• le sacrifice monumentalisé, autour de la Première Guerre mondiale : mosquées et kouba

     

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    Mosquée, 1916 ; kouba, 1918 ; Mosquée, 1920 :

    le sacrifice monumentalisé

     Michel RENARD

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     * Cette communication en colloque s'accompagnait d'une présentation Powerpoint, dont chaque image a été insérée dans le texte qui suit lui conférant une dimension d'investigation et de restitution iconographique.

     La Première Guerre mondiale a fait passer le nombre de musulmans présents en métropole de quelques milliers à 500 000 environ, soit 320 000 indigènes mobilisés venus en Europe et 184 000 travailleurs (1). Cent fois plus !

     

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    Jacques Frémeaux, Les colonies dans la Grande Guerre, 2006

      Le chiffre de travailleurs est, cependant, sujet à caution. L’historien Charles-Robert Ageron parle de surévaluation de l’administration. Et ramène ce total à une fourchette de 10 à 15 000 ! Un dixième de l’évaluation officielle, qui comptabiliserait fautivement tous les embarquements, compte non tenu des voyages successifs (2).

     

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    un Kabyle, éboueur à Paris, en 1917

     Si Charles-Robert Ageron a raison, cela expliquerait que nous disposions de beaucoup moins d’informations sur ces travailleurs que sur les soldats.

     Ainsi, cette communication portera uniquement sur les combattants de confession musulmane et le traitement qui fut réservé aux conditions d’exercice de leurs sentiments religieux.

    Plus précisément à trois édifices emblématiques : la mosquée du Jardin Colonial, la kouba du cimetière de Nogent-sur-Marne et la Mosquée de Paris.

     

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     Qui en furent les concepteurs et dans quel contexte ? qui en furent les réalisateurs ? quelle analyse peut-on en effectuer ?

     **

     En résumé, les quatre facteurs provoquant une prise en compte de la composante religieuse des troupes provenant de l’empire colonial africain, furent :

     - le nombre – même si la proportion n’est que de 4% de la totalité des effectifs combattants ;

    - les blessés et morts au front ;

    - l’effet de retour sur les populations de l’empire ;

     - et la concurrence avec l’adversaire germano-turc.

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     I – Soldats des colonies : le non-Jihad

     

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     Ce dernier facteur apparaît très vite avec l’entrée en guerre de l’empire Ottoman le 1er novembre 1914, puis la proclamation du jihad le 14 novembre par le cheikh al-islam Mustapha Hayri Effendi à Constantinople (3).

     

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    déclaration du jihad, le 14 novembre 1914 à Constantinople

     On sait la faiblesse intrinsèque de cet appel qui subordonnait le combat des musulmans à une alliance avec des puissances chrétiennes, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

     Il n’empêche que les autorités françaises s’employèrent à en parer les effets potentiels auprès de ses soldats, combattants ou déjà prisonniers, en sollicitant des attestations de fidélité des multiples figures musulmanes de son empire colonial.

    La Revue du Monde Musulman créée en 1907 par Alfred Le Châtelier (1855-1929) a publié ainsi, la proclamation de Moulay Youssef, sultan du Maroc, à ses troupes, en date du 15 novembre 1914 (26 hijja 1332) :

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    Revue du Monde Musulman, vol. XXVIII, 1914

     - «À nos fidèles sujets qui combattent en soldats valeureux sur le sol de la France, à vous le salut accompagné de souhaits pour que Dieu vous aide et vous protège. (…)

     Soyez assurés du triomphe final, et comptez que les ailes de la victoire se déploieront sur vos rangs, car c’est avec des soldats venus de la majeure partie des pays d’Islam, vos propres coreligionnaires, que vous combattez (…) un ennemi imbu de préjugés illusoires, qui s’est laissé égarer par un orgueil tyrannique, entraînant avec lui d’autres peuples ignorants et irréfléchis, incapables de prévoir les conséquences et les dangers des œuvres entreprises sans discernement».

     Dernier passage faisant directement allusion à la Turquie qui vient de proclamer le jihad (4).

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    Revue du Monde Musulman, vol. XXIX, 1914

     Le numéro XXIX de la Revue du Monde Musulman, paru fin 1914 ou début 1915, est tout entier consacré à la publication de messages religieux refusant le soutien à la Turquie et lui opposant à la fois des répliques politiques (l’attachement à la Patrie française et à ses «bienfaits»…) et des arguments religieux, citations coraniques à l’appui.

     En Algérie, la coopération du «clergé» musulman officiel s’affiche dès avant la proclamation turque et plus encore après.

    Dans sa thèse, Gilbert Meynier, relève que : «du 6 au 28 novembre 1914, L’Écho d’Alger publie une centaine d’adresses "loyalistes", La Dépêche de Constantine une quinzaine en deux jours (6 et 7 novembre 1914)» (5). Elles proviennent de notables, élus, caïds de communes mixtes, mais aussi de muftis, de cadis, d’imams, de chefs de confréries.

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    L'Écho d'Alger, 20 novembre 1914

     Les muftis des deux rites, malékite et hanéfite, à Alger, déclarent :

    - «Les Turcs ont enfreint le commandement de Dieu : "ne vous précipitez pas de vos propres mains dans la perdition" [sourate II, verset 195]. Ce verset comprend, suivant l’avis des exégètes, l’interdiction de toute entreprise guerrière illicite, c’est-à-dire qui ne tend pas à faire triompher la justice ou à porter assistance à ceux dont la cause est juste et qui n’aurait d’autre raison que l’intérêt personnel ou la passion de répandre du sang» (6).

