• Al-Mawardi ,le Qadi Abu Ya'la

    Al-Mâwardî (m. 450/1058), le Qâdî Abû Ya'lâ (m. 458/1066) et les statuts du gouvernement (al-ahkâm al-sultâniyya)1

    Résumé

    Adeptes d'une religion réputée si « politisée », les musulmans se sont singulièrement peu intéressés à la question politique et assez tardivement. L'une des causes en est sans doute la manière dont la communauté musulmane immédiatement post-prophétique eut à affronter le Politique, sous la forme de la question de la succession de Muhammad en tant que chef politique : la « malencontreuse » question du pouvoir en somme. La crise qui s'ensuivit - « La Grande Épreuve » - a eu des effets durables, notamment un pessimisme politique foncier logiquement doublé d'une dévalorisation de la Politique et de ses acteurs. Les deux Statuts du gouvernement ici étudiés présentent pour la première fois une doctrine de facture légale où politique et religion sont envisagés conjointement.

    Texte intégral

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    Introduction

    1 La question politique s'est posée en islam dès son plus tendre âge. Pour être plus précis, elle s'est dramatiquement imposée à lui, en termes, précisément, de succession légitime à la fonction d'imam, de « chef », de la communauté2. Elle est à l'origine de ce que l'historiographie musulmane appelle « la Grande Epreuve » (al-fitna al-kubrâ) : une guerre civile qui fut la deuxième crise - peut-être la première par ordre d'importance - que la communauté musulmane eut à affronter. Celle-ci n'est pas sortie indemne de cette tourmente puisque, à sa fin, elle était à jamais divisée en trois factions théologico-politiques très différentes : 1. Les ultra-minoritaires Khârijites - « les Sortants » - dont l'une des branches - les Ibâdites (al-ibâdiyya) - existe encore de nos jours en se réclamant d'une doctrine, autrefois révolutionnaire, aujourd'hui très édulcorée, 2. Les futurs Ahl al-sunna wa l-jamâ'a - « Ceux qui adhèrent à la Voie du Prophète et au Groupe-Uni »4, soit les Sunnites - qui forment en effet la majorité des Musulmans, et, Les Alides, ceux qui, plus tard diversifiés en deux branches principales et d'infinis sous-groupes, se réclament du « parti de 'Alî », shî'at 'Alî, soit les Shi'ites. C'est par le malencontreux biais de la question du pouvoir que la communauté musulmane est sérieusement entrée en politique.

    • 2 Je retiens, dans ce travail, la version de l'histoire de l'islam la plus communément admise (même au (...)
    • 3 Voir, par exemple - moins critique qu'il semble -, H. Djaït, La Grande Discorde. Religion et politiq (...)
    • 4 Cette appellation renvoie aux deux traits caractéristiques auto-désignés de l'islam sunnite : 1. La (...)
    • 5 Le présent travail concerne principalement la pensée politique sunnite ou plutôt l'approche sunnite (...)
    • 6 Le présent travail n'est concerné que par la pensée politique musulmane sunnite et, en islam sunnite (...)

    2 La question politique se trouve immédiatement et pratiquement au cœur des préoccupations et des combats de la jeune communauté musulmane post-prophétique en raison de la succession politique du prophète, laissée par lui en déshérence. Lorsqu'en 622, l'an 1 du calendrier lunaire musulman, le prophète émigre de La Mecque et s'installe avec ses partisans à Yathrib, la future Médine (Madînat al-nabî : « la Ville du Prophète »), il devient plus franchement qu'auparavant le chef d'une entité politique difficile à définir en se référant au vocabulaire politique contemporain, mais qui, en toute hypothèse, constitue historiquement la matrice du futur empire musulman. Le prophétat de Muhammad prend un tour théologico-politique alors que dans un premier temps, durant les années mecquoises de sa prédication, il se reconnaissait une mission plus strictement spirituelle, parfois mystique. Le Coran en porte la trace ; les versets dits « médinois » ont plus souvent trait à des questions relatives à la gestion pratique, politique et légale, de la communauté naissante.

    3 Cette crise de succession politique ne s'est pas ouvertement manifestée dès le décès de Muhammad le 13 rabî' Ier 11/8 juin 632. Abû Bakr « al-Siddîq » (c. 570-13/634, r. 11/632-13/634), très vertueux et très ancien Compagnon du Prophète et son beau-père, lui succède sans que sa nomination à la tête de la communauté ne soulève de tempêtes au sein du noyau de celle-ci ; il avait été le bras droit de Muhammad et son meilleur conseiller dès le début de sa prédication. Intronisé comme khalîfat rasûl Allâh, « lieutenant, ou successeur, du Messager de Dieu », Abû Bakr s'occupera surtout à réprimer et à mater « les guerres d'apostasie (hurûb al-ridda) » comme les appellent les historiens musulmans - « crise » déjà de nature politique - engendrée par le refus de certaines tribus arabes superficiellement islamisées de verser encore les taxes et d'obéir aux représentants locaux du « pouvoir central » de Médine après la mort du prophète. 'Umar « al-Fârûq », autre grande figure du premier âge de l'islam et lui aussi beau-père du prophète, fut formellement désigné (nassa) par Abû Bakr comme son successeur et il se donnera le titre politiquement plus marqué de "Commandeur des croyants" (amîr al-mu'minîn). Après un règne de dix ans (13/634-23/644) fait de conquêtes et surtout d'organisation du jeune Etat musulman, 'Umar est assassiné - crime de peu d'importance car « accidentel » et n'ayant pas eu de répercussions majeures sur le devenir de la communauté musulmane - et c'est 'Uthmân (r. 23/644-35/656), personnage moins incontesté que ses deux prédécesseurs, qui accède à la tête de la communauté, élu par une assemblée de six notables musulmans qui avaient été désignés par 'Umar de son vivant. La fin du règne de 'Uthmân est marquée par une rébellion dirigée par 'Alî, le cousin et le gendre du prophète, et ses partisans, qui l'assassineront.

