• Des murs invisibles

     

    Barrières, murs et frontières - Des murs invisibles

    Second de deux textes

    Yvana Michelant - Étudiante et coordonnatrice du colloque Barrières, murs et frontières, organisé par la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM  18 mai 2011  Actualités internationalesUn pêcheur lance son filet près de la clôture bordant la frontière entre l'Inde et le Bangladesh, dans l'État indien du Tripura. Dans cette région, près de 9000 familles subissent un enclavement: des terres, des maisons, des biens se retrouvent ainsi coincés entre la barrière et la frontière.<br />Photo : Agence France-Presse Bapi Roy ChoudhuryUn pêcheur lance son filet près de la clôture bordant la frontière entre l'Inde et le Bangladesh, dans l'État indien du Tripura. Dans cette région, près de 9000 familles subissent un enclavement: des terres, des maisons, des biens se retrouvent ainsi coincés entre la barrière et la frontière.

    À RETENIR

      Le colloque Barrières, murs et frontières, organisé par la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM, se termine aujourd'hui (www.dandurand.uqam.ca/murs).

    Faisant fi de la tendance à la globalisation, des murs s'élèvent, sans cesse plus nombreux, pour fortifier des frontières. Le plus paradoxal est qu'ils délimitent également le territoire d'États démocratiques qui choisissent délibérément de s'emmurer: il suffit d'évoquer le mur qui sépare Israël des territoires palestiniens, la barrière de sécurité entre les États-Unis et le Mexique ou encore les clôtures enserrant Ceuta et Melilla, érigées pour contenir toute cette portion de l'Afrique qui cherche à rejoindre l'eldorado européen.

    Il est cependant des murs moins visibles, plus insidieux mais tout aussi agressifs et contraignants. Des murs dont personne ne parle mais qui pénalisent et excluent des centaines de milliers de personnes. Ainsi, à la frontière banglado-indienne, des murs invisibles et une nouvelle barrière empêchent le droit de passage, la circulation, l'accès à l'essentiel de ceux que l'on dénomme les Chitmahals - les habitants de nulle part. Peut-on imaginer, au XXIe siècle, un espace qui échappe aux lois, un endroit oublié de tous, clos par des murs invisibles?

    Enfermés dans les enclaves de Cooch Behar

    Des murs invisibles délimitent des parcelles de territoire dans la région de Cooch Behar, à la frontière entre l'Inde et le Bangladesh, et les transforment en enclaves. De ces portions du territoire d'un État entièrement enfermé dans le territoire d'un autre État, il en existe quelque 250, parsemées à travers le monde: en Europe, sur le territoire de l'ex-URSS et dans le golfe Persique.

    Cependant, la majorité des enclaves se trouve à la frontière entre l'Inde et le Bangladesh: il y en aurait 198, dont 106 enclaves en Inde. Héritées des luttes entre le prince de Cooch Behar et l'empire mongol, ni la colonisation britannique ni la partition de l'Inde en 1947 n'ont réussi à intégrer ces territoires dans l'un ou l'autre des pays. Malgré de nombreuses tentatives de traités statuant sur leur sort, l'antagonisme et le nationalisme virulent des deux États ont toujours prévenu toute forme d'accord.

    En 1958, un premier traité proposant d'échanger les enclaves indiennes contre les enclaves bangladaises fut signé, mais sa ratification, en 1971, intervint trop tard, soit trois jours tout juste après la sécession du Pakistan oriental, devenu le Bangladesh. Tout était à recommencer. Or, le nouvel accord établi en 1974 et ratifié par le Bangladesh, est toujours contesté par l'Inde. 

    Une géopolitique ubuesque

    La taille de ces enclaves varie d'un hectare à une vingtaine de kilomètres carrés. Leurs frontières physiques ne sont délimitées que par quelques cailloux ou, au mieux, une borne. Elles se situent à peine à quelques kilomètres de la frontière, mais n'ont aucun lien physique avec le pays dont elles relèvent constitutionnellement. La plupart de leurs 100 000 résidents n'y sont pas nés, mais y ont émigré pour fuir les répressions religieuses: à compter de 1965, lorsqu'un terme a été mis au processus d'échange de territoires entre les musulmans du Bengale-Occidental et les hindous du Pakistan oriental, les enclaves sont devenues le seul moyen légal pour les Indiens musulmans et les Bangladais hindous de quitter le territoire hostile et de se réfugier dans ces «poches» de territoire, moins inamicales.

    Mais il n'y a pas de routes, pas d'électricité, pas d'écoles, pas d'hôpitaux. Il n'y a pas de police, pas de services administratifs, pas d'actes notariés, pas de gouvernement, et donc pas de droit. Certaines des plus importantes enclaves ont établi une forme de gouvernement, qui permet d'émettre des actes de propriété et a organisé des groupes de défense. Des résidents d'enclaves ont réussi à obtenir une adresse valide dans le pays entourant leur enclave et peuvent donc profiter des services gouvernementaux du pays dont ils ne relèvent pas et envoyer leurs enfants à l'école.

    Pourtant, même si l'existence est rude dans les enclaves, elle est pire encore en dehors. Aucun document officiel reconnu ne prouvant leur nationalité, ceux qui quittent les enclaves, chassés de leurs terres ou partis en quête d'une vie meilleure, sont traités comme des immigrants clandestins et peinent à survivre dans une région déjà extrêmement pauvre. 

    De mur en mur

    En réalité, ni l'Inde ni le Pakistan n'exercent de souveraineté effective sur ces confettis de territoire qui n'ont aucune valeur économique et sont le théâtre d'un drame humain depuis plus de 60 ans. Et la situation ne devrait pas s'améliorer alors que l'Inde achève une barrière de 4100 km de long, encerclant le Bangladesh. Et ce, pour deux raisons.

    D'une part, en construisant sa barrière 150 kilomètres à l'intérieur de son territoire, conformément au droit et comme elle l'a fait le long de sa frontière avec le Pakistan, l'Inde a créé de nouvelles enclaves. Dans le Tripura, par exemple, près de 9000 familles subissent cet enclavement: des terres, des maisons, des biens se retrouvent ainsi coincés entre la barrière et la frontière. Cette situation pourrait théoriquement se résorber, puisque le Bangladesh a accepté, en avril dernier, que la barrière soit placée sur la ligne de démarcation de la frontière. D'autre part, cette évolution ne résoudra pas pour autant la question de l'appartenance des territoires enclavés dans le Cooch Behar.

    Ce mur de séparation rendra l'existence des résidents d'autant plus difficile, les coupant définitivement de leur pays d'origine: en effet, ces habitants avaient encore la possibilité de sortir de leur enclave, puis de franchir la frontière, somme toute assez poreuse, pour rejoindre le pays dont ils sont théoriquement citoyens. Il n'y avait jusqu'à présent pas de mur infranchissable qui empêchait les Chitmahals de traverser la frontière et de se rendre dans leur pays d'origine; désormais, leur situation précaire va devenir encore plus intolérable, puisque le mur de séparation entre l'Inde et le Bangladesh va bientôt fermer définitivement les quelques accès praticables - bien qu'illégaux - qui les liaient encore à leur pays d'origine. Ils ont perdu leurs droits les plus fondamentaux, ainsi que leur identité. 

    Avec la mise en place de cette barrière et l'ordre donné aux gardes frontaliers indiens de tirer à vue, les frontières visibles et invisibles viennent de se refermer sur eux définitivement, comme un piège.

    ***

    Yvana Michelant - Étudiante et coordonnatrice du colloque Barrières, murs et frontières, organisé par la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM

     

    Source :http://www.ledevoir.com/

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