     

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    Revue du Monde Musulman, vol. XXIX, 1914

    L’interprétation de ces prises de positions est controversée. Gilbert Meynier insiste sur les sollicitations de l’administration et la nature assimilationniste des réactions religieuses.

     Il évoque, par contre, la nouveauté des manifestations provenant des confréries tout en les marquant du sceau de la collusion avec l’autorité coloniale : «leurs déclarations fracassantes, parfois dithyrambiques en faveur des armes et du nom français, donnent l’estampille de l’islam algérien à la collaboration» (7).

     Pour sa part, Charles-Robert Ageron souligne l’étonnement réconfortant que provoquèrent le rejet des démarches turques et germaniques :

     - «le loyalisme des Musulmans algériens en 1914 fut une surprise pour tous les gens informés. L’Allemagne escomptait un concours efficace du monde islamique et espérait provoquer des troubles en Afrique du Nord. La France, qui ne l’ignorait pas, redoutait les effets d’une guerre sainte proclamée par le Sultan de Constantinople et ceux de la propagande allemande» (8).

     La lecture de plusieurs harangues algériennes montre, au-delà de l’assentiment politique, une physionomie de différend intra-islamique, de controverse théologique.

    Certes, les textes ne prétendent pas au statut de fatwa, mais le Coran est cité, le hadith est cité, y compris celui qui affirme «Détournez-vous des Turcs tant qu’ils vous laisseront tranquilles».

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    hadith utilisé en Algérie coloniale contre le jihad proclamé par les Turcs en 1914

     Ce hadith est utilisé, entre autres, par le seyyid tijania Mohammed el-Kebir sidi-Mohammed el-Bechir qui en précise le sens grâce au Djami Saghir de Soyouti : «Laissez les Turcs de côté tant qu’ils se tiendront chez eux et ne vous attaqueront pas» (9).

     D’autres messages, marocains par exemple, parlent «d’usurpation du titre khalifal» par les Turcs.

    Ainsi, on voit le vieux contentieux arabo-turc sur la suprématie du monde musulman, ressurgir pour étayer un refus des premiers de s’aligner sur les seconds.

    Cet aspect est lié à la question du califat, thème d’une diplomatie française ayant à définir une politique à l’égard de l’empire ottoman et à prendre en compte sa dimension de «première puissance arabe musulmane», selon la formule de Paul Bourdarie, fondateur de la Revue Indigène (10).

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    le Bey de Tunis, Sidi En Nacer

     En Tunisie, le Bey adresse une proclamation à l’ensemble de ses sujets. Il précise que la France «ne nourrit aucune haine contre le peuple turc (…) sa colère ne vise que quelques Jeunes-Tucs que les intrigues allemandes à Constantinople ont asservis aux ambitions germaniques».

     Il rappelle ses sujets «aux devoirs qui leur incombent» en citant le «bel exemple (de) leurs coreligionnaires des Indes anglaises» (11).

     De leur côté, les lettres de dignitaires musulmans tunisiens ont, à l’évidence, été rédigées juste après la déclaration de guerre de la Turquie et avant les avis religieux provenant de Constantinople.

     Ils évoquent tous l’intervention de la Turquie dans le conflit. Mais ne font pas mention du jihad.

     

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    Revue du Monde Musulman, tome XXXIII, 1917

     Après le Maghreb, l’Afrique Noire.

     La Revue du Monde Musulman a relayé dans son tome XXXIII (1917) les témoignages de loyalisme de différents dignitaires religieux en Afrique Occidentale française recueillis en 1915 et 1916.

    Cadis, imams de grande mosquée, mokaddems de tariqa, marabouts, émirs locaux, cheikhs de nombreux cercles, almanys, prédicateurs… livrèrent leurs missives d’allégeance et de confiance, leurs vœux de triomphe prodigués aux troupes françaises contre l’oppresseur.

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    proclamations du cadi Alioun Diagne de Dakar et de  Diagne Samba, chef de Rufisque

     

    La Revue du Monde musulman publie 33 messages provenant du Sénégal (Falémé et Djoloff compris), 30 de Mauritanie, 19 du bassin du Niger, 14 du Fouta-Djallon et de Guinée, 3 de Côté d’Ivoire, 5 du Dahomey, soit 104 au total, à ajouter aux 24 déjà publiés dans le n° XXIX de la revue (mais certains sont les mêmes).

    Il est difficile d’apprécier les effets de ces exhortations religieuses mais les conséquences démobilisatrices escomptées par l’appel au jihad n’eurent pas lieu (12). Charles-Robert Ageron évoque même «l’échec de la guerre sainte» (13).

     En conclusion, on peut mesurer, par ces déclarations, le barrage politico-religieux édifié pour désamorcer le panislamisme généré par le corpus de déclarations et fatwas émis par Constantinople dès novembre 1914.

     

    ***

     Examinons maintenant, les manifestations de gratitude renvoyées par la puissance coloniale à l’endroit des combattants qui ont assumé leur loyauté jusqu’au sacrifice.

     

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     II – La mosquée du Jardin Colonial

     J’ai tenté ailleurs une évaluation de la politique militaire à l’égard de la religion de ses combattants musulmans pendant la Guerre (14).