    C'est « la porte ouverte [à la guerre civile] » (al-bâb al-maftûh), le début de « la Grande Épreuve » qui ne s'achèvera que cinq ans plus tard, en 40/661, avec l'assassinat de 'Alî perpétré pour venger celui de 'Uthmân. La suite de l'histoire - l'instauration du califat ommeyade de Damas - n'intéresse pas ce travail même si elle est liée à cet événement historial. Ces quatre califes sont appelés « les Califes Bien-Dirigés » (al-khulafâ' al-râshidûn) en islam sunnite et, singulièrement, leur époque est considérée comme bénie à tous les égards, un modèle à imiter, à reproduire à toutes les époques, malgré « la Grande Épreuve » traversée par la communauté à ce moment de son histoire.

    « Grande Épreuve » et déresponsabilisation

    4 Il est intéressant de voir, sous la forme d'une parenthèse, comment la plupart des savants musulmans sunnites plus tardifs - je me fonde ici sur la lecture de l'une des « questions » d'Al-masâ'il al-usûliyya min Kitâb al-riwayatayn wa l-wajhayn du légiste-théologien hanbalite le Qâdî Abû Ya'lâ al-Farrâ' (m. 458/1066, soit plus de quatre siècles après les événements)7 - sont parvenus à préserver doctrinalement l'exemplarité du califat des "Bien-Dirigés", en dépit des graves désordres de cette période « bénie ». Une théorie préexistante - peut-être, à l'origine, était-elle déjà liée à cette question ? - dans le cadre de la théorie légale musulmane (usûl al-fiqh) a été mise à profit ; cette théorie est relative à « la justesse de l'ijtihâd » (isâbat al-ijtihâd)8.

    • 7 Ed. 'Abd al-Karîm Muh. Al-Lâhim, Riyad 1985, p. 75-82. Voir aussi du même auteur les plus longs déve (...)
    • 8 Pour un exposé plus complet de cette théorie, voir E. Chaumont, "'Tout chercheur qualifié dit-il jus(...)
    • 9 Pour plus de détails, voirLivre des rais, p. 349-365.
    • 10 La racine j-h-d exprime l'idée d'"effort" mené pour la cause de l'islam, du dieu de l'islam et des m (...)
    • 11 A propos de l'articulation des notionssharî'aijtihâd et fiqhdans le système légal musulman, voir (...)
    • 12 La reconnaissance de principe de la compréhension plurielle de la sharî'a soutient ou cautionne l'in (...)
    • 13 Cette dernière doctrine soulève un problème : l'ijtihâd prescrit au légiste par le Législateur se dé(...)

    5 L'ijtihâd est une notion centrale de l'appareil conceptuel des sciences légales musulmanes ; elle désigne de manière très générale l'effort cognitif, herméneutique, que le légiste est dans l'obligation de fournir, s'il en a la capacité, s'il maîtrise « l'instrument de l'ijtihâd », afin de mettre au jour les statuts légaux (al-ahkâm al-shar'iyya) à partir du discours légal révélé souvent imprécis ; il désigne en somme le travail de réception humaine de la Loi révélée, la sharî'a9, travail débouchant finalement sur une « compréhension » (fiqh) de cette Loi10. Fiqh est le mot que l'on traduit habituellement, et de manière très infidèle, par « Droit musulman »11. La question de l'ijtihâd est intimement liée à un fait brut qui, d'une manière ou d'une autre, devait être maîtrisé : l'existence au sein de la communauté de plusieurs compréhensions différentes de la Loi révélée (c'est-à-dire, de facto, différents systèmes normatifs mis en application dans la communauté). En un mot, le phénomène de l'ikhtilâf, de la « divergence d'opinions » en matière religieuse et, plus précisément, légale. Sans entrer dans les détails, cette problématique importante a donné naissance à trois doctrines différentes.

    La première, très minoritaire et rapidement éliminée du paysage intellectuel musulman sunnite, ne reconnaît aucun droit à l'erreur au mujtahid - le légiste qualifié pour pratiquer l'ijtihâd - et fait de lui un pécheur lorsqu'il se trompe. La compréhension plurielle de la Loi révélée est ici marquée d'un signe franchement négatif et la responsabilité en incombe exclusivement à l'incompétence ou à l'esprit partisan des légistes qui, au cas échéant, devront rendre compte de leurs erreurs.

    Les deux autres doctrines se distinguent l'une de l'autre d'un point de vue théorique, mais pas d'un point de vue pratique car elles ont pareillement pour effet de tolérer la compréhension plurielle des "choses de la Loi" (al-shar'iyyât) pour autant que cette pluralité soit disciplinée de manière telle qu'elle ne puisse plus être au principe de divisions graves au sein de la communauté : la diversité mais pas la division12. Pour les uns, la compréhension de la Loi est de jure une - « le vrai est en un » (al-haqq fî wâhid), disent-ils -, mais l'obligation qui incombe au mujtahid n'est pas de l'identifier ; son devoir est qu'au cas échéant, il pratique l'ijtihâd de sorte que même s'il se trompe objectivement, il est « dans le juste » (musîb). Cette seule « justesse », qui est d'ordre déontologique, lui vaudra déjà, d'après une parole rapportée du prophète, une « récompense » (si, de plus, il est objectivement dans le vrai, deux « récompenses » lui reviendront dans l'Au-Delà). L'erreur est dissociée de la faute. Pour les autres, « tout mujtahid dit juste » (kull mujtahid musîb) au sens strict du terme parce que le statut légal recherché ne préexiste pas à l'ijtihâd du légiste, il est conséquent à sonijtihâd : la conclusion apportée à telle ou telle question légale par le légiste au terme de sa recherche est la solution juste auprès de Dieu13.

