : frontière irako-koweitienne, saoudo-yéménite (dénonciation de l'accord de 1934), Oman-Yémen, Emirats Unis-Arabie saoudite.

    D'autres questions frontalières sont liées au problème du partage des eaux (frontière libano-isrélienne, syro-israélienne) ou aux frontières maritimes (conflit du golfe de Syrte entre la Libye et les Etats-Unis).

    Enfin, des pays qui se disent lésés par le partage colonial ont tendu à rectifier les frontières à leur profit : Israël (depuis 1948, si on estime partir du plan Bernadotte de partage de la Palestine), la Syrie (intégration du Liban dans une grande Syrie, depuis 1978), l'Irak (débouchés du Chatt el Arab et annexion du Koweit) et l'Egypte (affaire de la frontière avec le Soudan).

    La non-intangibilité des frontières n'a jamais été, au Machrek, une revendication des Etats, au contraire du Maghreb qui se sent lié par la Charte de l'OUA.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Refus des sécessions et des revendications minoritaires

     

    Les tentatives de sécession émanant de populations minoritaires - Noirs du Soudan, Kurdes d'Irak, de Turquie et de Syrie, Touaregs - ou dans une moindre mesure, les revendications nationales minoritaires (chiites en Irak et en Syrie, Berbères en Algérie) ont toujours fait l'objet de violentes répressions de la part des pouvoirs constitués au nom de l'intégrité et de l'unité nationale. Le plus frappant exemple a été l'expulsion des forces palestiniennes du territoire jordanien en novembre 1970.

    Dans cette optique, les forces politiques ou religieuses contestataires ou révolutionnaires sont analysées comme facteur de désagrégation de la nation. Le fanatisme anti-copte en haute Egypte a rouvert le débat sur les composantes de la nation égyptienne. La répression anti Frères musulmans en Egypte, contre les islamistes tunisiens et algériens se situe dans la lutte contre les ingérences de pays terroristes (Iran, Soudan, Libye). Enfin, la mise en avant d'un Etat islamique par l'islam politique oblige les tenants du nationalisme à développer les thèmes de l'algérianité ou de la spécificité nationale (Maroc).

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Consolidation des Etats

     

    Depuis le début des années soixante-dix, les Etats arabes ne sont plus menacés par des coups d'Etat ou des putschs militaires. La vingtaine de coups qui ont émaillé l'histoire des pays de 1945 à 1970 ont eu pour origine soit le renversement de régimes liés aux colonialistes (Egypte 1952, Jordanie 1957, Irak 1958, Syrie 1963, Libye 1969, Soudan 1969), soit pour masquer une intervention militaire ou une ingérence dans les affaires intérieures (Irak 1959, Yémen 1962), soit, enfin, pour résoudre des conflits de pouvoir (Algérie 1963, Maroc, Liban, Soudan). Depuis, les régimes sont devenus très stables grâce au parti unique, aux retombées de la rente pétrolière et à l'équilibre des rapports de force entre soviétiques et américains dans la région. Deux Etats seulement ont vécu dans l'instabilité et les guerres intestines, le Liban et le Soudan.

    La contestation majeure des régimes vient de l'islam politique qui, en Jordanie, Egypte, Maroc, Algérie et Tunisie, a abordé la question de la conquête du pouvoir par les élections et non par la violence. Les "maquis" du FIS en Algérie, les "espaces islamisés" de la Haute-Egypte par les Gamaat al islami s'installent dans les zones rurales alors que leurs électeurs se trouvent dans les villes. La consolidation des Etats s'est effectuée au fur et à mesure de l'urbanisation des sociétés arabes. La Ville s'est ruralisée, reproduisant dans ses quartiers la division traditionnelle des clientèles et des tribus, proches des organes du pouvoir et de la distribution de ses faveurs37. La ville est aussi le lieu de contact avec le reste du monde.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le nationalisme au risque de l'occidentalisation ?

     

    Des thèmes tels que l'algérien langue nationale au lieu de l'arabe classique, la fierté de la culture nationale en Egypte (ce que ses détracteurs appellent "Pharaonisme"), le rejet du nationalisme arabe comme frein à la démocratisation apparaissent essentiellement

    au Maghreb et peuvent être perçus comme le résultat des étroites relations qu'entretiennent ces pays avec l'Europe, induisant un courant d'échanges de marchandises et d'hommes.

    10 millions de Maghrébins voyagent chaque année en Europe, contre 200 000 qui font le pèlerinage de La Mecque, 4 millions y habitent en permanence. Les paraboles permettent à 9 millions d'Algériens de recevoir toutes les chaînes de télévision européennes38. L'"occidentalisation" des mœurs est évidente au Maghreb, ce qui fait dire à Olivier Roy39 que l'islamisme est la réaction de rejet quand il est déjà trop tard.