     Mais l’armée ne fut pas seule dans la prise de conscience qu’il fallait aller au-devant des pratiques musulmanes des soldats de l’Empire.

     

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    le journal Le Temps, 26 décembre 1914

     À la «une» du Temps, le 26 décembre 1914, le pasteur protestant Frank Puaux (1844-1922), professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, attire l’attention sur le traitement des blessés indigènes :

     - «il faudrait faciliter à nos indigènes les moyens de retrouver en France leurs coutumes africaines… (il faudrait) attacher aux formations sanitaires des imams qui veilleraient aux rites religieux, objets du grand respect des musulmans et, en cas de mort, présideraient aux funérailles suivant les prescriptions coraniques» (15).

     L’institution militaire avait réagi dès le début de l’automne 1914, à propos des sépultures. Elle le fit quelques semaines plus tard en décidant d’accueillir des blessés musulmans dans les locaux du Jardin colonial. Un hôpital de convalescence y fut aménagé.

     L’idée d’y adjoindre une mosquée germa au cours de l’année 1915 comme instrument réactif aux initiatives allemandes qui avaient fait édifier une mosquée dans le camp de prisonniers de Zossen, près de Berlin, en 1915.

     

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    camp du Croissant (Halbmond-Lager) à Wündsdorf-Zossen, à côté de Berlin ;
    entrée de la mosquée avec le minaret durant la Première Guerre mondiale

     Que se passait-il à Zossen, qui puisse inquiéter la France en guerre ? Ce camp enfermait environ 8000 prisonniers nord-africains et hindous. On y distribuait, dans toutes les langues, un journal intitulé Jihad, et les détenus pouvaient pratiquer leur religion librement (16).

     

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    El Jihad, journal distribué aux prisonniers musulmans du camp de Zossen, 15 juillet 1917

     Les archives allemandes détiennent un film de 6 minutes sur la célébration de l’aïd el-kebir à Zossen en 1916. Cette fête fut célébrée le 9 octobre dans le monde musulman (peut-être le 8 à Zossen ?). Il doit donc s’agir du même jour.

     http://www.filmothek.bundesarchiv.de/video/2535

     

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     On voit le cortège se rendre sur l’esplanade où fut organisée la cérémonie rituelle.

     

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    aïd el-kebir, octobre 1916, au camp de Zossen

     Des hommes sont en uniforme, d’autres en tenue traditionnelle… peut-être des goumiers 

     

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     Les sacrificateurs tournent la tête vers la tribune, attendant le «bismillah allâhu akbâr» collectif. Puis les bêtes sont apprêtées.

     

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    les sacrificateurs attendent le bismillah... pour sacrifier les moutons

     

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    préparation du mouton, aïd el-kebir à Zossen en octobre 1916

    Un personnage harangue la foule assise devant lui.

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    Ce moment a-t-il été précédé d’une prière ? Si tel fut le cas, le film ne contient pas cette scène.

     Mais le dispositif, les tapis au sol et sur l’estrade, le passage, visible au premier rang, des hommes passant de la génuflexion à la position assis en tailleur permettent de le supposer fortement, ainsi qu'une autre image de prière à côté de la mosquée.

     

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    khûtba (prône) de l'aïd el-kebir à Zossen en octobre 1916

     

     

     

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    prière collective au camp de prisonniers musulmans de Zossen

     L’orateur (khatib) était le cheikh égyptien, pro-turc et pro-allemand, Abd el-Aziz Sawis qui prononça la khûtba (prône), traduite par Idris pour les prisonniers Tatars. Il expliqua aux prisonniers qu’ils avaient été trompés par les ennemis de l’Islam mais qu’ils pouvaient désormais se racheter en s’engageant dans le chemin du Jihad (17).

    Ce qui pouvait préoccuper au plus haut point les Français était que l’un des propagandistes les plus actifs à Zossen fût le cheikh Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî (1869-1920) (18).

     

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    le cheikh Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî (1869-1920)

    Né à Tunis, d’une famille algérienne émigrée dans les années 1830, son grand-père et son père avaient étudié à l’université de la Zeituna.

     Il devint lui-même professeur dans cette institution renommée. En 1900, il émigra à son tour, vers Istanbul puis Damas.

     Sans que l’on sache trop comment, il entra dans le cercle des principaux dirigeants turcs.

     En 1911, il accompagna Enver Pacha en Cyrénaïque pour organiser la résistance à l’invasion italienne. On dit que c’est Sâlih Sharîf qui déclara le jihad.

     Par des contacts d’amitié avec la famille de l’émir Abd el-Kader et ses accointances avec les Jeunes-Turcs, il arriva à Berlin à la fin 1914 et se mit en rapport avec l’Office de Renseignement sur l’Orient (Nachrichtenstelle für den Orient - NfO) animé par Max von Oppenheim et placé sous la direction de l’État-major et du ministère des Affaires étrangères.

     

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    Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî, collaborateur de l'Office de Renseignement sur l'Orient, à Berlin

     Parmi les axes de travail de la NfO, se trouvaient la propagande auprès des prisonniers musulmans et la propagande dans les colonies des puissances de l’Entente.

    Sâlih ash-Sharîf étonna les témoins de ses discours aux soldats prisonniers à Lille (occupée depuis le 13 octobre), en ce même mois de décembre 1914.

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    Die Wahreit über den Glaubenskrieg (La vérité sur le jihad) de Sâlih ash-Sharîf at-Tûnisî, 1915

     En 1915, il publia son opuscule La vérité sur le Jihad (die Wahrheit über den Glaubenskrieg, Haqîqat al-jihad), écrit en novembre 1914.