    Au probabilisme de la compréhension humaine de la Loi révélée (al-fiqh) des premiers s'oppose théoriquement le relativisme que les seconds reconnaissent au cœur même de la Loi révélée (al-sharî'a) - perspective fichtrement intéressante ! -, mais, dans un cas comme dans l'autre, le statut du mujtahid exerçant son ijtihâd est positif, aucun reproche, jamais, ne peut lui être adressé, ni la moindre faute et encore moins un quelconque péché.

    • 14 "Acte de désobéissance" (ma'siyya) s'entend ici, comme d'ailleurs en général dans la langue religieu (...)
    • 15 Livre des rais, p. 207-208, § 208. Al-Shîrâzî se pose plus encore en réconciliateur dans 'Aqîdat al- (...)

    6 Etant entendu, chez les Sunnites, que, d'une part, les quatre premiers califes furent, dans l'ordre de leur accession à la tête de la communauté, « les meilleurs des hommes après le prophète », et que, d'autre part, la qualité de mujtahid participe sine qua non à la perfection d'un musulman, on conclut qu'Abû Bakr, 'Umar, 'Uthmân et 'Alî, ainsi que la plupart de leurs partisans respectifs, étaient en leur ensemble d'excellents mujtahid-s, sans doute bien meilleurs que ceux des générations postérieures de musulmans. Le halo de sainteté coiffant les premières générations de musulmans - « les Pieux Anciens » (al-salaf) - fit en sorte que ceux-ci ne pouvaient pas ne pas être considérés comme des mujtahid-s accomplis (à partir du moment, qui reste à situer dans l'histoire, où la Voie/Loi, le shar', a été perçue comme le cœur de la Révélation).

    La clé de la compréhension « pacifiée et pacifiante » de « la Grande Epreuve » se trouve, selon nos auteurs, dans le fait, précisément, que chacun de ses acteurs étaient des mujtahid-s sincères et dévoués et qu'ils avaient à affronter un problème - celui de la succession politique du prophète - qui était effroyablement complexe, une question truffée d'« équivoques », un haut lieu d'ijtihâd (al-mujtahad fîhi).

    Ainsi, comme l'écrit al-Shîrâzî, aucun des protagonistes de la grande fitna n'a « intentionnellement accompli d'acte de désobéissance (ma'siya i'tamadûhâ)14 mais des luttes (hurûb) les ont opposés à propos desquelles chacun tenait une interprétation [légitime des faits] »15. Personne n'est responsable, ni a fortiori coupable, de rien et c'est ainsi, en déresponsabilisant l'ensemble des acteurs de la crise que la mémoire de celle-ci est neutralisée. « La Grande Epreuve », comprise dans le cadre de la théorie plus générale de l'ijtihâd où le mujtahid est toujours blanchi de tout péché, n'est pas susceptible de diviser à nouveau la communauté musulmane, ou plutôt la communauté sunnite puisque les Shi'ites et certains Mu'tazilites envisageaient les choses très différemment. Des savants comme le Qâdî Abû Ya'lâ ou le Shaykh Abû Ishâq al-Shîrâzî sont en réalité favorables à la neutralité la plus stricte concernant les acteurs de « la Grande Epreuve » - on peut comprendre qu'ils les désapprouvaient tous - et ce n'est pas sans raison qu'entre les lignes, on les lit partisans discrets des quelques musulmans qui, à l'époque, fondèrent le parti de l'immobilisme, le clan de ceux qui « se retirèrent » (i'tazala), qui « suspendirent leur jugement » (tawaqqafa) au moment même des faits. Mais on peut se demander si la manière sunnite de procéder ainsi à la neutralisation de « la Grande Épreuve » n'équivalait pas de facto à l'établissement d'un moratoire pérenne de la question politique elle-même.

    Les répercussions de « la Grande Épreuve » sur la pensée politique sunnite

    7 La manière traumatisante dont la question politique s'est imposée en islam a eu, me semble-t-il, deux répercussions durables sur sa conception du Politique et, partant, sur la pensée politique sunnite.

    • 16 Ainsi Al-tibr al-masbûq fî nasîhat al-muluk(Beyrouth 1987 ; traduction anglaise par F. R. C. Bagley (...)
    • 17 Fitna et mihna sont les deux mots qui évoquent la "crise" dans la langue de l'islam classique mais l (...)