    Les effets "pervers" sur le téléspectateur sont connus (incitation à la consommation, menaces sur la culture nationale, information à effet persuasif etc.40) permettant aux maghrébins d'accéder à leur réel mais en revanche de vivre dans l'imaginaire des autres. Ce dédoublement de l'identité est systématisé au Machrek sous la forme du choix que devrait effectuer l'Arabe : le Monde arabe ou l'Occident, alors que progressivement, les Maghrébins se posent la question de la symbiose entre ces deux mondes. Mais ce processus de synthèse est contrarié par nombre de facteurs : des rapports psychologiques inégaux, la reprise du thème tiers-mondiste lors de la guerre du Golfe, le Nord contre le Sud, le manque d'aide ou d'actes politiques favorables envers les Maghrébins qui attendent beaucoup de l'Europe.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le régionalisme comme solution ?

     

    Des trois organismes régionaux (CCG, CCA et UMA) cités, seule l'Union du Maghreb arabe a été conçue comme réponse aux défis lancés par la Communauté économique européenne et son grand marché unique de 1993. Ce traité a eu le mérite à la fois de conforter les sentiments unitaires au Maghreb après plusieurs tentatives, comme celle du Conseil Consultatif maghrébin, de se penser comme organe de négociation avec la CEE et de réconcilier les Etats. Le processus est en panne depuis la guerre du Golfe : aucune position commune n'a pu être dégagée (cinq Etats, cinq positions), la Libye refuse d'y participer depuis sa condamnation par l'ONU et accuse ses voisins d'avoir appliqué le boycott décidé à son encontre. L'affaire du Sahara occidental, dont le référendum d'auto-détermination a été imposé aux Sahraouis avec fraude sur le nombre d'électeurs en faveur du Maroc, continue de tendre les relations avec l'Algérie. En bref, les économistes se rendent compte que les économies maghrébines sont concurrentes, que le courant d'échange est très faible et qu'il faudra du temps et de la volonté politique pour surmonter les problèmes. Or l'instabilité de l'Algérie retarde encore les choses.

    Le Conseil de Coopération du Golfe a été incapable de mettre sur pied une force arabe de sécurité après la guerre. Chaque Etat craignant de renforcer l'importance de son voisin, ceux du Golfe ont préféré signer des traités de défense bilatéraux avec les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne.

    Le Conseil de coopération arabe mis en veilleuse lors de la guerre, est réveillé par l'Irak qui souhaite y faire entrer la Syrie, le Soudan et le Liban. A cause des ambitions restées intactes de l'Irak, on voit mal comment l'Egypte accepterait l'adhésion de ces Etats.

    Les perspectives tracées par B. Ghalioun, "d'une grande fédération arabe comme condition essentielle... de la démocratie, capable de modifier les rapports de force et les stratégies mondiales, condition à la libération de la volonté nationale arabe et à la reprise en main par les peuples du tiers-monde de leurs destinées" 41 restent des vœux peut-être réalistes mais actuellement irréalisables, compte-tenu de toutes les potentialités d'exaspération des relations entre Etats arabes. En même temps, l'idée d'un monde arabe unifié, jouant un rôle sur la scène internationale et possesseur d'armes de destructions massives est une perspective que les puissances ne veulent pas favoriser tant que conflits, absence de démocratie et islam rétrograde sont les caractères repoussants du monde arabe. Mais comment peut-on à la fois accéder à la modernité et à la démocratie si les pays n'ont aucune maîtrise de leur propre environnement et de leur devenir ? Collectivement, cela paraît impossible. Le monde arabe restera comme un mythe au sein duquel deux pôles peuvent se détacher et être une force d'attraction.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Egypte et Algérie, les deux pôles du monde arabe ?

     

    Ces deux pays ont bien des caractéristiques communes :

    - rôle de leader dans leur région, sans rechercher l'expansionnisme ;

    - effervescence culturelle et intellectuelle à l'intérieur et chez les émigrés, lobby pro-arabe aux Etats-Unis dirigé par les Egyptiens, entrepreneurs maghrébins en Europe ;

    - processus de démocratisation et de libéralisation des économies, l'Egypte ayant commencé dès 1986 ;

    - urbanisation ruralisée et phénomènes urbains : émeutes, chômage, délinquance, villes surpeuplées ;

    - contestation retardatrice des options modernistes avec laquelle les gouvernements doivent pactiser (Université El Ahzar, traditionnalisme) ;

    - fort endettement créant une dépendance vis-à-vis d'une (Etats-Unis pour l'Egypte) ou plusieurs sources (Europe pour l'Algérie) ;

    - importations agricoles importantes, notamment en céréales et donc susceptibles d'être réduites par une meilleure gestion des ressources ;

    - industrie en cours de dé-étatisation.