     Il y exposait une doctrine classique du jihad, agrémentée d’un tableau apocalyptique de la situation coloniale, et obviait à la critique adressée à la proclamation turque :

      «Mon intention est de réfuter tout ce qui pourrait inquiéter les âmes de ceux qui n’arrivent pas à discerner la vraie nature de cette guerre des mises en suspicion par les ennemis fourvoyants».

    Le jihad, disait-il, n’est pas «n’est pas identique à l’homicide de tous ceux qui ont une autre confession», ou encore «ce n’est pas une lutte contre tous ceux qui ne correspondent pas à notre religion», donc il n’est pas dirigé contre les chrétiens en général, mais contre «l’ennemi barbare tel que les Anglais, les Russes et les Français».

     Sâlih ash-Sharîf concluait : «C’est un devoir du monde entier islamique de se lever sans exception et de suivre le drapeau du calife de la famille sublime d’Osman et de s’assembler avec ses alliés fidèles, les Allemands et tous ceux qui les suivent» (19).

     

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    Jihad et colonialisme, de Mahmoud Abdelmoula (1987) contient le texte de Sâlih ash-Sharîf

     Cet ensemble de données avait de quoi inquiéter la France en guerre.

    Il fallait parer à ce prosélytisme politico-religieux – parce que les prisonniers reviendraient un jour dans leurs foyers - et à ses effets éventuels immédiats dans les colonies.

     

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    image de propagande allemande pro-islamique, en cinq langues

     

    L’idée première de la mosquée du Jardin Colonial est donc à inscrire dans une contre-propagande.

    Ce qui marquait un degré supplémentaire dans la politique d’égards. Jusqu’ici, l’aménagement de sépultures musulmanes relevait plutôt d’un acquiescement à des demandes, plus ou moins explicites, d’ordre métaphysique. Même si le souci de ne pas commettre d’impairs à l’égard de l’opinion d’un «arrière» colonial existait aussi, évidemment.

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    le diplomate français Pierre de Margerie (ici, à Berlin, en 1928)

     L’objectif de cette entreprise est exposé, le 16 janvier 1916, par Pierre de Margerie (1861-1942), directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères :

     - «Les autorités militaires allemandes ayant fait ériger à Zossen, près de Berlin, où se trouvent détenus trois mille de nos prisonniers musulmans, une mosquée que sont conviés à visiter périodiquement, dans un but de réclame, des publicistes turcs, persans et égyptiens, le gouvernement de la République a cru devoir, comme vous le savez, répondre à cette manœuvre de nos ennemis en faisant ériger un oratoire musulman au centre du Jardin colonial à Nogent-sur-Marne où il a installé un hôpital spécialement destiné aux blessés mahométans.
    J'ai l'honneur de vous adresser, ci-joint, un dessin de cette mosquée que j'ai fait parvenir également à nos agents en pays musulmans en les invitant à y donner le plus de publicité possible» (20).

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    dessin du projet de mosquée dans le Jardin Colonial, 1916

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    dessin du projet de mosquée dans le Jardin Colonial, 1916

     

    L’édifice est bâti en 1916, à partir du dessin préparatoire, et inauguré le 14 avril de la même année. Deux imams y sont affectés en permanence.

    La mosquée est utilisée par les convalescents de l’hôpital du Jardin Colonial, ce qui fait moins de monde qu’à Zossen.

     Mais la France peut dire et faire dire, désormais, qu’elle considère ses soldats musulmans avec respect pour leur religion et qu’elle n’est pas à la traîne de l’Allemagne.

     

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    mosquée dans le Jardin Colonial à Nogent-sur-Marne, 1918

     

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    mosquée dans le Jardin Colonial à Nogent-sur-Marne, 1918 (détail)

     Le lieu servit également de célébrations, mises en scène, des fêtes religieuses et notamment de l’aïd el-kebir, comme à Zossen.

    La monumentalisation permettait la mise en image et la diffusion d’une contre-propagande parmi les populations de l’empire colonial.

     

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    René Besnard, ministre des Colonies, sept.-nov. 1917, en visite à la mosquée du Jardin Colonial ;
    le personnage central est très probablement Émile Piat

     

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    mosquée du Jardin Colonial, aïd el-kebir, 1918

     

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    mosquée du Jardin Colonial, aïd el-kebir, 1918

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    mosquée du Jardin Colonial, photographies, 1918 (source : ANOM)

     

    La correspondance de Pierre de Margerie en témoigne. Le 13 décembre 1916, il s’adresse au président du Conseil, Aristide Briand :

     - «J'ai l'honneur de vous faire savoir que j'avais adressé, le 19 septembre dernier, à notre Agent et Consul général en Égypte, deux albums de vues photographiques représentant les différents services de l'hôpital du Jardin Colonial à Nogent-sur-Marne où sont groupés un assez grand nombre de blessés musulmans, en le priant de donner à ces documents une certaine publicité.
    M. Defrance m'a écrit, à la date du 11 du mois dernier, qu'il lui a paru que la publication de ces photographies, qui témoignent du soin apporté par le gouvernement de la République à faire bénéficier nos soldats mahométans blessés de tout le confort désirable et des progrès de la science, était de nature à produire dans les milieux musulmans d'Égypte non sympathiques à la cause des Alliés, un effet salutaire, et qu'il a obtenu de la direction du journal Al-Ahram de faire reproduire celles d'entre elles paraissant les plus propres à frapper l'imagination et à réaliser le but poursuivi» (21).