    8 Il y a tout d'abord le pessimisme foncier qui informe de part en part l'appréhension du Politique en islam sunnite et, partant, sa dévalorisation. Ce pessimisme se trouve d'ailleurs entériné par un dire attribué au prophète : « Le califat, après moi, vivra trente années [ce qui correspond à la période des califes "Bien Dirigés"] ; ensuite il se transformera en royauté tyrannique ». Le califat, soit l'entité politique idéale en islam, est d'emblée promis à un triste destin fait de trois moments : bref triomphe, déliquescence et finalement, disparition à la faveur de régimes politiques dignes des « Pharaons » que fustige le Coran. L'idéal politique musulman était immanquablement appelé à faire long feu, presque « par nature » selon ce dire du prophète. La méfiance de principe affichée par tous les « hommes de religion » détenteurs de l'autorité religieuse - soit, principalement, le corps des légistes (al-fuqahâ') : le clergé, au sens vrai, de l'islam - à l'endroit des politiques est bien connue et elle s'est traduite, notamment, par le refus de fréquenter les princes et celui, plus souvent vérifié, d'assumer certaines charges subordonnées aux autorités politiques, comme la judicature. Nous ne sommes résolument pas dans un contexte, théoriquement tout au moins, où les dépositaires de l'autorité religieuse se sentent le devoir, à la manière des philosophes, d'éclairer le prince, même si une littérature, d'inspiration à la fois perse et grecque (et souvent rédigée en langue persane plutôt qu'en langue arabe), de « conseil aux rois » (nasîhat al-mulûk) existe en islam dont, parfois, les auteurs étaient des légistes16. Il en va plutôt comme si la sphère politique était, par nature, compromettante. Les exemples ne manquent pas de savants qui s'opposèrent avec fermeté aux agissements des politiques - la figure emblématique à cet égard reste, jusqu'à nos jours, Ibn Hanbal (m. 290/903) en raison de son comportement héroïque lors de la mihna du Coran17 - et cela a toujours concouru à établir leur prestige et leur popularité. Ceci, bien entendu, n'a pas empêché l'existence en islam sunnite d'intellectuels « organiques » au sens strict ; ainsi, par exemple, al-Mâwardî dont il sera question plus bas. Il n'en reste pas moins que collaborer avec le pouvoir a toujours été stigmatisé.

    • 18 Exception faite de la littérature philosophique arabe d'inspiration grecque (al-falsafa) quant à ell (...)
    • 19 C'est l'une des thèses défendues par O. Carré dans un livre remarquable et passé trop inaperçu,L'is (...)
    • 20 Voir al-Shîrâzî, Sharh al-Luma', I-II, éd. Turki, Beyrouth 1988, II, p. 1093, § 1238.
    • 21 M. 'A.-al-Q. Abû Fâris a dressé la liste des quelques textes anciens consacrés à l'imamat dans son l (...)

    9 Le second effet concerne l'ordre du savoir religieux en islam et le peu de place qu'y occupe la réflexion politique. Pour une religion réputée si « politisée », il est étonnant de constater que la littérature politique y est quantitativement et qualitativement si peu importante18 ; rien à voir avec le catalogue pléthorique de textes politiques de la bibliothèque du christianisme par exemple. Il n'est pas inexact de parler, en surprenant peut-être, du désintérêt scientifique pour le Politique en islam sunnite. D'ailleurs, on peut pousser l'interrogation plus loin en se demandant si le Politique constituait un objet digne d'être pris en charge par une science religieuse selon les représentations musulmanes pré-classiques et classiques19 ? Abû Ishâq al-Shîrâzî écrit quelque chose qui va clairement dans le sens d'une réponse négative à cette question : ce qu'il appelle « les statuts des choses politiques » (ahkâm al-siyâsât), immédiatement rapprochée des « choses [purement] mondaines » (umûr al-dunyâ), ne font tout simplement pas partie de la sphère de ce qui est concerné par la Voie/Loi révélée20 ; il ne s'agit pas d'un objet pertinent pour les sciences légalo-religieuses. Dans cette perspective, aucune science politique d'inspiration ou de nature religieuse n'a de raison d'être. Mais sur ce point, puisqu'il existe bel et bien une discipline de ce type en islam sunnite, soit les choses ont toujours été partagées (auquel cas, ce que semble dire al-Shîrâzî ne traduit que sa propre adhésion à l'une des options sunnites par rapport au Politique), soit elles ont évolué. La littérature, au sens matériel du terme - la simple présence de textes, soit matérielle grâce aux manuscrits, soit attestée grâce aux bibliographies anciennes -, milite plutôt en faveur de la seconde hypothèse21.

    La question de l'imamat et sa situation dans la pensée religieuse sunnite

    10 La chose politique en islam sunnite fut presque invariablement, dans un premier temps, abordée dans le dernier chapitre des traités de théologie (usûl al-dîn et 'ilm al-kalâm) sous la rubrique de l'imamat (al-imâma)22. L'imamat renvoie à l'imam (al-imâm), qui est, littéralement, « celui qui est devant », « à la tête ». En islam sunnite, ce titre très honorifique désigne: 1.  La personne qui dirige la prière, 2. Le savant illustre qui se retrouve, souvent malgré lui, à la tête d'une série de disciples ayant adopté sa doctrine (madhhab) - ainsi l'imam Mâlik, l'imam al-Shâfi'î, etc. - et, 3. La personne qui commande la communauté (l'imam archétypique en islam sunnite restant, je pense, l'imam de la prière). Le plus petit dénominateur commun de l'imamat sous ses diverses formes est que la personne qui en est investie est « suivie » par la communauté ou par une partie de la communauté.  

    • 22 Ainsi, par exemple, dans le Kitâb al-luma' fî l-radd 'alâ ahl al-zaygh wa l-bida' (Beyrouth 1987) d'(...)
    • 23 Dîn est invariablement traduit par "religion" ; cette traduction est incorrecte dans la mesure où, e (...)
    • 24 Sur ce point, voir mon introduction au Livre des rais, p. 20-35, et, dans une perspective différente(...)

    11 Il est étonnant, et même paradoxal, de voir la question de l'imamat au sens politique figurer dans des traités de théologie. Cette dernière discipline, que ce soit sous sa forme minimaliste (les usûl al-dîn) ou sous sa forme approfondie (le 'ilm al-kalâm), est en principe concernée par le seul volet onto-théologique de « la religion » (al-dîn)23, soit les représentations, les « croyances » (i'tiqâdât), que la créature doit faire sienne pour que la qualité de musulman lui soit reconnue d'un point de vue dogmatique.