    L'Egypte possède peu de ressources mais ne vit pas le drame du dédoublement de l'identité que vit l'Algérie dont les ressources ont été mal gérées. L'Algérie est libre d'alliance avec une grande puissance, mais doit reconvertir ses armements. Ces pays représentent des images fortes : le nationalisme nassérien, la lutte de libération algérienne et une histoire dans laquelle les Arabes se reconnaissent. Rien ne peut se faire dans les régions sans eux et inversement toute déstabilisation chez eux aurait des conséquences sur l'ensemble de leur région. L'une est située dans une zone d'intérêt pétrolier dont elle gouverne un point clef. L'autre s'impose par sa taille et ses richesses potentielles en Afrique. Si l'Egypte a reconquis sa place de leader au sein de sa région après une éclipse forcée de dix ans, l'Algérie est en pleine éclipse sur la scène régionale : plus de politique étrangère et moindres ressources financières. L'Egypte a de bonnes longueurs d'avance, tant en matière de formation des élites qu'en pratique des relations internationales. L'Algérie sortant de trente ans de tiers-mondisme militant aura du mal à se reconvertir. Mais si l'on raisonne en termes de puissance traditionnelle, l'Egypte a des concurrents, l'Irak et Israël, l'Algérie n'en a pas.

    Toutefois l'évolution qui se dessine dans les Balkans et dans l'ex-Union soviétique laisse penser que les petits Etats paraissent plus viables que les gros, ce qui laisse plus d'espace d'expression à un pays comme la Tunisie dont le niveau de vie par habitant a dépassé celui de l'Algérie en 1991 et dont la volonté de conjuguer aussi bien capitaux moyen-orientaux et européens, identité arabo-musulmane et modernité occidentale peut faire de ce pays, si ce n'est la Suisse du Maghreb, comme les élites aiment le dire, en tout cas un petit "dragon méditerranéen". Un sondage sur l'identité des lycéens tunisiens42 montre que 46 % d'entre eux se sentent d'abord tunisiens, 24 % arabes et 12 % d'abord musulmans. 8 % n'ont pas d'avis sur la question.

    De l'échec de l'unionisme arabe émergent des Etats égoïstes et soucieux de leurs intérêts, plus proches des désirs d'existence des populations, mais sans idéal plus exaltant que celui de l'exercice et du respect des libertés.

    Quel idéal peut remplacer celui de la nation arabe dans l'imaginaire arabe, ou de la nation islamique dans celui des musulmans ? La démocratisation, en remplaçant les communautés par des individus-citoyens, éloigne les exaltations mythiques de masse au profit des revendications catégorielles. Il semble que la "révolution culturelle" en cours dans ce monde si près de l'Europe soit un événement aussi important que la disparition du communisme et dans laquelle la "nation arabe" s'effacera.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ANNEXE

    ETAT DE LA DIVISION DU MONDE ARABE EN 1992

     

     

     

    Pays

    problèmes externes

    armements riches

    problèmes internes

    Maroc

    Sahara occidental

    Non significatif

    Non

    démocratisation, démographie

    Algérie

    Touaregs

    Non

    Non

    économie, démocratisation, islamisme armé

    Tunisie

    Libye

    Non

    -

    démocratisation

    Libye

    Tunisie, Algérie, Egypte

    quantité

    Oui

    contestation du régime

    Egypte

    Soudan

    Oui

    Non

    économie, démocratisation, islamisme armé, démographie

    Syrie

    Liban, Turquie

    Oui

    Non

    contestations, économie, problème d'eau

    Liban

    Syrie, Israël

    Non

    Non

    souveraineté, unité, problème d'eau

    Jordanie

    Israël

    Non

    Non

    Palestiniens, eaux du Jourdain,

    Irak

    Iran, CCG

    Oui

    -

    Kurdes, Chiites, contestations, reconstruction

    Arabie

    Yémen, Abou Dhabi

    Non

    Oui

    islamisme

    EAU

    Arabie, Iran

    Non

    Oui

    -

    Qatar

    Oman, Arabie

    Non

    Oui

    -

    Koweit

    Irak

    Non

    Oui

    démocratisation

    Oman

    Qatar, Yémen

    Non

    Non

     ?

    Yémen

    Arabie

    Non

    Non

    unité, contestations

    Soudan

    Ethiopie, Libye, Egypte

    Non

    Non

    guerre, islamisme

     

    Source:http://www.stratisc.org/strat_055_Dumas.html

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