     L’historien Peter Heine, professeur d’études islamiques à Berlin, confirmait ce point dès 1982, à partir des archives allemandes :

    - «Par la suite, le nombre de déserteurs musulmans diminua progressivement. Sans, l’une des raisons fut l’amélioration de la contre-propagande française qui était en mesure de mobiliser les muftis d’Afrique du Nord prêts à relativiser la proclamation du jihad par la Sublime Porte.
    En outre, la France se tourna vers une politique plus amicale (friendlier) envers l’Islam, étape qui apaisa les troupes tunisiennes et algériennes» (22).

     De toute façon, les déserteurs ne furent qu’un «petit nombre» selon Jacques Frémeaux ; quelques centaines, engagés dans l’armée ottomane, dit Gilbert Meynier.

      

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    III – La kouba de Nogent-sur-Marne

     

     Réalisée dans la période finale de la guerre, la kouba de Nogent revêt une également une dimension de politique musulmane à l’égard des colonies. Mais l’initiative est débarrassée de tout souci de concurrence avec l’Allemagne.

     Là encore, l’édifice apparaît comme le vecteur privilégié de la politique d’égards. C’est à un fonctionnaire du Quai d’Orsay, le consul Émile Piat (né le 29 mai 1858), que l’on doit l’idée première de construire une kouba dans le cimetière de Nogent.

    Après avoir été, commis de chancellerie à Smyrne en 1879, à Tunis en 1881, puis en poste à Tripoli en 1883, à Zanzibar en 1884-1886 (où il fut gérant du consulat), et durant plusieurs années drogman à Tanger (1888-1893), il était devenu consul chargé de différentes missions.

     

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    Émile Piat fut commis de chancellerie à Smyrne (aujourd'hui, Izmir) en Turquie

     

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    Émile Piat fut en poste à Tripoli, en Cyrénaïque (aujourd'hui Libye)

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    Émile Piat fut gérant du consulat à Zanzibar  (avant la période du protectorat britannique)

     

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    Émile Piat fut gérant du consulat à Zanzibar  (avant la période du protectorat britannique)

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    Émile Piat fut , plusieurs années, drogman à la Légation de France à Tanger

     

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    Émile Piat fut , plusieurs années, drogman à la Légation de France à Tanger

     À l’âge de 60 ans, pourvu d’une solide expérience du monde de l’Islam, il était donc chargé de la surveillance des militaires musulmans dans les formations sanitaires de la région parisienne (en fait, depuis au moins l’année 1915).

     Son projet de kouba ne résulte d’aucune consigne militaire, supérieure, d’aucune directive du Quai d’Orsay.

     Si il n’est pas dépourvu – nous l’avons dit – d’un calcul politique, Émile Piat a conçu son dessein à titre personnel. Et, ce qui est symptomatique, c’est qu’il suscita d’autres contributions personnelles, d’autres engagements individuels.

     Émile Piat écrit, le 14 juin 1918, à son ami, le capitaine Jean Mirante, officier traducteur au Gouvernement général à Alger :

    - «Ayant eu l’impression que l’érection d’un monument à la mémoire des tirailleurs morts des suites de leurs blessures aurait une répercussion heureuse parmi les populations indigènes de notre Afrique, j’ai trouvé à Nogent-sur-Marne, grâce à l’assistance de M. Brisson, maire de cette ville, un donateur généreux, M. Héricourt, entrepreneur de monuments funéraires qui veut bien faire construire un édifice à ses frais dans le cimetière de Nogent-sur-Marne» (23).

     Grâce à Mirante – qui fit ensuite une carrière aux Affaires indigènes en Algérie – Émile Piat obtient le soutien financier du Souvenir Français d’Alger pour la décoration de l’édifice. Le coût principal est supporté par le marbrier funéraire, Héricourt, à Nogent.

     

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    la kouba de Nogent-sur-Marne fut inaugurée le 16 juillet 1919

     La kouba est finalement inaugurée le 16 juillet 1919. Émile Piat écrit au capitaine Mirante, deux jours plus tard :

     - «Ce monument qui est fort simple produit néanmoins un bel effet au cimetière de Nogent-sur-Marne. Les délégués de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc qui assistaient à la cérémonie présidée par M. Fabre, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, ont été favorablement impressionnés. Ils remporteront dans leur pays la certitude que rien n’a été négligé en France pendant la guerre pour soigner nos musulmans avec une sollicitude et un dévouement au-dessus de tout éloge».

     La kouba resta une quarantaine d’années en place avant d’être victime de la négligence des différentes autorités susceptibles de la sauvegarder.

     Toutes les démarches entreprises pour l’entretien et la restauration de la kouba butèrent sur l’impossibilité de dégager une autorité habilitée à financer les travaux.

     En mars 1982, les édiles locaux durent constater «l’effondrement naturel» du monument.

     

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    l'emplacement de la kouba, en 2004 (photo Michel Renard)

     Notons, pour terminer l’histoire – puisque le nom de Daniel Lefeuvre, premier président du conseil scientifique de notre Fondation y est attaché – que la kouba a été reconstruite à la suite de plusieurs années de requêtes menées par l’association Études Coloniales dont les historiens Daniel Lefeuvre, Marc Michel et moi-même furent les fondateurs.