    La théologie est une science théorétique dont les principaux objets, les usûl al-dîn, sont « l'établissement de l'existence de l'Artisan » (ithbât al-sâni'), « l'établissement de la prophétie » (ithbât al-nubuwwa), etc. et, en principe, elle ne concerne pas l'agir des croyants. La composante pratique de la religion, elle, est prise en charge par « les sciences légales » (al-'ulûm al-shar'iyya) ; leurs objets sont « les choses de la Voie/Loi révélée » (al-shar'iyyât) qui s'identifient avec tout ce qui a partie liée avec le « devoir-faire » des croyants.

    Il existe bien entendu des relations, souvent complexes, entre les sphères de « l'être » et du « devoir-faire » - al-wujûd wa l-wujûb - et donc aussi entre les disciplines dont elles sont les objets, mais ces derniers restent toujours bien définis et clairement assignés à telle ou telle branche du savoir24.

    Sauf le Politique, qui est un objet pratique qu'on s'attendrait logiquement voir traiter dans une science « légale », et non pas par la théologie à l'objet de laquelle elle s'agrège à la manière d'un appendice hybride, d'une intruse en fait. Comment expliquer cette anomalie que les théologiens n'expliquent pas, en enfreignant, il faut le souligner, leur habitude de circonscrire les problématiques avec précision et d'en expliciter soigneusement les articulations ? Les théologiens ne justifient jamais la présence de la question de l'imamat dans leurs traités.

    12 Je ne puis répondre à cette question qu'en me risquant à deux hypothèses que je ne développerai pas. J'essayerai seulement de montrer, pas même de démontrer, qu'elles ne sont pas gratuites. Premièrement, s'il est vrai que les légistes ne pensaient pas le Politique, réduit à la pure et stricte mondanéité, concerné par la Voie/Loi révélée ainsi que je l'ai suggéré plus haut en me référant à la pensée d'al-Shîrâzî, alors il est rien moins que logique qu'ils ne l'aient pas intégré dans le champ de leurs préoccupations. Ceci peut expliquer l'absence de chapitre sur l'imamat dans les traités de « droit » musulman, mais pas la présence d'un tel chapitre dans les ouvrages de théologie. Ce phénomène pourrait s'expliquer simplement par la chronologie. C'est dans le cadre du 'ilm al-kalâm, de la théologie, que les musulmans ont entamé leur réflexion sur Dieu, sur la création, etc., or la question de l'imamat est, on l'a vu, l'une des toutes premières à s'être posée à eux. Ce serait alors par défaut d'un autre cadre où penser la question de l'imamat qu'elle aurait été intégrée à une théologie à la problématique aux contours encore mal tracés ; le fait, par ailleurs, qu'elle y soit restée confinée si longtemps s'expliquant par le désintérêt des légistes à son endroit.

    La naissance d'une littérature politico-légale sunnite : l'émergence d'une pensée politique sunnite ?

    13 Il faut attendre le ve /xie s., bien après la constitution de la plupart des branches fondamentales du savoir religieux (fiqh'ilm al-kalâmtafsîr, etc.), pour que naisse une discipline autonome où religion et Politique s'entremêlent assez intimement. Deux textes, pareillement intitulés, presque identiques en leur contenu, contemporains, rédigés en un même lieu - la mal nommée « Ville de la Paix » (madînat al-salâm) : Bagdad - mais dont les auteurs étaient d'obédiences différentes tout en ayant ce point commun important d'avoir occupé des fonctions subordonnées à l'État, deux textes sont selon toute vraisemblance, soit les premiers, soit parmi les premiers du genre ; il s'agit des deux Al-ahkâm al-sultâniyya, celui du Shâfi'ite al-Mâwardî (364/974-450/1058)25 et celui du Hanbalite Abû Ya'lâ al-Farrâ' (380/990-458/1066)26. Il faut encore signaler l'existence, toujours à la même époque mais en un autre lieu, d'un troisième texte, comparable aux deux précédents quant à son objet - l'imamat - mais très différent, Al-ghiyâthî27, du Shâfi'ite de Nîsâbûr Abû l-Ma'âlî al-Juwaynî (m. 478/1085), autre grand théologien-juriste dont le profil est très proche de celui d'al-Mâwardî, mais on n'en parlera pas plus ici.

    • 25 Abû l-Hasan 'Alî b. Muhammad b. Habîb Al-Mâwardî al-Basrî fut avant tout un grand légiste shâfi'ite (...)
    • 26 Muhammad b. al-Husayn b. Muh. b. Khalaf b. Ahmad b. al-Farrâ', al-Qâdî Abû Ya'lâ al-Baghdâdî al-Hanb (...)
    • 27 Al-ghiyâthî. Ghiyâth al-umam fî iltiyâth al-zulam, éd. Dîb, sl (Le Caire ?) 1981.
    • 28 L'opinion très répandue selon laquelle ce texte fut rédigé à la demande de l'un ou l'autre de ces de (...)

    14 Al-Mâwardî, natif de Bassorah, a mené une carrière brillante, à Bagdad, de savant, d'enseignant, de « juge des juges » (qâdî al-qudât) - la plus haute judicature - et de diplomate, missionné par le calife 'abbasside al-Qâ'im (r. 381/991-422/1031) ; c'était un légitimiste 'abbasside zélé très proche du cœur du pouvoir, les califes al-Qâdir (r. 363/974-381/991) et al-Qâ'im, et de la cour. C'est peut-être à la demande de l'un ou l'autre de ces derniers qu'il composaAl-ahkâm al-sultâniyya28. Il n'était manifestement pas sensible aux traditionnelles auto-mises en garde des oulémas à l'endroit de la fréquentation des princes. Ce n'était pas le cas de son collègue hanbalite Abû Ya'lâ qui n'accepta, finalement, d'assurer différentes fonctions officielles importantes, celle de qâdî al-harîm notamment, qu'avec beaucoup de réticences et après avoir lui-même imposé ses conditions.

    • 29 Voir le passage de sesStudies on the Civilization of Islam (Londres 1962) cité par W. Montgomery Wa (...)

    15 L'intention affichée des deux auteurs dans leurs Ahkâm al-sultâniyya est encore la même : il s'agit de rassembler en une seule problématique cohérente un objet jusqu'alors éclaté, dispersé en différentes disciplines ou, comme l'écrit Abû Ya'lâ après avoir évoqué le chapitre qu'il avait consacré à l'imamat dans son traité de théologie (Al-mu'tamad fî usûl al-fiqh), de rendre cet objet autonome en lui consacrant un livre "séparé" (qad ra'ytu an afrada kitâban fî l-imâma). Cette intention est purement pragmatique selon al-Mâwardî : un tel rassemblement de la problématique facilitera l'accès aux connaissances nécessaires aux administrateurs de l'État à qui l'ouvrage est naturellement destiné. Il n'en reste pas moins que ce projet utilitaire a aussi donné naissance à une nouvelle discipline autonome relevant de l'ensemble des sciences légales dont l'objet est l'imamat. De quelle nature est cette nouvelle discipline ? S'agit-il de philosophie, ou de théologie, politique ? Non. Comme l'avaient déjà remarqué en leur temps les traducteurs francophones du texte d'al-Mâwardî et Sir Hamilton Gibb29, on a ici clairement affaire à du Droit public, plus précisément constitutionnel et administratif. Il suffit d'en parcourir la table des matières pour s'en rendre compte :

    • 30 J'ai librement adapté les traductions de L. Ostrorog et d'E. Fagnan en privilégiant la première qui (...)

    De la conclusion du contrat d'imamat (fî 'aqd al-imâma),
    De la collation du vizirat (fî taqlîd al-wizâra),
    De la collation du gouvernement des provinces (fî taqlîd al-imâra 'alâ al-bilâd),
    De la collation de la commanderie  dans la guerre religieuse (fî taqlîd al-imâra 'alâ al-jihâd),
    De la commanderie des guerres communes (fî l-wilâya 'alâ al-masâlîh),
    De la judicature (fî wilâyat al-qadâ'),
    Du redressement des torts (fî wilâyat al-mazâlîm),
    Du syndicat des gens nobles (fî wilâyat al-niqâba 'alâ dhawî al-ansâb),
    De la direction de la prière (fî l-wilâya 'alâ imâmat al-salawât),
    De la direction du pèlerinage (fî l-wilâya 'alâ l-hajj),
    De l'administration des aumônes légales (fî wilâyat al-sadaqât)
    De la répartition de l'aubaine et du butin (fî qism al-fay' wa l-ghanîma),
    De l'imposition de la capitation et de l'impôt foncier (fî wad' al-jizya wa l-kharâj),
    De la distinction des provinces et de leurs statuts (fîmâ takhtalifu ahkâmuhu min al-bilâd),
    De la vivification des terres mortes et de l'irrigation (fî ihyâ' al-mawât wa istikhrâj al-miyâh),
    De la mise en réserve et de la mise en usage (fî l-himâ wa l-arfâq),
    Des statuts des fiefs (fî ahkâm al-iqtâ'),
    De l'institution du divan et de ses statuts (fî wad' al-dîwân wa dhikr ahkâmihi),
    Des statuts des crimes et des délits (fî ahkâm al-jarâ'im),
    Des statuts du maintien de l'ordre public (fî ahkâm al-hisba)30.

    16 L'ouvrage a clairement pour objet principal la description des « rouages de l'Etat » : son organisation, ses institutions politiques et administratives, les fonctions au sein de celles-ci et les conditions pour y accéder, etc. La réflexion proprement politique y est chose très rare - plus rare que dans le traitement de la question de l'imamat telle qu'abordée dans les traités de théologie qui sont plus « engagés » -, mais en réalité, on y trouve bien une doctrine politique élémentaire présentée comme une « doctrine commune » - celle des Sunnites (ahl al-sunna wa l-jamâ'a) - dans le premier chapitre. En voici l'essentiel sous la forme de quelques articles que je présente dans l'ordre voulu par al-Mâwardî et Abû Ya'lâ :

    • 31 Ahkâm Mâwardî, p. 4 (première proposition du premier chapitre).
    • 32 La question de la source des obligations - la Voie/loi révélée ou la raison ? - est traditionnelle e (...)

    « L'imamat est institué pour succéder, "tenir lieu", à la prophétie pour ce qui est de la protection de la religion et de la gestion des choses mondaines (Al-imâma mawdû'a li-khilâfat al-nubuwwa fî hirâsat al-dîn wa siyâsat al-dunyâ) et en investir contractuellement quelqu'un occupant cette charge dans la communauté est obligatoire en vertu de l'accord unanime de la communauté (wa 'aqduhâ li-man yaqûmu bihâ fî l-umma wâjib bi-l-ijmâ') »31. « La voie d'établissement de cette obligation (tarîq wujûbihâ) » n'est pas naturelle et elle ne peut être établie par la raison ; elle est « légale » (Abû Ya'lâ est sur ce point plus ferme qu'al-Mâwardî)32. L'obéissance est due aux autorités politiques en raison de Coran IV, 59 : « O vous qui croyez, obéissez à Dieu et obéissez au Messager et à ceux d'entre vous qui détiennent le commandement ».