    L’édifice reconstruit, par l’héritier familial du premier marbrier, a été inauguré le 28 avril 2011. Daniel Lefeuvre a été emporté par la maladie le 4 novembre 2013.

     

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    la première kouba (1919) et la seconde (2010), dans le cimetière de Nogent-sur-Marne

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    Pour en revenir à Émile Piat, il n’était pas un néophyte en matière de propagande.

    En 1915, déjà en fonction, il avait envoyé des photographies de tombes musulmanes, aménagées dans plusieurs cimetières de la région parisienne, à son ami le capitaine Mirante.

     Il lui disait : «Pensez-vous qu’il y ait lieu d’en faire expédier dans les milieux arabes pour prouver que nous respectons toutes leurs croyances ?» (2 septembre 1915).

     Trois semaines plus tard, autre envoi. Photographie d’un groupe de tirailleurs en traitement à l’hôpital du Jardin Colonial :

     - «J’espère que vous pourrez la faire reproduire dans vos Akhbar el-Harb [journal, en langue arabe, édité pendant la guerre par le Gouvernement général de l’Algérie], car je pense qu’elle produira une bonne impression sur les populations indigènes» (20 septembre 1915).

     

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    blessés musulmans en convalescence à l'hôpital du Jardin Colonial, 1915

    Suivent ainsi plusieurs lettres. Le 1er février 1917, il écrit : «Les Akhbar el-Harb continuent à être un excellent moyen de propagande. C’est bien le journal qui convient à nos tirailleurs et, pour ma part, je le distribue régulièrement dans les formations sanitaires que je visite».

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    remise de médailles à des blessés musulmans à l'hôpital du Jardin Colonial ;
    Émile Piat est probablement le civil qui se trouve entre les deux militaires à képi, u centre

    Émile Piat insère donc son initiative dans une continuité politique d’assistance et de propagande bien comprise.

     Émile Piat portrait 1917
    portrait vraisemblable d'Émile Piat (1858-?)

     La fondation de la Mosquée de Paris, elle, s’inscrit dans un réseau de facteurs plus divers et plus complexes.

     Diapositive62

     

     IV – La Mosquée de Paris

     Dans une formule ramassée, on peut dire que la Mosquée de Paris affiche trois marqueurs :

     1) - l’indigénophilie fut la source des projets ;

     2) - la guerre détermina sa construction ;

     3) - la politique coloniale musulmane en fit son symbole.

     Diapositive65

     1) les projets

     Les deux premiers projets, en 1846 et 1895, procédaient d’une vision compréhensive et empathique des rapports coloniaux avec des sujets musulmans. Une indigénophilie stratégique, pourrait-on dire.

     Puis vinrent les propositions opiniâtres de la Revue Indigène et de son fondateur, le journaliste et activiste, Paul Bourdarie (1864-1950).

     

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    Paul Bourdarie, fondateur de la Revue Indigène

     L’animateur de la Revue Indigène imagina un projet, appelé le projet Bourdarie-Tronquois, et le fit circuler auprès des possibles décideurs parlementaires et gouvernementaux (24).

    Une troisième vague monta à l’assaut, ainsi que l’annonce Émile Piat, le 18 juillet 1919, à son correspondant habituel, le capitaine Jean Mirante, à Alger :

    - «il a été décidé à la suite d’une démarche qui a été faite auprès de M. Bèze du ministère de l’Intérieur par MM. Diagne, Cherfils et le Dr Bentami et à laquelle je me suis associé, qu’une mosquée serait édifiée à Paris. J’espère que le Gouvernement général facilitera les souscriptions en Algérie. La construction de cet édifice dans notre capitale aura un retentissement énorme dans tout l’Islam».

    Voilà les sources liées au courant indigénophile.

     2) la guerre

     Le conflit produisit une double accélération menant à la décision.

     a) D’une part, la politique musulmane en Arabie, déterminée par la guerre contre la Turquie, et par la rivalité avec l’Angleterre pour l’influence auprès du chérif Hussein de La Mecque, conduisit le président du Conseil Briand et le Quai d’Orsay :

     - à l’envoi d’une délégation conduite par Si Kaddour ben Ghabrit pour la réouverture du pèlerinage aux Lieux Saints de l’islam (660 pèlerins), en octobre 1916 ;

     - et à la création d’un organisme permettant l’acquisition d’une hôtellerie des pèlerins (réalisée en décembre 1916) : la Société des habous des Lieux Saints de l’islam.

     Les membres de celle-ci sont désignés par Pierre de Margerie et la Société est constituée par acte enregistré à la mahakma hanéfite d’Alger, le 16 février 1917 (25).

     Cette structure servit ensuite lors de la fondation de la Mosquée de Paris.

     b) Un projet de loi est présenté par le gouvernement le 30 janvier 1920  prévoyant la création d’un Institut musulman comprenant notamment une mosquée, et affectant une subvention de 500 000 francs à cette entreprise.

     Le texte est examiné le 29 juin 1920, avec un rapport de la commission des Finances présenté par Édouard Herriot, président du parti Radical et membre du Comité de l’Institut musulman aux côtés de Paul Bourdarie.

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    subvention de 500 000 francs votée par le Parlement en 1920 pour l'Institut ulman

    Herriot déclare que «la guerre a scellé, sur les champs de bataille, la fraternité franco-musulmane», que la «patrie désormais commune doit tenir à l’honneur de marquer au plus tôt et par des actes, sa reconnaissance et son souvenir».

    La loi est finalement signée le 19 août 1921. Peu avant, la Ville de Paris avait votée deux subventions (1 620 000 francs et 175 000 francs) permettant l’achat du terrain qui fut cédé ensuite à la Société des Habous qui s’était transformée en association loi 1901, le 24 décembre 1921.

    Les travaux s’effectuent entre 1922 et 1926. Et l’inauguration principale a lieu le 15 juillet 1926.

     En 1920, Herriot avait assuré que «le monde musulman ne manquera pas d’être sensible au geste de la France, installant et honorant chez elle un édifice consacré à la Religion musulmane et un foyer intellectuel où à l’abri de notre pavillon l’Islam trouvera l’appui de nos sciences pour rajeunir et renouveler ses traditions de haute culture».

    Diapositive68
    "l'Islam trouvera l'appui de nos sciences pour rajeunir et renouveler ses traditions", Édouard Herriot,1920

     Le député radical annonçait, ainsi, un double objectif :

     - l’érection d’un édifice devant manifester le libéralisme de la France à l’égard des sujets musulmans et dont on espère des répercussions en chaîne dans le monde de l’Islam ;

     - un dessein intellectuel ambitieux – et peut-être trop crédule – visant ce qu’on appellerait aujourd’hui une «modernisation» du corpus islamique.

     Il n’est rien resté du dessein de réformer l’islam.

     Mais le monument est toujours là. Même si il fallu attendre novembre 2010 pour qu’une plaque apposée sur la Mosquée de Paris rende explicitement hommage aux soldats musulmans de la Grande Guerre.

     Diapositive69
    la Mosquée de Paris en construction, 1924 ; aquarelle de Camille Boiry, L'Illustration, 1925

     3) la politique coloniale musulmane

     La Mosquée de Paris a connu cinq inaugurations :

     - celle du 1er mars 1922, pour l’orientation de la qibla ;

    - celle du 19 octobre 1922 pour la pose de la première pierre du mihrab ;

     - celle, générale, du 15 juillet 1926, en présence du sultan Moulay Youssef ;

     - celle, proprement religieuse de la salle de prière, du 16 juillet 1926, en présence du sultan et du cheikh Ahmad al-‘Alawi de la tariqa ‘Alawiyya ;

     - celle du 12 août 1926, pour la salle de conférences de l’Institut musulman, en présence du bey, possesseur du royaume de Tunis, Sidi Mohammed el-Habib.

     Les fonctions religieuses et symboliques l’ont emporté sur la fonction intellectuelle.

     La Mosquée est devenue un lieu où s’effectuent les rites principaux de l’islam : prière, khûtba, tarawih du mois de ramadan, aïd el-fitr, aïd el-kabîr ou el-adha…

     
    extrait du discours de Si Kaddour ben Ghabrit en 1926

     Elle est aussi un symbole de la politique musulmane à l’époque de l’empire colonial, et la figure de Si Kaddour ben Ghabrit a été le grand ambassadeur de celle-ci.

     Diapositive71
    inauguration de la Mosquée de Paris, la garde du Sultan

     Mais le souvenir du sacrifice des «indigènes» musulmans sur les champs de bataille de la Grande Guerre s’est perdu avec le temps.

    Conclusion

    Le point commun de ces trois édifices, dont seuls deux ont perduré, était d'inscrire dans le monumental le sacrifice des soldats français de confession musulmane venus de l'empire colonial.

    Si le premier fut conçu comme provisoire, les deux autres affichaient dans leur matériau le désir de durer. Ils ont traversé le temps. Mais le troisième – la Mosquée de Paris – a connu une destinée plus complexe se détachant de son objectif premier.

    Michel Renard
    15 octobre 2014
    colloque de la Fondation pour la mémoire
    de la guerre d'Algérie

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  • Fusain et encre chine .Mohamed Aib .  Exécution de mémoire .

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    Ce papier est dédié aux victimes anonymes de la répression de la dynastie Al Khalifa, dont le seul crime est de réclamer la liberté, mais dont le grand tort est de se trouver dans la zone du golfe pétro-monarchique d’une importance vitale pour les États-Unis et l’Arabie saoudite.

    Cf. ce lien http://www.renenaba.com/golfe-la-revolte-oubliee-du-bahrein/

    Le hit parade des lupanars du Monde arabe

    Des orientalistes aux connaissances rongées par la rouille, en mal de sensation et d’imagination, créditent volontiers Beyrouth du désobligeant qualificatif de «bordel» du Monde arabe, confondant sans doute la liberté dont cette capitale en jouit pleinement, du libertinage sous cape dont sont friands les sociétés fermées pétro-monachiques.

    Détrompez vous, Beyrouth n’est pas bordélique, elle est anarchique, vibrante d’une population frondeuse dont le mercantilisme n’a d’égale que son militantisme, sans doute l’un des plus virulents du Monde arabe qui font que la capitale libanaise exerce désormais une fonction traumatique à l’égard d’Israël, par les revers militaires successifs qu’elle a infligées à ses assaillants israéliens au point d’ériger Beyrouth au rang traumatique de Vietnam d’Israël.

    Ne songez pas non plus au Caire et à sa fameuse avenue des Pyramides, ses mélopées sirupeuses, ses danses chaloupées, ses déhanchements langoureux, ses stupéfiantes bouffées.