    17 L'obligation de l'imamat est communautaire (fard kifâya ou fard 'alâ l-kifâya), comme « la quête de la science » (talab al-'ilm) ou « la guerre religieuse » (al-jihâd). Elle n'incombe pas à tout musulman, pour autant que certains membres de la communauté s'en chargent et que sa finalité soit satisfaite. Le commun des croyants (al-'âmma), l'énorme majorité d'entre eux - dont le seul devoir est invariablement d'intérioriser « la servitude volontaire » : l'obéissance àDieu, au prophète et aux détenteurs actuels de l'autorité, soit religieuse, soit politique - est d'emblée écarté. Leur exclusion est telle que, écrit Abû Ya'lâ, « l'ensemble des gens (kâffat al-nâs) n'est pas dans l'obligation de connaître l'imam en personne, ni même son nom » ; il suffit, ajoute al-Mâwardî, que le peuple soit informé et sache que l'imamat a été délégué à une personne qualifiée. Le fait d'être ainsi tenu à l'écart du Politique, surtout lorsqu'il s'agit de la majorité, irrite nos mentalités démocratiques mais il convient de garder à l'esprit que pour nos légistes, cette exclusion équivalait à la soustraction d'une obligation dont l'objet n'était pas réputé noble. Seules deux classes de la communauté ont à s'inquiéter des obligations liées à l'imamat. D'abord, les quelques membres de la communauté qui sont éligibles à l'imamat (ahl al-imâma), et, ensuite, « les gens du choix » (ahl al-ikhtiyâr), soit les oulémas qualifiés, en vertu de leurs qualités scientifiques, pour choisir, pour élire, en connaissance de cause l'imam qui conviendra à la communauté. Ces derniers se distinguent du reste de la communauté par trois qualités : a. « La probité » (al-'adâla), b. « La science susceptible de mener à la connaissance de celui qui est digne d'être investi de l'imamat » et, c. « Le jugement et la sagesse (al-ra'y wa l-hikma) susceptibles de déterminer le choix de celui qui convient le mieux (aslah) à l'imamat ».

    • 33 Abû Ya'lâ résume cet ensemble en quatre points, mais le résultat est le même (les conditions qu'il é (...)

    18 Un musulman doit satisfaire à sept conditions pour être éligible à l'imamat :

    a. « La probité »,

    b. La science nécessaire à la pratique de l'ijtihâd,

    c. L'intégrité des sens de l'ouïe, de la vue et de « la langue » (al-lisân),

    d. L'absence de tares physiques handicapantes,

    e. Le jugement politique, f. Le courage, g. Le lignage (al-nasab), c'est-à-dire être de Quraysh, la tribu dont le prophète faisait partie. Cette dernière condition, non-contestée et non-contestable, est établie par des textes formels (ce dire du prophète par ex. : « Mettez les Qurayshites au devant et ne vous mettez pas au-devant d'eux »), et par l'accord unanime de la communauté (al-ijmâ')33.

    19 L'accession à l'imamat peut emprunter deux voies :

    a. Le choix des ahl al-ikhtiyâr évoqués plus haut et,

    b. L'investiture par l'imam précédent ('ahd al-imâm min qablu).

    Ces deux modes d'investiture de l'imamat sont inspirées par la pratique des « califes Bien-Dirigés » ('Umar a été désigné imam par Abû Bakr alors que 'Uthmân a été choisi par un conseil de sages) et leur légitimité est incontestable. L'imam désignant son fils ou son père comme successeur est un cas de figure qui dérange apparemment al-Mâwardî alors qu'il ne gêne nullement Abû Ya'lâ, mais, en pratique, toutes les doctrines s'en accommodent d'une manière ou d'une autre.

    L'imamat sunnite n'est pas héréditaire, mais ce n'est pas par principe ; il peut arriver qu'il le soit, à condition que l'héritier soit éligible à l'imamat, son éligibilité - qu'il satisfasse aux conditions susmentionnées - étant la seule chose à considérer. L'imam peut non seulement désigner son successeur mais aussi le ou les successeurs de celui-ci ; ils seront investis de l'imamat dans l'ordre de leur désignation. Il peut encore désigner deux personnes susceptibles de lui succéder et il appartient alors aux ahl al-ikhtiyâr de trancher. Les ahl al-ikhtiyâr eux-mêmes peuvent avoir été nommés par l'imam, à l'exemple de la succession d'Abû Bakr qui ne désigna personne formellement mais nomma une assemblée de six électeurs chargée de choisir son successeur ; enfin, il peut aussi désigner les candidats à sa succession et ses électeurs.

    20 Les divergences d'avis sont nombreuses en ce qui concerne les modalités du choix des ahl al-ikhtiyâr, mais les légistes, à l'exception de l'impertinent al-Jâhiz, s'accordent pour reconnaître que l'investiture d'une personne « préférée » (al-mafdûl) au détriment d'une personne « préférable » (al-afdal) est valable. Enfin, la personne désignée par les ahl al-ikhtiyâr est libre d'accepter ou de refuser l'imamat.

    21 Quid lorsque l'imamat de l'imam n'a pas été établi selon l'une de ces deux voies ? Pour quelques légistes irakiens, l'imam de fait doit être reconnu sans autre forme de procès et obéissance lui est due alors que selon la majorité, un tel imamat n'a d'existence légale qu'avec le consentement (ridâa posteriorides électeurs, lesquels sont contraints de l'entériner en passant contrat avec l'imam. L'imamat est en effet conçu comme un contrat consenti entre l'imam et la communauté représentée par les ahl al-ikhtiyâr, or il n'y a pas de contrat sans contractants.