    Non plus Casablanca, Agadir, Tanger, quand bien même 22.000 Marocaines s’appliquent régulièrement, avec une constance qui frise l’admiration, à décongestionner l’hyperactivité hormonale de gérontocrates, atrabilaires, acariâtres des pétromonarchies du Golfe. Pas plus Dubaï et ses cargaisons de blondes d’Europe orientale et leur tourbillonnante et trémoussante pole danse.

    Beyrouth, Le Caire, Dubaï, Marrakech, Agadir, Tanger, Casablanca balayés. Situé à la charnière du monde arabe, de l’Afrique et de l’Europe, le Maroc est devenu un centre névralgique pour la traite de femmes blanches. Outre les Marocaines, les Mauritaniennes paraissent vouées aux caprices des princes, avides «de chair fraîche et de bois d’ébène» en Mauritanie, pays complaisant face à la traite humaine.

    Selon Aminatou Mint Al Mokhtar, Présidente de l’Association de femmes chefs de famille de Mauritanie (AFCF) «200 jeunes filles mauritaniennes sont séquestrées en Arabie saoudite dans des cours de maisons, victimes de toutes les formes de maltraitances physiques, psychologiques et sexuelles». Dénonçant «une forme aberrante d’esclavage contemporain et une traite sexuelle», la présidente de l’AFCF a porté ce «trafic massif de femmes entre la Mauritanie et l’Arabie saoudite». 405 réseaux d’esclavage ont été recensés dans le monde, 70% font l’objet d’exploitations sexuelles générant chaque année près de 32 milliards de dollars. Soit.

    La surprise vient d’une ville supposée morne, aux antipodes des hauts lieux touristiques et de leurs nuits torrides:

    The Winner is Manama.

    Oui, Manama, la capitale de Bahreïn, cet archipel en proie à une contestation larvée depuis cinq ans, dans le plus grand silence complice des puissances occidentales, sans doute en raison du fait que Manama est à la fois le point d’ancrage de la Vème flotte américaine (Golfe arabo-persique/Océan Indien) et un défouloir absolu aux Saoudiens en week-end.

    Une fonction exercée auparavant par Bagdad, au pus fort de la guerre irako-iranienne (1980-1989) où des dizaines de limousines jonchées la chaussée Bagdad-Bassorah-Koweït, les samedi matin, la fin du week-end en pays d’Islam, carcasses éventrées, tribu payé aux beuveries inconsidérées des ressortissants du Golfe.

    Un positionnement qui explique sans doute que les troubles de Bahreïn, en 2011, ont donné lieu à la première intervention militaire saoudienne hors de ses frontières depuis la fondation du Royaume en 1929. Mais un choix qui constitue une insulte à tous les fêtards invétérés.

    Bahreïn est en effet relié à l’Arabie saoudite par «La chaussée du roi Fahd» (King Fahd Causeway, un ensemble de ponts et de digues, qui permet de relier Dhahran à Manama, villes distantes d’une cinquantaine de kilomètres, en moins d’une heure. Dans le langage populaire la chaussée, longue de 25 kilomètres, est désignée, ironiquement, par le Pont «Johnny Walker». Contrairement à l’Arabie saoudite, le commerce et la consommation des spiritueux ne sont pas prohibés à Bahreïn.

    À l’avenir, une deuxième infrastructure parallèle à la première accueillant une voie ferrée devrait y être construite dans le cadre du «Gulf Railway», en projet pour un coût de 5 milliards de dollars. Un troisième pont «Le pont de l’Amitié» devrait relier Bahreïn au Qatar. La longueur totale de cette connexion autoroutière sera de 45 kilomètres pour un coût estimé de 2 milliards de dollars. À coup sûr, ce pont s’appellera pour les mêmes raisons «Pont Jack Daniels».

    Défouloir, Manama n’est pas exclusivement un exutoire. Et le trafic Arabie saoudite-Bahreïn n’est pas à sens unique. Sur ce trajet, un convoi chargé de dynamite destiné à un attentat contre l’ambassade américaine à Riyad a été intercepté, en avril 2015, et 80 membres de Da’ech arrêtés.

    Manama, dépotoir, foutoir. La liste est longue des turpitudes de la monarchie à l’ombre de la Vme flotte américaine.

    Manama arrive au 8ème rang des villes bordels dans le Monde, selon une étude du «collectif contre la prostitution», dont voici le classement:

    1. Pattaya – Thailande
    2. Tijuana – Mexique
    3. Amsterdam – Pays Bas
    4. Las Vegas – États-Unis
    5. Rio de Janeiro – Brésil
    6. Moscou – Russie
    7. New Orléans (Louisiane)- États-Unis
    8. Manama – Bahreïn
    9. Macao – Chine
    10. Berlin – Allemagne

    L’étouffoir saoudien génère des fugueuses de tous acabits, tous azimuts en ce que les voies du Djihad Al Nikah peuvent emprunter divers chemins aussi bien vers le nord, la Syrie, que vers le sud, le Yémen, que vers l’Ouest où la sœur du prince Walid Ben Talal, Sara Bint Talal, une princesse pourtant de sang royal a quêté l’asile politique pour mettre à l’abri sa fortune et sa personne.

    Sur ce lien, le hit parade
    http://www.elbilad.net/article/detail?id=39641

    À propos de la prostitution des femmes marocaines dans les pétromonarchies:

    http://www.alquds.co.uk/?p=130864

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