    • 34 Rappelons qu'à l'époque où ces textes sont écrits, deux califats existent (l'un, sunnite, à Bagdad, (...)

    22 On ne saurait tolérer que deux imams, installés dans deux provinces différentes du pays d'islam, soient en même temps à la tête de la communauté. L'imamat est indivisible. Au cas échéant, al-Mâwardî et Abû Ya'lâ sont d'avis que l'imam légitime est celui - critère pour le moins a-politique - dont l'imamat a été conclu le premier34.

    23 L'imam est « le lieutenant du prophète » sur terre et il est de commun accord interdit de le considérer, ou qu'il se considère, « lieutenant de Dieu ». Sa fonction - « succéder à la prophétie pour ce qui est de la protection de la religion et de la gestion des choses mondaines » - se détaille en dix tâches, qu'il peut déléguer à l'un ou l'autre de ses intendants :

    • a. Protéger et préserver la religion (al-dîn) telle qu'établie sur base de la compréhension juste de ses fondements et par l'accord unanime des « Anciens de la communauté » (salaf al-umma). Il appartient donc à l'imam de réprimer les hétérodoxes et de leur faire appliquer les « peines » (al-hudûd) prévues pour eux (après avoir essayé de les ramener à la « raison »),

    • b. Rendre les statuts légaux exécutoires en cas de conflit en faisant triompher l'équité (al-nasafa),

    • c. Assurer l'intégrité et la sécurité du territoire de l'islam de telle manière que les musulmans puissent en toute sécurité se livrer à leurs activités,

    • d. Faire appliquer les peines légales (al-hudûd),

    • e. Protéger les frontières de l'Etat,

    • f. Mener la lutte (al-jihâd) contre « ceux qui s'obstinent à ne pas adhérer à l'islam » tout en ayant été informé de son existence jusqu'à ce qu'ils s'islamisent ou intègrent l'une des religions dont l'islam tolère l'existence,

    • g. Prélever les taxes,

    • h. Rétribuer les agents de l'État, justement et en temps voulu,

    • i. Bien choisir ses mandataires,

    • j. Veiller personnellement à ce que chacune des fonctions susmentionnées soient correctement assurées.

    24 Cette doctrine politique a le plus souvent été jugée gratuite, totalement décalée par rapport à la réalité politique de l'époque et du lieu - ce qui est faux : elle est au contraire en phase avec eux, de manière complexe - et fort peu capable d'influer sur son devenir. Il est vrai qu'en pratique, elle ne devait guère inquiéter les personnages du pouvoir, depuis ses pantins jusqu'à ses acteurs. Il est réducteur de ne souligner que cette complaisance apparente. Je retiens pour ma part deux traits de cette doctrine « commune » qui, aussi formels soient-ils, indiquent que ses concepteurs n'étaient peut-être pas aussi irréductiblement soumis qu'il y paraît aux autorités temporelles de leur époque. Le premier est que l'imamat y est clairement conçu en termes decontrat passé entre la communauté tout entière et l'imam et que tout est fait pour que les apparences, au moins, de ce contrat soient respectées, à défaut qu'il soit pleinement honoré. C'est déjà une exigence. Le second est que l'une des deux formes de ce contrat consiste en un choix (ikhtiyâr) consécutif à une délibération (al-shûra). Ce choix appartient de droit à la communauté, même si, de fait, il a été accaparé par ses seuls représentants auto-proclamés, les ahl al-ikhtiyâr.

    Pour conclure : l'insoumission

    25 La question des marges agréées de l'insoumission et de la rébellion mène naturellement à celle de la légitimité du pouvoir, qu'il soit religieux ou autre. À ce propos, sur fond de la doctrine décrite ci-dessus, Abû Ya'lâ écrivait dans son inédit Kitâb al-amr bi-l-ma'rûf wa al-nahy 'an al-munkar - Le livre de l'ordre du bien et de la défense du mal -, un texte « politique », ce qui suit35 :

    • 35 Cité en Abû Fâris, op. cit., p. 189.

    « Qu'en est-il de l'obligation de désavouer (al-inkâr 'alâ) le sultan lorsqu'il spolie, vide les peines légales de toute substance, torture les corps et s'approprie le bien commun ? Il est obligatoire dans ce cas de l'amener à craindre le Dieu Très-Haut (yajibu takhwîfuhu bi-l-lâhi ta'âlâ). Quant à le combattre et à lever les armes contre lui, cela n'est pas admis ».

    26 Abû Ya'lâ se réclamait, rappelons-le, du Hanbalisme, l'École théologico-politique la moins suspecte de complaisance à l'égard des autorités politiques. L'opinion qu'il évoque était celle qu'Ahmad b. Hanbal avait exprimée en relation avec la mihna du Coran à laquelle il avait résisté avec tant de courage, comportement qui fit de lui l'archétype du savant « résistant », insoumis aux autorités politiques lorsqu'elles sont iniques.

    fitna idhâ lam yakun imâm yaqûmu bi-amr al-nâs), comme IbPourtant, selon Abû Ya'lâ qui se réclame de l'une des recensions de la pensée d'Ibn Hanbal, la désobéissance civile qu'encourageât ce dernier est toute intérieure : « Il vous appartient de désavouer avec vos cœurs et il vous incombe aussi de ne pas refuser d'obéir, de ne pas faire sécession d'avec les musulmans et de ne pas mêler votre sang à celui d'autres musulmans ».

    A suivre.

     

    Source :http://rives.revues.org/170#ftn6

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